La fête sur le talus

Quand ça a commencé ? Je peux pas vous dire exactement.

Au début de l’après-midi, je pense. Après le repas, je m’en suis aperçu, vers une heure et demie-deux heures, quand je suis sorti, avec ma femme, prendre le café sur la terrasse. Il faut dire que c’était un dimanche après-midi superbe, doux et ensoleillé, venté juste ce qu’il fallait. A passer au jardin, sans montre, en sirotant quelque chose, en lézardant au soleil bien tranquille, dans le parfum des lilas. Le premier jour de beau temps en mai, après des mois et des mois de pluie battante et de temps frisquet.

Donc, avec ma femme, on est sortis sur la terrasse, prendre le café, se reposer au soleil.

On a tout de suite entendu.

C’était comme une sono qu’on aurait poussée à fond, mais le son devait venir d’assez loin, parce qu’il nous arrivait par vagues, avec le vent, des bouffées d’une espèce de musique, qui roulaient vers le lotissement, et qui repartaient plus loin, puis qui revenaient encore.

D’abord on a cru que ça venait du stade, à l’est. Puis le vent a tourné, alors on a eu franchement l’impression que ça venait de la cité Méditerranée. On a pensé que c’était les Turcs, sur le moment.

A force d’entendre, on finissait par comprendre un peu quel genre de musique c’était : de l’accordéon, avec une voix de femme qui ondulait, et une voix d’homme qui lui répondait. Un genre de chanson d’amour. D’un style turc, si vous voyez ce que je veux dire, pas de chez nous. C’est pour ça qu’avec ma femme on a pensé d’abord que ça venait de la Cité.

Mais quand je suis sorti promener le chien, j’ai vite compris que non, c’était pas de la Cité,  et encore moins du stade, que ça venait. Plus j’ai avancé vers le Terrain vert, plus j’ai été sûr : le talus de l’autoroute.

C’étaient les Roms qui faisaient la fête. 

Six mois qu’ils sont installés sur le talus de l’autoroute, les Roms, vous avez dû les remarquer, non ? Après l’échangeur, là, au niveau de la Haute-Forêt, derrière le rideau d’arbres.

On les voit bien, quand on prend la bretelle vers Mélante. Ils sont pas bien nombreux. Six ou sept vieilles caravanes, ces modèles arrondis qu’on faisait dans les années 60, vous voyez… pas bien grandes en tout cas, perchées là-haut sur la butte, en file, juste au bord de la route. Ils sont là, depuis six mois à peu près, à marcher, à s’asseoir, à causer, à cuisiner, à manger, à dormir. Enfin ils vivent, quoi, en haut, sur ce talus qui fait pas plus d’une dizaine de mètres de large, exposés à tous les regards comme s’ils tournaient dans un film. Mais pas un film à gros budget, ça non.

Je suis chauffeur-livreur, moi, je passe là tous les jours. Et ça fait quand même bizarre de voir des gens camper comme ça sur cette butte. Juste, mais alors juste au-dessus de l’autoroute. Et y rester, comme si c’était une vie, qu’ils s’étaient faite, où ils se seraient installés, là comme ailleurs. Quand on pense qu’on se plaint des fois d’avoir froid, de manquer de place, d’être mal payés ou je ne sais quoi. Bon, ça fait quand même réfléchir.

Je fonce à 130, vous allez me dire, je suis toujours pressé dans mon métier, j’ai pas bien le temps de regarder, mais je jette toujours un coup d’oeil quand même, au passage, je peux pas m’empêcher. J’attrape quelque chose du regard, au vol, pas toujours la même chose, ça change selon les jours, selon les heures, selon le temps qu’il fait. Souvent du linge qui sèche – pendu entre les caravanes, du linge qui claque au vent. Ou alors des femmes penchées sur des machins qui fument. D’autres qui trimballent des seaux. Ou bien des gamins qui balaient en rigolant.

Et au moindre rayon de soleil, frrou… des objets, des machins entassés, un tas de choses bizarres, qu’on expose et qu’on frotte. Comme si ça les obsédait dès qu’il fait soleil, de tout sécher et de tout nettoyer. 

