La brouette

Le costume le gênait. Pourquoi est-ce qu’on lui imposait ça ?

Un manteau de Père Noël, une barbiche en nylon, et une capuche fourrée, et puis… et puis quoi encore ? Est-ce qu’il était le Père Noël, lui, un simple livreur ?  Intérimaire, en plus. Engagé pour la semaine et rien d’autre. Même pas un vrai livreur.

Mais c’était le costume ou la porte, pas moyen de discuter. « Tu livres les paquets pour que les gens les aient à Noël, alors t’enfiles le costume et tu la fermes. »

Il avait chaud, là-dedans, chaud à n’en plus pouvoir. Il n’avait jamais supporté les tissus synthétiques, ça lui irritait la peau, ça le faisait transpirer, il se sentait nerveux, agité et bizarre, dans ce machin en acrylique. Même la nuit, ça le poursuivait. Il avait mal dormi… Oh, ce cauchemar qu’il avait fait, ce cauchemar…

Il était dans le froid, sur un chemin enneigé, tout seul sur une pente désertique, sous un ciel gris et bas, habillé en père Noël, exactement comme maintenant. Le col du manteau le grattait, le bord des manches l’irritait, la fourrure de la capuche le faisait transpirer, la barbiche lui donnait des boutons, et il poussait une brouette. Une énorme brouette dont le poids devenait si terrible, à mesure qu’il avançait, qu’il ne parvenait presque plus à la pousser, et qu’elle menaçait sans cesse de l’écraser. Enfin il avait réussi à la coincer derrière le tronc d’un arbre, et il avait pu en examiner le contenu. Il avait découvert, tout au fond, à la place des monceaux de cadeaux emballés de papier coloré qu’il croyait transporter, qu’il n’y avait plus qu’un tout petit tas terne de paquets minces et étroits comme des dossiers administratifs. Des paquets emballés dans du papier Kraft, sans adresses, avec de simples étiquettes d’écolier où de sa propre main il avait noté, en italiques violettes et tremblotantes : « Soucis », « déceptions », « dettes », « divorce », « factures », « chômage »…

Un cauchemar insensé, dont il n’était pas parvenu à se défaire. Il avait bien essayé de se réveiller, de changer de rêve, de remettre dans la brouette, de toute la force de sa volonté de dormeur, de vrais paquets de Noël à livrer à de vraies adresses… mais ça n’avait servi à rien. Alors au moins il avait tenté d’effacer du décor cette pente enneigée et glissante, de changer la brouette en camionnette… Enfin il avait essayé toutes les ruses qui d’habitude l’aidaient à passer d’un rêve à l’autre, ou du rêve au réveil, mais là, non, rien à faire, le cauchemar s’était installé. De tout son poids. Le tronc qui lui avait permis une petite halte avait bientôt cédé sous la pression du fardeau, et la brouette avait recommencé à vouloir dévaler la pente, à le menacer. Il avait continué longtemps, longtemps, à la pousser, ou plutôt à tenter de la retenir, épuisé, transpirant et glacé, sans espoir, dans son costume insupportable…

Le genre de rêve idiot qu’on fait de temps en temps, et dont on ne peut plus sortir. Le genre de cauchemar qui finalement ressemble à la réalité comme une grimace à un visage usé.

Bon, maintenant, il était bien réveillé, le cauchemar était loin derrière lui. Au volant de la camionnette, sur la route qui filait dans la pluie de décembre, vêtu en père Noël bon marché, il avait chaud, trop chaud, mais c’était mieux que le froid et la neige qui l’avaient assailli dans les profondeurs de la nuit.

