Porte palière

Une porte palière acoustique, voilà ce qu’il aurait fallu. Une porte a-cous-tique. En plus des boules Quies et du casque où elle avait mis à fond « The Wall ».

Des murs épais, entièrement tapissés de liège. Des plafonds à triple couche de polystyrène. De la moquette de laine. Des fenêtres quadruple vitrage. Mais, surtout, une porte palière acoustique.

Pour résister.

Elle était sortie plusieurs fois pour vérifier d’où ça venait. Aucun doute n’était permis. Le voisin de palier à gauche de l’ascenseur. Le grand brun à lunettes qui avait l’air timide. Elle n’aurait jamais cru. Cétait bien lui pourtant. L’imbécile qui.

Ce bruit ! Un bruit… bien au-delà du bruit. Un vacarme inconcevable. Sono. Bavardages, éclats de rire, cris et chansons. Il ne s’en faisait pas, le grand brun. Avec son air timide. Et dire qu’il rougissait chaque fois qu’elle le croisait dans l’ascenseur. Et qu’elle le trouvait mignon quand il rougissait.

Déchaîné, en fait, complètement cinglé, le grand brun timide. 

Une porte palière isolée et blindée. Voilà ce qu’il aurait fallu. Bourrée de mousse polyéthane et bordée de caoutchoucs spéciaux. Prise entre plusieurs murs épais.

Une porte-palissade.

Un rempart.

Des remparts. Imbriqués les uns dans les autres.

Entièrement tapissés de liège. Avec des plafonds à triple épaisseur de polystyrène. De la moquette de laine sur le plancher acoustique. Des fenêtres quadruples vitrages. Et, surtout, une porte absolument étanche, sans une fente, énorme, acoustique et sophistiquée. Le modèle pour zone aéroportuaire. Pour base de lancement, pour centre spatial. Celui qu’on vend à Kourou.

Une porte comme une muraille. Infranchissable. Contre laquelle le bruit en serait réduit à se cogner, à rebondir et à mourir, vaincu. Comme un pauvre insecte vrombissant.

Peut-être qu’avec tout ça elle aurait pu tenir. A condition bien sûr d’avoir les boules Quies et le casque, avec The Wall à fond.

Mais sa chambre était ce qu’elle était. Une boîte mal bâtie dans un immeuble de travers, où tous les sols penchaient, où les huisseries ne s’ajustaient plus à rien.

Une boîte en carton. Etroite et mal isolée, avec ses murs en placo, et cette porte absurde, scoliotique et et déglinguée, qui laissait passer tout l’hiver par ses fentes. Et le bruit. Le bruit infernal que faisait le voisin. Un joli brun d’habitude silencieux et timide. Mais qui avait cru bon d’inviter ce soir-là une bande de fous hurlants.

Juste à un moment où il était strictement impossible de s’enfuir.

Car où aurait-elle pu s’en aller, toute seule, un soir de réveillon, quand tous les restaurants avaient monté leurs prix, que les cinémas affichaient complets, que les trains ne partaient plus, que les bars s’emplissaient d’ivrognes champagnisés, que les magasins, les bibliothèques et même les parcs étaient fermés…  enfin, que le monde entier se partageait entre lieux de fête et rideaux de fer tagués tirés sur des vitrines obscures, qu’il faisait un froid de loup sibérien, où donc, où donc, où donc aurait-elle pu aller se réfugier ?

Quelle idée stupide elle avait eue, de résister aux sollications inquiètes de ses parents, aux propositions vagues de ses quelques amis, quelle idée, de faire ce choix absurde de rester dans sa chambre d’étudiante, toute seule, à piocher ses cours, parce que les partiels approchaient et qu’elle tremblait d’échouer.

Dans quel traquenard elle s’était jetée ! Prisonnière, voilà ce qu’elle était, maintenant. Prisonnière. Prisonnière de la sono du voisin, de ses amis hilares et alcoolisés, et plus encore peut-être, de ses nerfs exaspérés, de son incapacité à s’abstraire du fracas.

Prisonnière.

Sans issue aucune.