Mais là, c’était un dimanche, j’étais tranquille, pas pressé, à flâner, à prendre le soleil et à promener mon chien du côté du Terrain Vert, par ce bel après-midi. Et y avait cette sono, depuis un moment. On marchait tous les deux dans le vent tiède, mon chien et moi, et plus on allait, plus la musique allait fort, plus elle nous enveloppait comme d’une chaleur qui nous étourdissait. Quand je dis qu’elle allait fort… imaginez un niveau sonore… tiens, comme dans un stade où on donnerait un concert avec une vraie sono. C’est pour ça d’ailleurs qu’avec ma femme on avait d’abord pensé que ça venait du stade.

Maintenant que j’approchais, je commençais à mieux distinguer les détails, et je me rendais compte qu’ils devaient pas avoir plus d’un ou deux disques, en fait, à passer sur leur sono. Rien qu’un si ça se trouvait, qu’ils avaient mis en boucle. Parce que c’étaient toujours les mêmes morceaux qui revenaient, qui tournaient, qui revenaient, et qui soufflaient sur nous leur chaleur, pendant qu’on marchait au soleil, mon chien et moi. Et c’est marrant, au bout d’un temps, après avoir écouté et réécouté leur rengaine, on s’était mis à marcher en rythme, et à fredonner la mélodie. Enfin moi, pas mon chien.

Et puis à un moment, on s’est retrouvés devant chez Rondureau.

Il était sorti, Rondureau. Je l’ai vu de loin sur le pas de sa porte. Il avait mis ses mains sur ses oreilles et il grimaçait. Il attendait que quelqu’un passe pour lui tomber dessus.

Mon chien et moi, en voyant Rondureau, on a hésité, on a regretté de pas avoir fait gaffe, de pas avoir pris par la boulangerie par exemple, au carrefour, mais on était trop engagés,  il nous avait aperçus, on pouvait plus trouver un prétexte pour tourner, pour faire semblant de pas l’avoir remarqué sur son pas de porte. J’ai tiré sur la laisse, le chien m’a suivi à regret, je suis allé serrer la main du collègue.

C’est un collègue, Rondureau, on bosse ensemble chez Bienassis-Malpogne.

—T’en-tends, il m’a crié, en mettant ses mains en porte-voix et en détachant bien les mots, pour faire bien comprendre qu’il était obligé de faire de gros efforts pour se faire entendre, le-ram-dam qu’ils-font !

—Oui, forcément, j’entends, j’ai dit, ça m’a pas encore rendu sourd.

Comme il a vu que je le prenais à la blague, il s’est un peu calmé, il a remis ses mains dans ses poches.

Et puis, ça devait le démanger, il les a ressorties, il s’est mis à les agiter en parlant, il est reparti dans sa colère.

—Un beau dimanche comme ça, en plein dans les ponts du mois de mai, ils le font exprès, pour qu’on puisse pas profiter du jardin ! Elle en peut plus, ma femme…

Sa femme. Valérie. Je la connais aussi. Elle bosse au secrétariat, chez nous.

—Je comprends, j’ai dit. C’est bruyant, c’est sûr.… Ils ont peut-être une noce, là-bas ?

J’aurais pas dû dire ça, parce que ça l’a fait repartir.

—J’t’en ficherais des noces ! Depuis quand t’as vu qu’on se mariait les dimanches… ? Ils font la noce, ça oui, mais c’est pour emmerder le monde… narguer ceux qui paient des impôts, ou alors c’est pour fêter une bonne rapine qu’ils ont faite… ils ont dû profiter des départs de mai pour cambrioler.

J’ai rien répondu, là, parce que j’aime pas parler des cambriolages, ça fait arriver les malheurs quand on en parle. C’est vrai qu’on y pense tous, aux risques, depuis qu’ils se sont installés sur le talus, qu’on sort moins le soir, qu’on prend des précautions pour les vacances. 

Rondureau a continué à se fâcher. Contre le maire qu’était qu’un…, contre les gendarmes qui…, contre les autorités européennes que… On voyait qu’il parlait, qu’il tempêtait, qu’il voulait pas s’arrêter, qu’il y allait, sans vraie raison, pour se lancer… un peu comme une tronçonneuse qu’on démarre, et qu’il faut tirer et relancer plusieurs fois pour qu’elle se mette vraiment en marche…

Lui, il faisait effort pour lancer sa colère, pour qu’elle ronfle, qu’elle tranche et qu’elle s’arrête plus. A cause de sa femme, bien sûr, Valérie, qui est pas commode, et qui nous écoutait depuis la terrasse.

