Les haricots rouges, la compteuse et la conteuse

    « … Ce que j’ai vu au grenier, ce jour-là, quand j’ai voulu y aller, remplir mon petit sac de haricots rouges pour préparer la pâte anko… non, je ne veux plus vous le raconter…

…et puis j’ai tant affaire à remuer ma pâte, à écumer le sucre, au fond de la marmite…

— Akiko-san, nous vous le demandons, racontez-nous ! Vous pouvez bien tourner la cuillère et raconter…

— Tourner la cuillère et raconter ! Comme si les haricots ne réclamaient pas toute mon attention, tout mon amour et tous mes soins…

— Regardez donc, Akiko-san, comme ils sont sages au fond de la marmite, comme ils attendent et font silence dans leur écume qui se repose… ils veulent que vous racontiez, eux aussi, ils vous le demandent, vous voyez bien, Akiko-san !

—Eheh… eeto… Je raconterai si vous me promettez de ne pas rire, de ne pas m’interrompre, et de prendre au sérieux… 

— Akiko-san, Akiko-san, nous vous en prions, onegai shimasu, Akiko-san !

—Promettez de ne pas rire, de garder pour vous votre joie d’étourdis, et de considérer avec sérieux…

—Nous promettons, Akiko-san, tout ce que vous voudrez, nous promettons, mais racontez-nous, une fois encore, l’histoire d’Azuki-babaa…

—Non, non, la dernière fois, vous n’avez pas pu vous empêcher de…

—Mais pas cette fois, Akiko-san, c’est bien promis, nous resterons muets, cette fois, et nous méditerons sur votre histoire comme sur une sutra, Akiko-san, racontez-nous encore Azuki-babaa…

— C’était… non, je ne raconterai rien… je vous vois déjà sourire dans l’ombre…

—Tournez la tête, Akiko-san, vous ne verrez plus rien… Racontez, racontez, et ne vous occupez pas de lire sur nos visages les sourires qui viennent y flotter par hasard…

— Si vraiment vous voulez… mais vous avez promis…

— Promis, Akiko-san. Ne soyez pas avare de vos récits. Ils pourraient bien manquer, sinon, à l’ordre de ce monde. Est-ce que les récits ne sont pas, comme les haricots rouges, faits pour rouler et s’en aller au loin se semer dans les âmes… ?

— Eheh… dit la vieille Akiko, eeto…

Elle commença…

« Mukashi mukashi… il y a longtemps, très longtemps, j’étais alors toute jeune… j’allais avoir quinze ans.

C’était au soir d’un jour d’automne, et le monde était rouge, si rouge, rouge comme un immense haricot azuki…

Et pour célébrer ce soir rouge, si rouge, rouge, j’avais revêtu mon yukata de coton rouge à motifs de gouttes rouges, et j’avais noué par-dessus mon obi de soie rouge…

—Ne nous faites pas attendre, Akiko-san, racontez-nous la suite… ce que vous avez vu au grenier... au grenier !

—Au grenier ? Voilà, voilà… J’y vais… j’y vais… Ainsi vêtue de rouge, voilà que je monte au grenier, avec mon petit sac de toile rouge, pour prélever dans la récolte de haricots rouges autant de grains qu’il en fallait pour que ma mère puisse faire la pâte an, pour les gâteaux du lendemain, bien sûr, les gâteaux de mon anniversaire…

J’étais presque au dernier barreau de l’échelle, quand j’ai entendu qu’on râclait le plancher, au-dessus de moi. Quelqu’un grognait d’une voix rêche, épineuse comme un poteau plein d’échardes… quelqu’un qui frottait, qui frottait – shoki shoki – nos bons haricots azukis, comme s’ils n’avaient été – shoki shoki – que des cailloux dans le ruisseau…

J’ai eu peur… oh, peur ! Mais je ne me suis pas sauvée. Je suis montée tout doucement jusqu’à la porte de bois, et j’ai collé mon oeil sur une fente.

Elle était là.

— Qui donc, Akiko-san, qui donc était-là ?