Car comment aurait-elle pu faire cesser ce bruit ? Aller tambouriner pour se plaindre ? Un soir de réveillon ? 

Les soirs de réveillon il est admis qu’on s’amuse à grand bruit, non ?

Du reste elle n’aurait pu compter sur l’aide d’aucun voisin. Tous étaient partis, les étudiants dans leurs familles ou chez leurs amis, les autres au restaurant ou en boîte, en vacances ou on ne savait où. Tous envolés. C’était assez incroyable, mais, à l’exception d’elle et de la foule insensée qui s’était réunie chez le voisin, l’immeuble paraissait complètement vide.

Il y avait bien la mère Maës, au second, qui avait dû rester devant sa télé. Il lui avait semblé, tout à l’heure, avant le fracas du voisin, entendre la télé de la mère Maës. Mais on ne pouvait pas compter sur la mère Maës : elle était sourde, complètement sourde, à en juger par le volume auquel elle était capable de monter sa télé. Et puis elle avait son amoureux avec elle, la mère Maës, elle l’avait vu se faufiler dans le hall, à midi, quand elle était revenue de la boulangerie. Un vieil homme qui passait la voir tous les après-midis. Aussi sourd qu’elle à ce qu’il semblait. Mais apparemment ils arrivaient à trouver des choses à se dire, tous les deux. Ou au moins ils regardaient la télé ensemble, à essayer de deviner à deux les mots qu’ils n’entendaient plus.

Pas moyen d’embaucher ces deeux-là pour se plaindre, quoi qu’il en soit.

Face au fracas infernal qui débordait de l’appartement d’en face pour rouler jusqu’à elle, elle était seule et désarmée. 

Si seulement elle avait eu, au moins, pour la séparer du couloir, une porte palière digne de ce nom, une palière palissade, au lieu de cette passoire de contreplaqué tordue qui semblait amplifier cruellement chaque bruit. Si seulement…

Plus tard, quand elle aurait enfin réussi ses examens, qu’elle serait installée, elle aurait, elle se le jurait solennellement ce soir de réveillon, elle aurait un appartement où tout serait pensé pour étouffer le bruit, un logement tapissé de liège et de polystyrène, avec des vitrages modernes et hermétiques fermés d’épais rideaux. Une oasis de silence, où seuls auraient droit de cité les musiques raffinées qu’elle se choisirait. The Wall. L’adagio d’Albinoni. Les Suites pour violoncelle seul de Bach. Nina Simone.

En aucun cas le hard-metal démentiel du voisin.

Et elle aurait une porte, oh, une porte palière, le comble des portes palières, une porte qui serait, face aux assauts du couloirs, comme une muraille infranchissable.

En attendant, si seulement elle avait eu une vraie porte, même ordinaire, mais étanche. Si seulement.

Mais elle serait stoïque, Sto-ï-que. Elle tiendrait, elle passerait la soirée sur ses livres, à annoter, à surligner, à recopier, à travailler. Tra-vail-ler. Au rythme des basses dévoyées du voisin. Dans un effort de concentration héroïque, elle consacrerait au travail cette soirée que tant d’imbéciles, à l’autre bout du couloir, gaspillaient dans l’alcool et l’agitation stérile.

La soirée… ou la nuit.

Car dormir, il ne faudrait pas y songer.

Le bruit rend fou. Elle avait toujours détesté le bruit, mais maintenant, elle le savait : le bruit rend fou. Le bruit est une torture. L’invasion de l’autre à l’intérieur même de notre territoire mental, qu’il occupe en conquérant brutal et réduit à néant.

Et penser que, désormais, grâce aux prétendues miracles de la technologie, à chacun est offerte la possibilité de torturer son voisin avec des machines à son. Des brodequins à bruit. Penser que n’importe quel idiot, n’importe quel garçon brun effacé tout juste bon à rougir dans une cage d’ascenseur, peut se transformer en démon, se faire le bourreau d’un immeuble entier, d’une rue, d’une ville, simplement en s’achetant des enceintes et en poussant le son. Comment de tels appareils pouvaient-ils rester en vente libre ?  Comment n’avait-on pas encore inventé la limite de bruit, comme il y a la limite de vitesse ? Le régulateur de son, comme il y a le régulateur de vitesse ? Comment les tortionnaires du bruit pouvaient-ils encore échapper à la loi ?