La tournée du jour allait bientôt se terminer. De cette semaine de livraisons il viendrait à bout, avec l’indispensable chèque qui l’aiderait à rebondir. La brouette, les paquets emballés de Kraft, les étiquettes à malheur, brr… comment est-ce qu’il avait pu imaginer cela ? Alors même que tout roulait si bien pour lui, qu’il venait de décrocher ce petit contrat, le premier depuis des mois, qui certainement en entraînerait d’autres, et qui au moins serait renouvelé au prochain mois de décembre, s’il avait fait l’affaire. Alors pourquoi ? Il faut croire que le cerveau s’amuse à nous jouer de mauvais tours, la nuit, quand on est sans défense. Qu’un obscur démon intérieur nous pousse à retomber, quand on a commencé à grimper un peu…

C’était pourtant un bon petit job, qu’il avait trouvé là. Même avec le costume. Ce qu’il aimait bien dans ce métier de livreur de Noël, c’était qu’au moins, il faisait plaisir aux gens.

Il y en avait pas mal qui guettaient derrière les rideaux quand il s’arrêtait, et qui se précipitaient au premier coup de sonnette. Merci, merci, merci ! il n’avait jamais eu droit dans sa vie à autant de mercis.

Quelquefois, quand les clients étaient absents, il laissait le paquet dans la boîte aux lettres, ou sur le seuil de la porte, ou chez un voisin, selon les instructions. C’était moins plaisant, mais il n’oubliait jamais de laisser avec le paquet la petite carte de voeux sur laquelle la Maison remerciait, elle aussi. Merci, merci, merci ! … A lui aussi, ça lui faisait plaisir, de dire merci aux clients… Un bon petit job. Franchement. Il n’y en avait pas tant, des boulots à mercis…

Et il était déjà sûr de décrocher un autre contrat, vu que la Maison recherchait des sous-traitants comme lui, possesseurs d’un véhicule adapté, et qu’ils n’étaient pas si nombreux, dans le pays, ceux qui avaient une camionnette correctement assurée, et un permis valide – sans parler du contrôle technique…

Sûr certain.

A condition évidemment de ne pas faire d’erreur. Parce que le patron l’avait bien spécifié : une seule erreur, et on te remercie. La Maison ne peut pas se permettre une erreur, pas une seule, tu m’entends bien, pas une seule, sur les livraisons de Noël.

Une erreur ? Il n’en ferait pas, pourquoi est-ce qu’il irait faire une erreur ? Il avait ses fiches, il était méthodique et soigneux, il prenait le temps de vérifier les adresses… Il aimait ce boulot, en somme, et il le faisait très bien.

Oui, ça lui plaisait… c’était un boulot de ce genre qu’il avait eu en vue, quand il avait racheté la camionnette à Raymonde, le mois dernier, juste après le décès de Jean-Paul.  Ce qui lui plaisait, aussi, c’était, à mesure que la tournée avançait, que le soir approchait, ce sentiment qu’il avait d’être de plus en plus léger. Au début, le matin, après le chargement, le véhicule était lourd, lent, obscur aussi, avec ses vitres obstruées de cartons. Puis peu à peu la camionnette s’allégeait, s’éclaircissait, se mettait à gravir gaillardement les côtes, les descendait avec grâce. Un vrai bonheur, cette impression chaque jour d’aller de la lourdeur à la légèreté, d’avancer derrière son volant vers une forme de liberté.

Non, la seule chose qui n’allait pas, dans le job, c’était ce costume ridicule. En synthétique. Insupportable. Et ridicule. Au moins gênant. Parce qu’il connaissait tout le monde, dans le coin. On pouvait tout à fait le reconnaître, dans sa camionnette, et se ficher de lui. C’était un coin à chômage où on en avait vu d’autres, où tout le monde pouvait comprendre, mais quand même… Un accoutrement pareil… La barbe, les cheveux de fil blanc, ça ne cachait pas si bien que ça le visage, il essayait toujours de déguiser sa voix, de chevroter un peu en parlant aux clients, mais la camionnette, même vieille et banale, était connue, dans le coin, et pas mal de gens le savaient, qu’il l’avait rachetée à Raymonde.