—Azuki-babaa, bien sûr… Je ne sais pas comment elle était venue… je ne sais pas comment elle avait pris possession de notre grenier, mais elle était bien là, attirée, sans doute, comme une avare qu’elle était, bien loin de sa rivière, par la merveilleuse récolte de haricots rouges que nous avions eue cette année-là.

Oh, oui, c’était bien elle, avec ses cheveux de paille, son nez comme un piquet pour attacher les tiges d’azuki, sa robe blanche comme une eau écumante, et ses yeux rouges tout élargis d’avidité, c’était bien elle, l’horrible Azuki-babaa. Elle était accroupie sur le plancher devant un grand tas de haricots rouges, et elle les comptait, en les frottant dans ses mains, « shoki shoki… mille, mille un, mille deux… shoki shoki… mille trois…. » Elle allait à une vitesse incroyable, et bientôt voilà tous les haricots du grenier frottés et comptés… Je crois bien qu’il y en avait trente fois trente mille…

—Quelle récolte, Akiko-san !

—Une merveilleuse récolte, oui. Jamais nous n’en avons eu de plus belle… Mais Azuki-babaa avait déjà recommencé au début… et voilà qu’elle comptait à nouveau, frottant les haricots comme elle aurait frotté les pierres, dans l’écume des torrents : un, deux, trois…. shoki shoki, quatre, cinq, six… »

Et de nouveau, à toute vitesse, voilà qu’elle avait fini…

— Il m’en manque un, hurlait-elle, je ne me trompe jamais, il m’en manque un ! Je tuerai le voleur, je le tuerai ! 

C’était vrai qu’il manquait un haricot, j’avais bien remarqué la petite musaraigne qui était venue, dans un coin de la pièce, attraper son butin, aussi vite qu’Azuki-babaa comptait… C’était elle qui avait emporté le haricot…

— On m’a volé, hurlait la vieille, volé, volé ! Et elle s’était mise à recompter. Elle est si avare, si avare, vous savez, ce haricot dérobé, elle ne pouvait pas s’y résigner… Le plancher grondait et tremblait sous sa fureur, tandis qu’elle comptait et recomptait… Voilà que cette fois il en manquait deux… J’avais bien vu le petit pinson qui, tout au fond du grenier, était entré par le trou du pignon, et qui avait, aussi vite qu’Azuki-babaa comptait, emporté dans son bec un petit haricot…

L’onibabaa était maintenant dans une colère si terrible que le monde entier tremblait sur ses bases. Et voilà qu’elle comptait à nouveau, et qu’à nouveau il manquait un haricot… J’avais bien vu le haricot rouler par une fente du plancher, puis dévaler l’échelle, au bas duquel une poule l’avait ramassé.

Azuki-babaa furieuse, poussa d’un coup la porte. Comme j’étais vêtue de rouge dans le soir rouge, elle ne me vit pas.

Mais elle vit très bien le renard blanc qui montait lentement l’échelle, reposant ses neuf queues à chaque échelon, la gueule encore emplie de plumes blanches.

— Azuki-babaa-san, dit le renard, je t’ai entendu crier et maudire… Vieille avare, de quoi crois-tu donc avoir à te plaindre ? 

— Trois haricots, seigneur Renard, il me manque trois haricots, trois ! le compte n’y est pas, le compte n’y est pas ! Aidez-moi, Kitsune-sama, que la mort les saisisse, tous ceux qui m’ont volé, que le monde s’écroule, où ils se sont cachés !

—Trois haricots te manquent, vieille avare, et te voilà mauvaise et hurlante, prête à déchaîner le chaos, prête à susciter partout le tonnerre, la tempête, la misère… 

Où sont-ils donc, les haricots qui ont échappé à ta cupidité ? Tu veux vraiment le savoir ? Je vais te le dire, moi, où ils s’en sont allés…

La musaraigne t’en a volé un, l’oiseau t’en as dérobé un autre, et la poule t’a picoré le troisième… Moi, j’ai mangé la poule, la musaraigne a nourri ses petits, et l’oiseau envolé, laissant tomber son haricot dans la terre du jardin, a permis dans sa douce insouciance qu’il germe sous l’hiver, et repousse au printemps.