Car, enfin, depuis combien de temps ça durait, maintenant, ce raffut ? Ça avait dû commencer vers 20 heures. Et il était… au moins 23 heures. 23 heures ! Trois heures au moins s’étaient déjà écoulées, dans les transes de l’énervement, dans ce fracas qui martelait son cerveau. Et elle n’avait encore revu que les deux premières pages du chapitre 4, que d’ailleurs elle avait très mal comprises

C’était dingue. Qu’un goujat du nouvel an lui emplisse le cerveau de son vacarme et qu’elle, elle cesse d’avoir une volonté propre. Dingue, quand on y pensait, que par le bruit quelqu’un puisse ainsi prendre possession d’une pensée, d’une  résolution, d’un monde intérieur précieux et délicat.

Elle allait lui faire voir, à cette ordure.

Elle allait se venger.

L’ascenseur. C’était une idée, l’ascenseur. Une très bonne idée. Le martellement de la batterie, finalement, n’avait pas tout à fait éteint son sens de la répartie méchante, ni ses capacités tactiques.

Elle allait prendre exprès et sans cesse l’ascenseur grinçant. Monter, descendre, monter, descendre, dans le grincement des poulies et le ronflement du moteur.

La cage d’ascenseur donnait juste sur l’arrière de l’appartement du voisin indélicat. Les murs vibreraient, les placards trembleraient, les planchers vacilleraient, ça finirait par leur chatouiller la moelle épinière, jusqu’au coeur de chaque nerf, à tous ces frénétiques rockeurs qui n’entendaient plus rien, et riaient aux éclats en buvant on ne sait quoi – sans même parler de ce qu’ils avaient sûrement fumé.

Elle sortit sur le palier, appuya sur le bouton lumineux. La cage de fer, poussive, grinçait d’effort et ronflait d’épuisement. Et la vibration remuait dans les murs de sinistres fêlures.

Soudain, elle se rendit compte de quelque chose : l’ascenseur, justement…

L’ascenseur, c’était ça qui clochait… Elle avait depuis le début le sentiment que quelque chose clochait dans ce chaos… et ce qui clochait, c’était précisément l’asecnseur…

L’ascenseur. Elle ne l’avait pas entendu fonctionner une seule fois, dans toute cette soirée si diaboliquement animée.

Le vacarme était infernal, certes, mais l’ascenseur produisait à chacun de ses passages, par un de ces mystères du son qu’elle n’aurait pas su expliquer, une telle vibration dans les parois du petit placard où tremblaient ses deux assiettes et ses deux verres, qu’il aurait été impossible de ne pas le remarquer. C’était même ce phénomène étrange et qui constituait, en temps habituel, la pire nuisance de cette chambre minable, qui lui avait donné l’idée de sa vengeance raffinée.

Or… or la vibration de l’ascenseur n’était jamais, durant ces trois longues heures, venue se mêler à la torture du bruit de la fête effrénée du voisin. Jamais.

C’était bizarre. Une telle fête, si déjantée, si arrosée… il fallait bien supposer que les visiteurs, au moins dans les premiers moments, s’étaient entassés ou succédé sans répit dans l’ascenseur. Qu’ils étaient montés dedans en grappes débordantes, poussant le vieil appareil aux limites de ses possibilités, dans un grincement de désastre. Pouvait-on imaginer, alors, que tous avaient pris l’escalier ? Pour gagner le quatrième étage ? Pourquoi donc ? Pour épargner les habitants ? Mais puisqu’ils avaient manifestement décidé d’ignorer les habitants et de leur cracher leur mépris à coup de chants stupides et de rires agressifs… non… c’était invraisemblable. Inexplicable.

Et il y avait encore autre chose, en y réfléchissant. Autre chose qui clochait.