La petite Dubreuil l’avait très bien reconnu, par exemple, et elle avait pouffé, tout à l’heure, quand elle avait ouvert la porte et qu’il lui avait confié le paquet que sa mère avait commandé. Elle irait le raconter à ses copines, qui le raconteraient à leurs copains, qui le raconteraient à leurs parents, qui le raconteraient à leurs copains, qui et qui… enfin ça ferait le tour de la vallée, tout le monde rigolerait, sûr qu’on l’appellerait papa Noël quand il retournerait faire sa partie de cartes chez Lili.

Bon. Tant pis, il n’était pas le premier chômeur à être obligé de faire le mariolle pour gagner sa croûte… Tout le monde en passait par là, un jour ou l’autre, et même ceux qui n’avaient jamais connu le chômdu, et qui se croyaient malins, avaient à subir parfois de bien pires avanies. 

La petite Dubreuil était une sotte, et lui, de toute façon, il l’avait finie, sa tournée du jour. Ou presque. Il ne restait plus qu’un paquet à livrer. Un gros paquet particulièrement volumineux, d’accord, et à livrer particulièrement loin, mais rien qu’un.

Pour Michel, évidemment. Il n’y avait que Michel, ici, qui pouvait se permettre de se faire livrer un colis pareil au bout de la route des Ecobuts qui était ici comme le bout du monde. Un cadeau pour sa fille, d’après l’étiquette d’expédition. On en avait assez parlé, dans les journaux, de cette petite Ambre-Lou qu’il était allée adopter, avec sa nouvelle femme qui était si blonde, en Asie, ou en Afrique, peut-être même en Inde, enfin on ne savait plus bien. En tout cas, il y en avait eu, des photos, des pleines pages, et des articles, et des touits. Parce qu’ils ne pouvaient pas avoir d’enfants – et aussi parce que Michel, c’était vraiment un brave gars, généreux et tout. Enfin, d’après ce que disaient les journaux. Personne ne le fréquentait, dans le pays, même si tout le monde faisait semblant de bien le connaître. D’ailleurs on ne le voyait pas souvent dans sa propriété. Il venait juste quelques jours l’an, entre une virée à Los Angeles et un séjour à Gstaad, pour recevoir, organiser des fêtes de campagne, parfois même répéter avec son orchestre de dingues et de drogués.

Tiens, voilà qu’il passait devant chez Linda. Pas de paquet à livrer chez celle-là, bien sûr. Pauvre Linda. Elle galérait dur pour élever sa petite, Linda, comment est-ce qu’elle s’appelait, déjà, sa gosse, à Linda. Mélissa, Mélitta… Mélina… le nom lui échappait. Ce n’était pas Ambre-Lou, en tout cas… Une gosse qui n’aurait pas grand chose sous le sapin, elle, même pas de sapin sans doute… pauvre petite… Bah, la Croix-Rouge ou le Secours avaient bien dû leur arranger quelque chose, à ces deux-là, ils aident, à la Croix Rouge, ils organisent des Noëls… Encore que… il aurait fallu pouvoir aller jusqu’à Bourg, et Linda n’avait pas pu faire réparer sa vieille bagnole, encore moins en acheter une autre, même avec la prime à la casse… En car, quand même, elles auraient pu ? Ah, le car, c’est vrai qu’il ne passait plus au Hamel depuis l’an dernier avec la restructuration des lignes… Deux, trois passagers par jour maximum entre Le Hamel et Bourg, ce n’était plus rentable. Le car filait par la nationale, maintenant, cinq minutes de gagnées sur le trajet, il ne faisait plus le détour par le Hamel. Elles devaient aller le prendre à pied à Grimont, sans doute, maintenant, trois kilomètres… fallait bien. A pied, à vélo, dans le froid, c’est comme ça. La poisse d’habiter au Hamel sans voiture et de ne pas pouvoir habiter ailleurs avec le prix des loyers maintenant. Le sort, le mauvais sort, la grande Poisse – le destin, comme on dit.

Il se demanda ce qu’il en pensait, l’Autre, de tout ça.