—C’est clair que s’ils travaillaient comme tout le monde, au lieu de faire la noce avec les allocs, ils profiteraient des dimanches pour se reposer, pas pour faire du ramdam ! C’est dingue, un bruit pareil. Bande de  fumiers !

En entendant le mot « fumiers », mon chien a commencé à aboyer. « Fumiers », c’est un mot qu’il connaît, mon chien. Et qu’il aime pas.

Rondureau a eu l’air satisfait de voir que mon petit Popeye – il s’appelle Popeye, mon chien – savait quand même aboyer assez fort. Il s’est penché pour le caresser.

—Puisque t’as ton chien, on va y aller voir, il a dit. On va les faire taire. Ma femme en peut plus, du ramdam. Avec le chien, ils oseront pas nous attaquer. Et s’ils veulent pas baisser le son, s’ils nous narguent, on téléphone direct aux gendarmes.

J’ai pas osé dire non.

C’est un collègue, Rondureau… un collègue, c’est pas un ami, mais c’est un collègue, et c’est délicat, les rapports entre collègues… En plus je la connais sa femme, la Valérie, je savais comment elle avait dû le tanner tout l’après-midi en geignant qu’elle avait ses migraines, qu’elle en pouvait plus, qu’il fallait qu’il fasse quelque chose. Elle est comme ça, sa femme, à vous pousser, à vous attiser. Pas méchante franchement, mais amère, agressive par en-dessous. Toujours à se plaindre à râler, à vouloir que les autres fassent pour elle des choses pas agréables. Pas commode quoi.

Bon, nous voilà partis, nous trois, Rondureau, moi et Popeye. C’était pas compliqué de savoir où aller… on suivait la musique. Ce bruit qu’elle faisait… ce bruit ! de plus en plus à mesure qu’on approchait, ça remplissait le monde, ça vibrait dans tous les jardins, où on voyait plus personne malgré le beau temps… 

On a pris au-delà du Terrain vert, par le petit chemin de terre qui grimpe derrière la Déchetterie. Le chemin où ils font passer leurs bagnoles, le voilà, j’ai pensé, en voyant les ornières et les traces de pneus. Je m’étais toujours demandé par où ils avaient bien pu passer, pour emmener leurs caravanes là-haut.

On pataugeait dans les flaques, on glissait dans la boue. Plus on montait, plus la musique montait, et plus le bruit de l’autoroute montait en même temps, et tout ce bruit, de musique et de route, se mélangeait et grimpait avec nous, tellement fort qu’on en était tout étourdis.

Au bout d’un temps on a aperçu le campement.

On était essoufflés, complètement sonnés par la musique, et aussi par le raffut de l’autoroute… les deux ensemble, comment vous expliquer ? Essayez juste d’imaginer le bruit que ça pouvait faire, pour comprendre comme on était sonnés là-haut par le raffut.

On s’est mis derrière un gros arbre pour se calmer et réfléchir… Rondureau s’est allumé une cigarette. J’ai voulu m’asseoir, j’en pouvais vraiment plus, avec ce soleil. Ce bruit…

—Fais gaffe à pas t’asseoir, a dit Rondureau, doit y avoir de la m… partout. Maintenant qu’on est en haut, faut bien regarder où on met les pieds. Comment ils vivent, ces salauds-là ! c’est comme des bêtes.

On est reparti, doucement quand même. 

Rondureau avec ses doigts faisait celui qui se pinçait le nez. Un genre d’excuse pour aller moins vite.

—Ils pourraient descendre aux sanitaires du stade, s’ils étaient pas des porcs, il a encore dit.