La rue.

En admettant que le bruit des moteurs ait été couvert par la sono, on aurait dû au moins percevoir l’éclat intermittent et aveuglant des phares, par la fente des persiennes. Car bien entendu, dans sa chambre minable, les volets n’existaient pas, il n’y avait pour opacifier les vitres que ces persiennes en ruines toutes ajourées de fentes, laissant passer non seulement les bruits, mais aussi toutes les lumières qui s’affolaient au-dehors.

Mais non, il n’y avait rien eu non plus, dans la rue. Pas d’éclats de phares vous vrillant les rétines, pas de feux rouges arrière de véhicules s’essayant aux créneaux.

Calme plat côté ascenseur. Obscurité tranquille côté rue. Alors ?

Alors ? Alors, ils étaient tous là avant dans l’appartement ? Depuis l’après-midi ? depuis la veille ? Et elle ne l’aurait pas remarqué ? Imposssible. De pareils fêtards. Non. Ils n’auraient pas pu rester silencieux. On ne se met pas, d’un coup, à se déballonner pareillement. Il y aurait au moins eu des étapes, une progression.

Tandis que là, elle en était sûre, d’un seul coup, ça avait commencé, et tout de suite c’était monté en puissance. La musique, les cris, les rires. Comme si on avait actionné un bouton et que tout le monde, d’un coup, avait atteint le paroxysme de la fête. 

C’était tout à fait bizarre, décidément.

Tellement bizarre qu’elle allait… oui, malgré sa répugnance à traverser ce tonnerre, à se rendre jusqu’à la ligne du front… essayer d’aller voir. En gardant les boules Quies et le casque, elle pourrait, vaillamment, approcher, vérifier. C’était jouable, avec le casque pour se protéger.

Sur le palier, le vacarme était insoutenable. La musique, les rires, les cris… à peine si elle pouvait encore réfléchir, réunir ses forces pour continuer. Mais elle parvint, lentement, à gagner le fond du couloir.

C’était là.

Sous la porte du cinglé courait le clignotement d’un stroboscope. Rouge, vert, bleu, jaune, rouge, vert, bleu… dans le fracas de la musique et des rires, vert, bleu, jaune, rouge…

Il était vraiment dingue, ce grand brun, lui qui avait l’air si… qui rougissait quand il la croisait… qui ne lui aurait pas déplu, s’il n’avait pas été, décidément, tout à fait dingue.

Elle sonna, stoïque. Bleu, jaune, rouge, vert… cette lumière stridente, qui vous frappait la rétine… c’était comme si le bruit s’était dessiné sur ses yeux en même temps qu’il frappait ses oreilles.

Elle sonna de nouveau.

Avec ce vacarme, il était peu probable qu’on l’entende.

Elle sonna encore. Maintint son doigt appuyé sur la sonnette.

Au bout d’un moment, la porte s’entrouvrit. Le vacarme déjà insupportable se fit presque inhumain.

Le voisin passait la tête. Oh, à peine, la moitié du crâne, et encore. Comme s’il avait voulu éviter qu’elle aperçoive…

Elle hurla : « Vous faites trop de bruit ! »

—Comment ?

—Trop – de – bruit !

—C’est le soir du réveillon. C’est normal, non, de faire trop de bruit ! Tout le monde s’amuse, ce soir, il faut s’amuser. C’est la fête, la joie, on jette à terre la vieille année, on appelle la nouvelle !

—A grands cris !

—Comment ?

—Baissez le son !

—Bon, on va essayer…

Et la porte se referma.

Elle resta là, sans bouger. Cette voix avinée. Dégoûtante.

La minuterie s’éteignit. Rouge, bleu, vert, pas de répit. Mais là, juste devant la porte, elle se rendait mieux compte : ces voix, ces cris qu’on entendait… c’étaient toujours les mêmes. Les mêmes. Répétant en boucle les mêmes mots, les mêmes appels, les mêmes chants…

Elle sonna de nouveau.

—J’ai baissé le son.

—Et si vous me laissiez entrer au moins, participer ? Ce serait mieux, non, que de me faire subir ça ?