Le boulot, c’est sûr, à l’Autre aussi, ça devait bien lui plaire. Le traîneau, les rennes, merci, merci, merci, et hop, hop, hop, au galop, de plus en plus léger à mesure que les mercis s’accumulaient…

Mais le reste. Le reste, hein, cette poisse de donner trop à ceux qui avaient trop et rien à ceux qui n’avaient rien – comme ça pas autrement, ne rien y pouvoir, livrer comme tout était écrit. Le reste, quoi, cette histoire de destin, la Maison qui décidait de tout à l’avance, et aucune erreur ne sera tolérée… qu’est-ce qu’il pouvait bien en penser, l’Autre ?

Est-ce qu’il n’en avait pas marre, à la fin, d’être pour les gosses la première incarnation de la Veine ou de la Poisse, la première manifestation du destin ?  Parce que c’était bien ça, non, l’idée ? Des beaux cadeaux pour les enfants des riches, et rien pour ceux des miséreux, comme s’il fallait que dès tout petit chacun apprenne bien sa place en ce monde… Et lui, l’Autre, pauvre gars, qui s’usait la santé avec son renne à son âge depuis toutes ces années, à parcourir les chemins glacés juste pour que la Poisse soit la Poisse et que la Veine soit la Veine, et que le destin soit le destin… Hein, qu’est-ce qu’il en pensait, lui, l’Autre, de tout ça ?

Bah. Des bêtises, le père Noël, les souliers, la cheminée… si les gens voulaient qu’on y croie, à ces bêtises, s’ils les faisaient croire à leurs enfants, c’était leur affaire. Lui, il n’avait pas à le savoir, lui, il livrait. Il livrait point. Il faisait son boulot. Point et pas de suspension. D’ailleurs l’Autre, en y réfléchissant, c’était forcément comme ça qu’il les voyait, les choses. Sinon il n’aurait pas pu depuis toutes ces années passer devant chez des milliers de Linda et ne jamais s’arrêter. Boulot boulot boulot, il se disait, l’Autre, comme lui aujourd’hui, boulot boulot boulot, je fais mon boulot point sans virgules. Le destin c’est pas moi, les commandes et les adresses, ça ne regarde que la Maison, moi je livre point. Sans jamais de parenthèses.

Formidable, ça, d’ailleurs. Quand on y pense. C’est tellement sacré, le boulot, que du moment qu’on fait bien son boulot, tout ce qui est injuste devient juste. Du moment qu’on fait ce qu’on doit. Sacré invention, quand on y pense, la conscience professionnelle, qui prend la place de la conscience tout court, et voilà que c’est tout naturel, et qu’on conduit la camionnette pour livrer chez Michel des cadeaux d’un quintal, et que le vieux traîneau tiré par les rennes ne s’arrête pas pas du tout pas du tout devant chez Linda qui habite dans un détour pas rentable et qui a une petite dont personne ne sait plus bien le nom…

Mais qu’est-ce qu’il avait donc à ruminer comme ça ? Ce n’était pas son habitude. Pas le genre révolté, lui, jamais de la vie, il voulait s’en sortir, il ne perdait jamais son temps à réfléchir à des inepties. C’était le costume, sûrement, le costume, qui le grattait, l’irritait, l’échauffait. Tout était à cause du costume qui lui tapait sur les nerfs, qui le mettait dans un état. A ne plus savoir à ne plus pouvoir.

Vivement qu’elle se termine, à la fin, cette satanée tournée. Qu’il enlève le costume, qu’il prenne un bain pour reposer sa peau.

Bon, bon, patience, du calme ! il ne restait plus qu’un paquet à livrer. Ensuite, la camionnette serait tout à fait vide et légère. Et lui, il serait libre. Libre, jusqu’au lendemain, où les livraisons reprendraient. Un seul paquet !  A livrer chez Michel où on lui donnerait de beaux pourboires en plus des mercis. Où la petite se prendrait en selfie avec lui papa Noël qui sourirait.