Moi, j’ai rien répondu, là, j’ai calculé la distance dans ma tête, et j’ai trouvé que le stade est quand même à plus d’un kilomètre. Et les sanitaires, ils sont encore au bout du stade. D’ailleurs, je sais qu’ils y vont, souvent, pour l’eau et le reste, parce que je les ai déjà vus avec leurs seaux et leurs bouteilles, mais ils sont ouverts qu’aux heures des écoles et des clubs, ces fameux sanitaires. J’ai pensé qu’il devait bien le savoir aussi, Rondureau, alors j’ai préféré me taire.

On était tout près maintenant, on était pour ainsi dire arrivés dans le camp.

Et qu’est-ce qu’on voyait ?

Les six ou sept vieilles caravanes, toutes moussues, à la queue leu-leu sur la bande de talus pas bien large. Des nippes pendues entre les caravanes, et des objets, partout, des vieux machins cassés, usés, étalés à sécher au soleil. Même un vieux canapé bleu roi.

Plus une seule bagnole, par contre.

Plus une.

Ils étaient tous partis quelque part, apparemment.

Tous.

Sauf deux vieux.

Et c’était eux, la sono…

Ils étaient juste deux, devant nous, deux tout seuls, qui s’étaient assis côte à côte sur des chaises pliantes. Une grosse vieille femme avec un foulard à fleurs et des bracelets dorés, et un vieux type tout maigre et ratatiné, dans une sorte de costume sombre, avec un accordéon cassé. De profil, on les voyait. Ils agitaient leurs têtes en rythme, ensemble, et ils se balançaient sur leurs chaises en battant des pieds et en ouvrant la bouche comme s’ils chantaient. Et le vieux faisait courir ses doigts sur l’accordéon où il manquait presque toutes les touches, comme si elles avaient vraiment été là sous ses doigts.

Un radio-cassettes était posé à côté d’eux sur une espèce de table de camping.

C’était un vieux radio-cassettes, mais il était branché à deux grosses enceintes. Des caissons en bois mastocs, comme on faisait dans le temps. Et la sono était elle-même branchée à des fils qui couraient sur le sol, et qui venaient on pouvait pas dire d’où – vu qu’on leur avait pas installé l’électricité là-haut, sûrement.

La musique hurlait. L’autoroute grondait. Et eux, dans ce raffut-là, ils faisaient comme si. Je veux dire comme s’ils chantaient, comme s’ils jouaient. Comme si.

D’où on était, tout près pourtant, avec le fracas de l’autoroute et le volume de la sono à fond – peut-être qu’ils chantaient vraiment, peut-être que l’accordéon jouait quelque chose quand même ? – mais on les entendait pas, les vieux. Pas du tout. C’était vraiment curieux à voir. Un peu comme un karaoké, mais à l’envers. Comme si ç’avait été la musique de la sono qui avait remplacé leurs voix usées et leur accordéon cassé, et qu’il avait fallu pousser le volume à fond pour dominer le boucan de l’autoroute.

—Ce ramdam ! C’est dingue ! On y va, maintenant, a dit Rondureau en serrant les poings pour relancer sa colère. Leur dire notre façon de penser. 

J’ai tiré sur la laisse du chien, et on a commencé à avancer tous les trois entre les caravanes, toujours tout doucement, vu qu’il valait mieux faire attention aussi à pas se cogner aux machins entassés.

Eux, ils avaient toujours pas l’air de nous remarquer. C’est vrai qu’on arrivait de côté. Et qu’avec le fracas de la musique, ils risquaient pas de nous entendre. Peut-être aussi qu’à leur âge ils voyaient plus bien clair. Ou qu’ils étaient trop absorbés. Enfin, ils continuaient  toujours tranquilles à chanter et à jouer à leur façon, tout silencieux dans le vacarme.

Alors on a vu arriver devant eux une petite fille qui sortait d’une caravane. Elle se frottait les yeux comme si elle venait de se réveiller – peut-être qu’elle faisait la sieste, et que notre arrivée avait remué quelque chose, dans l’air, qui l’avait réveillée. Ou peut-être qu’elle nous avait vus, elle. Elle s’est avancée devant les vieux, et elle s’est mise à danser. Elle avait une petite jupe verte qui tournait autour d’elle et un corsage jaune qui flambait au soleil. On aurait dit une fleur dans le vent quand elle tournait. On voyait qu’elle était habituée, qu’elle savait les mouvements à faire avec ses mains et ses petits pieds.