—Entrer ?

La porte restait à demi fermée. On voyait qu’il hésitait.

—Entrer ? A quoi bon ?

—Pour faire la fête avec vous.

—Avec qui ?

—Avec vous !

—Vous voulez dire : avec moi, alors… Mais moi, c’est « toi »… j’aime pas qu’on me vouvoie.

Cette fois, la porte s’était ouverte en grand sur le visage défait du garçon.

Il se poussa en haussant les épaules d’un geste las, et elle entra.

C’était bien cela. Elle s’en était doutée, mais dans le vacarme et le clignotement des stroboscopes ça avait quelque chose de sinistre et de sidérant.

L’appartement était entièrement vide.

Appartement, c’était d’ailleurs un grand mot. Un studio, tout au plus, encore plus exigu que sa chambre d’étudiante. Avec juste une table, une chaise, un matelas à même le sol, un cageot. Sur le cageot renversé un ordinateur, deux enceintes et des stroboscopes. Et une bouteille de rouge sur la table. Vide aussi, la bouteille.

Pas un chat. Non, pas même un chat. D’ailleurs, un chat n’aurait pas supporté, un chat se serait enfui aussitôt, dût-il s’écraser l’échine pour passer sous la porte. 

Personne. Juste personne. Personne d’autre qu’eux deux. La sono, les stroboscopes, le vacarme et les rires des fêtards, tout fonctionnait à vide, pour rien, pour faire croire, pour… pourquoi donc ?.

Le garçon s’était assis sur la chaise, la tête dans les mains, il avait l’air effondré.

Elle parvint à couper le son. Mais la prise des stroboscopes, où était-elle donc ? Elle s’empêtra dans un fil, arracha tout d’un coup en tombant et jurant.

— Pourquoi t’as fait ça ? Dis-le, pourquoi !

—Ça, quoi ?

—Cette mise en scène stupide, ce raffut, le stroboscope, les fils emmêlés rien que pour me faire chuter…

—Parce que j’étais tout seul.

—C’est pas une raison.

— T’es venue, après tout.

—Pour te mettre hors d’état de nuire. Qu’est-ce que tu crois ? Je vais les passer par la fenêtre, tes maudites enceintes !

—J’ai pas de fenêtres, ici. Tu savais pas ? Tu veux prendre un verre quand même, avant de les jeter dans le vide-ordures ? J’ai une autre bouteille, sous la table, et même un verre, là, sous le cageot. T’es toute seule aussi, non ?

—Beaucoup moins que toi, au milieu de tes voix enregistrées. Parce que moi, je travaille, au moins, j’étudie, j’ai un avenir… C’est incroyable, le coup des voix enregistrées. Les chansons, les cris. Et le pire de tout : les rires. J’en pouvais plus, des rires. C’était d’un vulgaire, ton montage. Non, franchement, j’en reviens pas. Des rires comme à la télé. Des rires en conserve.

—Les rires, ça étouffe le bruit des larmes, non ?

—Tu te fiches de moi ? Tu vas pas me dire que tu pleurais ?

—Peut-être que si.

—Et moi, alors, t’as pensé au mal que tu m’as fait ? Tu devais bien l’avoir remarqué, que j’étais chez moi ? On s’est vus dans l’ascenseur, à midi. T’aurais au moins pu me prévenir, que j’attrape un train en vitesse. Moi aussi, je pleurais, figure-toi, mais de rage, de douleur, d’énervement. C’est une torture, le bruit.

—Ça résonnait vraiment jusque chez toi ?

—Affreux. L’enfer.

—On était un peu ensemble, alors. Tu vois que j’avais raison. Tu devrais enlever ton casque, maintenant. On n’est pas en guerre.

—C’est toi qui le dis. Vous m’avez – je veux dire tu m’as – vrillé le crâne toute la soirée avec ton raffut. Le bruit est une arme, tu savais pas ? Il paraît que la CIA utilise le bruit comme une arme, pour torturer.