Michel… enfin, on se comprend, dans le pays… les gens l’appellent Michel pour rire, parce qu’il est riche et célèbre, et que ça les amuse de l’appeler par son petit nom comme s’ils étaient potes…  Mais Michel, en fait, c’est un nom long comme ça, américain et tout, c’est une célébrité. Pas n’importe qui. Et il l’a mérité, son argent. Par son talent. Chez Michel, il allait le livrer, le plus gros paquet, en costume, comme il se devait. Chez Michel, on lui donnerait un pourboire qui en vaudrait la peine. Il y avait de l’argent à se faire, finalement, en faisant le pitre dans un costume rouge, du moment qu’on pouvait livrer chez Michel.

Michel… ce n’était pas lui qui aurait pu s’enfermer dans le cauchemar de la brouette. Quels cauchemars il faisait, lui, Michel ? Certainement que les gens riches et célèbres font des cauchemars de gens riches et célèbres, alors que les pauvres font des cauchemars de pauvres. Certainement qu’il faut toujours qu’on en fasse, des cauchemars, qui qu’on soit, où qu’on soit, sur l’échelle de corde du destin qui vous balance au vent. Mais certainement aussi que ce ne sont pas les mêmes, si on est bien solide harnaché sur l’échelle ou mal accroché sur la corde qui file…

Et Linda, quels cauchemars elle faisait, Linda ?  Et la petite ? Elle devait déjà en faire, des cauchemars, elle aussi, la petite.

Pourtant, si Michel l’avait su, il aurait suffi de le lui dire, il ne pouvait pas s’en douter,  Michel, que Linda était pauvre, qu’elle avait une petite. S’il avait su, si seulement on le lui avait dit, il aurait fait un geste pour la petite. Sûr. Sûr certain. Il aurait fait envoyer un paquet à l’adresse de Linda qui n’avait pas de voiture pour aller le chercher. Un petit paquet. Avec une photo de lui sympa, et de vieux jouets encore tout neufs de sa chère Ambre-Lou. Un petit paquet bien enrubanné que les paparazzi auraient photographié grimpés sur les murs du jardin et braquant leurs canons d’objectifs, et qui aurait été en plein page couleur avec le sourire de la petite dans Pira-Match.

Il allait en parler, après le selfie avec Ambre-Lou, de Linda, il allait demander à parler à Michel, il allait expliquer, c’était pas compliqué, d’arranger un peu le destin, quand on voulait, il allait…

Soudain – mais qu’est-ce qui lui prenait, qu’est-ce qu’il avait ? ça devait être à cause du costume, qui le grattait, qui l’échauffait, qui le rendait si nerveux, si bizarre, jamais il n’avait imaginé de faire ça, qu’est-ce qui se passait en lui ? qu’est-ce qui lui prenait ?Soudain, au lieu de prendre à droite pour aller tout là-bas chez Michel, il s’engagea à gauche sur la route des Bus.

Et au bout de la route des Bus, au lieu de tourner à droite pour rattraper la route de Collange, il avait comme un imbécile pris à gauche encore la mauvaise route, la route de la Noue Nozay qui passait par le Hamel…

Et voilà qu’il s’était encore retrouvé devant chez Linda. Et que comme un idiot, au lieu de repartir vers chez Michel, alors qu’il était déjà en retard, il s’était arrêté.

Arrêté.

Et qu’il avait ouvert la portière coulissante, et qu’il avait attrapé en vitesse, avant d’avoir le temps de bien s’en rendre compte, qu’il allait le regretter amèrement, qu’il allait le regretter pour toujours… qu’il avait attrapé en vitesse – pourquoi donc ? pourquoi donc ? Qu’est-ce qui lui avait pris ? Ça avait dû lui venir du costume…

Qu’il avait attrapé le paquet destiné à Ambre-Lou, et qu’il avait raturé l’adresse sur l’emballage, pour écrire à la place avec son feutre celle de Mélissa, Mélinda… Mé… tant pis, il finirait en rature, elle comprendrait quand même.