Ce n’est pas tout, car la jeune fille d’automne, cachée derrière la porte, et que tu n’as pas vue, parce que tes prunelles sont pâles comme l’envie, et tes pupilles distendues comme la cupidité, oui, la jeune fille d’automne vient de remplir son sac, a dévalé l’échelle, et s’est déjà sauvée à la cuisine, où sa mère préparera demain la pâte anko. Ce n’est pas trois, mais trois mille haricots rouges qui te manquent à cette heure. Et pourtant, sache-le, il ne manquera pas un haricot à l’ordre de ce monde. Car tous s’en sont allés, roulant, roulant, légers comme la vie, à leur place, à leur vraie place, là où l’on mange, là on l’on meurt, là où l’on sème, là où l’on se réjouit. Il n’y a que toi, vieille avare, il n’y a que toi, avec ta manie de compter et d’entasser, qui usurpe ta place, et je te chasserais, tu m’entends, vieille compteuse, je te chasserais moi-même à jamais, vieille avare, d’un coup de dent, de ce grenier que tu croyais hanter et posséder en paix, si tu n’étais pas si dure, dans ta sauce de cailloux, et si je ne savais pas, moi le renard, qu’on ne peut empêcher les haricots de rouler, de rouler, loin des fous qui les comptent et croient les posséder, de rouler comme la vie, pour prendre en ce monde leur place, leur vraie place, là on l’on se réjouit, là on l’on sème, là où l’on meurt, là où l’on mange !

Alors Azuki-babaa est devenue si petite, si petite, devant la grande colère du renard blanc, qu’elle a roulé comme un haricot, par le trou du pignon, jusqu’au fond du jardin, et puis roulé, roulé, roulé, jusqu’au fond des forêts, et puis roulé, roulé, roulé encore, jusqu’à la gorge étroite où hurle la rivière, là-bas, au fond de la montagne, qui s’est fermée sur elle. On dit qu’une tige de haricot toute blanche y pousse désormais, rêche et tordue, s’efforçant d’atteindre le ciel et retombant toujours sur les cailloux de la rive, lourde et gémissante.

Et que jamais, jamais, la pâte anko n’a été aussi bonne, dans la maison en joie.

Et nous, une fois encore, nous avons battu des mains et ri, si longtemps ri, de la sagesse malicieuse de la vieille conteuse. Sucrée-salée comme la pâte anko, qui n’est jamais meilleure que lorsqu’on la partage.

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11 commentaires pour Les haricots rouges, la compteuse et la conteuse

  1. jill bill dit :

    Ah superbement écrit, j’ai horreur des affreux compteurs, mais ce conte en parle si bien, merci !

  2. Aloysia dit :

    Quelle merveilleuse histoire, et avec quelle espièglerie, quelle vivacité elle est racontée ! Tu connais aussi le Japon comme tes poches, dirait-on, Carole !…

  3. almanito dit :

    Ravissante histoire qui devrait faire la une des journaux pour éventuellement semer l’idée de partage à toutes les tiges blanches qui devraient dormir en prison…

  4. pastelle dit :

    Oh que c’est joli ! 🙂

  5. M.D. dit :

    Quelle vilaine compteuse avare ! Mais toi, quelle superbe conteuse tu fais !

  6. Alain dit :

    Dans un monde où l’on compte sans cesse, un joli conte poétique permet encore de rêver.

  7. Superbe conte moral …
    Sorti de votre propre imagination ou s’agit-il d’un conte japonais existant que vous auriez « traduit » pour nous ?

    • carole dit :

      Sorti de mon imagination… mais après beaucoup de lectures japonaises.
      Le jeu de mots compteuse / conteuse ne fonctionne pas en japonais, je dois l’avouer ici, c’est le détail qui me trahit !

  8. mansfield dit :

    Un beau conte où ton savoir faire d’écrivain s’adapte parfaitement au style japonais! bravo

  9. Quichottine dit :

    Merci pour ce merveilleux conte… j’ai adoré !

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