— Le silence, aussi, c’est utilisé pour torturer. L’isolement total, on peut rien imaginer de pire. On devient fou, dans le silence, à force.

—Avoue que t’es allé loin…

—Loin ? Oui, j’avoue. Mais toi aussi, t’es allée loin… tu te rends compte ? jusque chez moi… Seulement arrête de crier comme une sourde, quand tu parles, ça me fait mal à la tête, t’es bruyante aussi, tu sais ? Enlève ton casque, qu’on s’entende un peu.

—Tu vois.

—Quoi ?

—Que le bruit des autres est une torture.

—Non, il empêche juste de s’entendre. Ce n’est pas le bruit, c’est la solitude qui nous torture. Le bruit des autres nous fait entendre notre solitude, voilà tout. Alors on se construit un univers, contre eux, pour résister, et les briques qu’on emploie pour le bâtir bien étanches, ce sont d’autres bruits, qu’on croit s’approprier. Qu’est-ce que t’écoutais, dans ton casque ?

—Ça te regarde ?

—C’est drôle, tu trouves pas, de vivre comme on vit ici, comme on vit partout, chacun derrière ses murs dans une petite boîte, et toutes ces petites boîtes empilées, avec dans chacune des bruits qu’on confine ou qui débordent. Et on marche les uns par-dessus les autres, les uns à côté des autres, on tourne en rond en faisant chacun son bruit pour se faire croire qu’on vit comme on voudrait… Et on monte dans des boîtes encore plus petites et grinçantes vers toutes ces boîtes où on habite. Des murs, des portes, des boîtes, des boîtes empilées, voilà nos vies, et quand quelqu’un s’avise de faire du bruit en trop, de secouer la boîte vide du voisin en remplissant de bruit sa propre boîte vide, on vient sonner à sa porte, pour le remettre à sa place, tout seul dans sa petite boîte idiote…

—Derrière des portes en carton qui laissent passer tous les bruits. 

—Mais des fois, ça arrive, que quelqu’un s’approche, passe un mur, franchisse une porte et entre et même reste, un peu ?

—On peut pas s’asseoir, chez toi.

—Tu ferais mieux de danser, alors, puisque il n’y a qu’une chaise. 

—Tu crois pas pas que je vais danser avec toi, après ce que tu m’as fait ?

—Non, non, danse toute seule si tu veux. 

—Et toi, tu vas continuer à boire tout seul sur ta chaise ?

—Je te regarderai. J’aurais jamais osé, si j’avais pas été ivre, te regarder vraiment.

—Mets-moi de la musique, au moins, si tu veux me voir danser. Mais de la vraie, quelque chose de calme, pas du metal.

—Ça t’ira si je passe, par exemple, The Wall…? Mais à condition que tu le retires, ce casque, à la fin, que je puisse brancher mon ampli sur ton Ipod…

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16 commentaires pour Porte palière

  1. almanito dit :

    Quand chacun accepte de cesser son propre raffut pour écouter enfin celui de l’autre. L’histoire se finit bien mais dans la réalité il n’en va pas de même, il faut avoir vécu dans un quartier bruyant pour savoir que le bruit est une agression consciente et volontaire, je comprends qu’on l’utilise comme moyen de torture!

  2. Cendrine dit :

    Ton texte est juste magistral!
    Je me suis sentie prise dans la trame de ce bruit qui semblait venir d’une rage infernale, matérialisée dans un monde où la solitude non consentie peut tuer aussi sûrement que la pire des tortures!
    Choc quasi titanesque de deux solitudes, deux naufragés de l’existence…
    Merci pour ce voyage littéraire qui « résonne » intensément en nous… Je me rappelle des moments de ma vie qui…Silence… Sourires ambivalents… Je me comprends…
    Merci pour tes voeux et tes venues qui me touchent profondément.
    Je te souhaite à mon tour une farandole de douces et belles choses en cette année 2019
    Avec la Santé en filigrane et plein de petits bonheurs simples et délicieux en compagnie de ceux que tu aimes.
    Amitiés Carole
    Cendrine

  3. Géhèm dit :

    Commencer une journée par Pink Floyd, j’ai connu pire. Parce que depuis le début, je n’ai pu m’ôter « The Wall » de la tête pendant que je te lisais.
    Mais c’est tellement notre époque, ce bruit qui hurle partout la solitude de tant de nos contemporains.
    Je te souhaite une belle année, Carole. Aussi sereine que possible.