Et qu’il l’avait déchargé et roulé avec peine, au long de l’allée mal goudronnée, cet énorme coli, à l’aide de ce diable qu’il avait toujours à l’arrière et qui lui servait pour les fardeaux les plus lourds.

Et qu’il avait sonné… et qu’il avait laissé le paquet sur le seuil avant que Linda lui ouvre…

Et qu’il s’était enfui.

Et que la petite, qui avait posé son joli petit visage contre la fenêtre givrée, avait vu son costume rouge de Père Noël galoper comme un renne sur le chemin obscur.

Et qu’elle avait battu des mains comme dans un rêve, derrière les grands dessins que le givre emmêlait sur la vitre glacée.

Et que personne ne lui avait dit merci, mais qu’à coup sûr il allait être remercié.

Et qu’il allait le regretter amèrement, le regretter sa vie durant.

Et qu’il le savait déjà.

Mais qu’il s’en foutait.

Parce que la camionnette, légère, légère et emportée au loin, descendait comme un vrai traîneau de Noël la côte des Ecobuts.

Parce que ça lui avait vraiment fait plaisir, de faire ce que l’Autre n’avait jamais osé faire.

Parce que lui, il les avait dénoué, au moins, pour une fois, les sales fils du destin. 

Parce que ça ne servait à rien du tout, que tout se retricoterait aussitôt comme c’était décidé, que Linda n’en serait pas moins pauvre et que sa gamine n’en serait pas moins anonyme, mais qu’il avait complètement oublié ce cauchemar qui l’avait écrasé, la nuit d’avant, de tout son poids de brouette…

Parce qu’il en était sorti, qu’il n’y avait pas moyen de s’en souvenir, maintenant, de ce mauvais rêve où il s’était trouvé enfermé, alors que tout à l’heure… mais c’est ça les cauchemars, avec un peu de volonté on les renvoie là d’où ils viennent.

Et parce que ce costume, finalement, ce costume qu’elle avait aperçu quand elle avait regardé à la fenêtre, il lui tiendrait bien chaud au coeur, à la petite de Linda, derrière sa fleur de givre, dans le long froid de la nuit qui venait.

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8 commentaires pour La brouette

  1. jill bill dit :

    Un faux père Noël qui joue les vrais… le costume ne fait pas tout, il a du coeur ce pauvre-là, car oui, pas bien riche, même avec ce job saisonnier ! Certes… répréhensible avec le colis d’un autre, mais bon… la vie de beaucoup ressemble à cette brouette d’emmerdes… Bon Noël la terre ! 😉

  2. almanito dit :

    On devrait remplacer l’ancien père Noël par celui-ci, ça doit être possible. C’est juste la volonté qui manque…

  3. Aloysia* dit :

    Un joli conte de Noël, où le coeur l’emporte sur la raison ! Oui, que faire en costume de Père Noël je vous le demande bien… ?!

  4. Alain dit :

    Les chemins de la vie ne nous emmènent pas toujours dans le sens qui a été prévu ou imposé. On peut bifurquer sans souvent sans rendre compte. L’inconscient fait parfois bien les choses…

  5. mansfield dit :

    Ah Noël et son cortège des possibles, c’est ça la tradition, le mythe du père Noël, que les voeux ne soient pas uniquement pieux!

  6. Quichottine dit :

    Tu as écrit là un merveilleux conte de Noël… j’ai adoré.
    Et puis, qui sait, si le Père Noël existe vraiment, celui-ci, tellement humain, ne perdra pas son travail.
    Merci pour tout, Carole. Passe une douce journée.

  7. La Baladine dit :

    Beaucoup de tendresse, un peu de cruauté, un conte de Noël réaliste, mais pas amer… Juste saisissant 🙂

  8. polly dit :

    Comme un justicier ce père-noël qui se gratte et qui cauchemarde. J’apprécie ta réflexion sur la conscience professionnelle… c’est ainsi qu’on nous tient.

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