  4. Quichottine dit :

    Pourquoi ne t’avais-je pas dit que ta page était magnifique ?
    J’espère que tu vas bien, Carole.
    Passe une douce journée.

    • ecrimagineur dit :

      Certains bruits (ou sons) sont vraiment : les bruits indéfinissables, ou trop imprécis pour être identifiés. Par exemple, lorsqu’on entend une conversation, sans comprendre ce qui est dit …
      Pour moi : La solitude la plus pénible se situe au milieu d’une foule.

  5. hamza dit :

    Abonné et habitué à lire le Blog chemin du jour de Carole Chollet je constate avec regret que ce blog n’est plus visité. D’ailleurs je n’arrive même pas à y pénétrer. Il ne répond plus et je voudrais bien connaitre les causes. Carole Chollet si vous lisez le présent commentaire vous êtes priée de nous donner de vos nouvelles qui j’espère sont bonnes. Merci

    • carole dit :

      Bonjour Hmaza,
      Merci de votre sollicitude : je reconnais bien là votre belle âme. J’ai eu des problèmes de santé, et en particulier une intervention chirurgicale, qui m’ont laissée très fatiguée, et j’ai dû prendre un peu de repos. Ce repos se prolonge un peu, à la faveur du bel été. Mais je pense faire ma « rentrée » prochainement car je me sens plus forte. Ce sera sans doute un retour progressif, mais si vous êtes abonné, vous recevrez les avis de parution à mesure. En ce qui concerne le blog Chemin des jours, je vais aller voir ce qui se passe. Overblog fonctionne souvent très mal, et plus mal encore pendant les périodes de congé. A la différence de wordpress, en effet.
      Merci encore, cher Hamza, pour votre gentillesse qui me va au coeur.
      Et… à bientôt !

  6. almanito dit :

    C’est une bonne nouvelle, Carole, je pensais souvent à toi mais n’osais plus te demander…
    A bientôt alors !

  7. Dalva dit :

    Merci pour cette histoire. Je suis dans le train et ton histoire m’a fait oublier tout ce qui est autour de moi. Tu écris tellement bien ! On est plongé dans tes récits. Même si cette histoire m’a attristée, j’avais envie d’aller jusqu’au bout. Et puis derrière la tristesse, j’y ai vu de belles lumières.

  8. Pastelle dit :

    J’espère que tout va bien à présent ?
    Tes écrits me manquent.

    • carole dit :

      Je vais mieux. Je me remets d’une dernière petite intervention et… hop ! ça va repartir…
      Merci de te soucier de moi, chère Pastelle, et à (presque) bientôt donc.

  9. Quichottine dit :

    Je crois ne pas t’avoir souhaité une bonne année…
    J’espère que tu vas mieux, et que tu as seulement besoin encore de temps et de repos.
    Tes écrits me manquent aussi.

    • carole dit :

      Bonjour Quichottine,
      Je te souhaite également une bonne année, ces voeux, même formulés en cours de route, ne sont jamais inutiles dans notre incertain parcours.
      Je finis de me remettre d’une dernière intervention chirurgicale. Je pense pouvoir reprendre mes activités au printemps, ou au moins au début de l’été (j’ai toujours été optimiste).
      Mais vraiment, je commence à aller mieux. Merci de te soucier de moi, prends bien soin de toi aussi.

  10. Pastelle dit :

    Au cas où, je formule le voeu pour 2022 de te lire à nouveau…
    A presque bientôt j’espère.
    Belle année à toi.

    • carole dit :

      Merci beaucoup Pastelle, c’est si gentil de me garder ta confiance.
      Mais, oui, je pense que nous allons nous retrouver bientôt. Je prépare quelque chose.
      Belle année à toi aussi !

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