A ce moment-là, on a vu sortir d’une autre caravane un tout petit garçon tout nu qui s’est mis à danser aussi, à danser avec elle, c’était incroyable comme ils s’accordaient bien ensemble. Les deux vieux continuaient à chanter en silence en remuant les lèvres et en ce balançant, et le type à l’accordéon faisait courir ses doigts à toute vitesse sur son instrument cassé, pendant que la sono hurlait contre le boucan de l’autoroute. 

—C’est sûr qu’ils l’ont volé, il m’a crié dans les oreilles, Rondureau, et j’ai pas compris s’il voulait parler de l’accordéon ou du radio-cassettes. Peut-être des deux.

Mais au lieu d’aller leur dire tout ce qu’il pensait, Rondureau, il restait quand même là à regarder, sans pouvoir s’empêcher. Il pensait plus à tonner et à gronder, à faire donner le chien. 

—Ils ont mis la cassette en boucle, il a encore crié dans mes oreilles. Y a pas de raison que ça s’arrête, leur truc de fou… 

Et là, juste quand il criait ça, la vieille s’est levée d’un coup – sans doute que ça la démangeait depuis le début, ou alors elle avait fini par s’apercevoir qu’on était là, et elle voulait nous montrer quelque chose, je saurais pas dire. Enfin elle s’est levée toute pesante, elle a boitillé dodeliné jusqu’aux gamins, et puis elle a résussi à trouver son équilibre, elle s’est lancée comme une toupie, elle s’est mise à tourner avec les petits, à agiter ses mains et à remuer des pieds et à tourner, en leur montrant des gestes qu’ils imitaient. Incroyable comme elle était souple et agile, en fait, cette vieille, quand elle dansait.

On est resté comme ça, je sais pas, cinq bonnes minutes, à regarder tourner les gamins et la vieille. Le vieux type, sur sa chaise, avait l’air de chanter et de jouer  et de taper des pieds de plus en plus fort et joyeusement, même si on l’entendait toujours pas.

Et puis à un moment, derrière nous, on a senti que des gens étaient là. On s’est retournés. C’était les gendarmes, qui venaient de garer leur camionnette en bas, et qui avaient grimpé dans la boue à leur tour.

Ils étaient juste trois, comme nous, et ils avaient l’air embêtés d’être venus par un si beau dimanche, dans ce coin dégoûtant et à la vue du monde entier, exposés comme au cinéma. Sans doute que des gens les avaient appelés. Peut-être même la Valérie de Rondureau soi-même, en voyant qu’il revenait pas de son expédition.

Ou bien ils s’étaient aperçus tout seuls, en faisant leur tournée, du vacarme que la sono faisait dans les lotissements. 

En tout cas les gendarmes avançaient toujours, et les deux vieux continuaient, et les gamins dansaient toujours sans s’inquiéter de rien. Même ils se tenaient les mains et ils sautaient, ils inventaient des pas compliqués que la vieille les laissait faire tout seuls, et ils se rattrapaient toujours, sans jamais se cogner aux objets pendus, aux voitures ou aux caravanes, en dessinant des figures incroyables, comme s’ils avaient dansé ensemble une vieille vieille danse qu’ils auraient eu à charge de rajeunir et de faire revivre pour ceux qui voulaient bien les regarder.

J’ai pensé que d’en-bas, sur l’autoroute, ça devait être beau de les voir. Mais peut-être que personne a pensé à lever la tête, à ce moment-là. 

En passant devant nous l’un des gendarmes nous a fait signe de partir, il avait les yeux fixés sur les petits danseurs, et on voyait sa tête et ses pieds remuer en rythme pendant qu’il avançait, sans doute qu’il aimait ça aussi, la danse, c’était un jeune.

Il a fait un geste pour nous dire de partir, et il a dit, mollement, comme ça, en nous doublant :

—On s’en occupe. 

Alors on est partis, Rondureau, moi et le chien. On a commencé à redescendre la pente.

Certainement, c’est les gendarmes qui ont coupé le magnéto, parce que, d’un coup, on a plus entendu que le fracas de l’autoroute, et, perdues tout au fond, tout au fond, les toutes petites voix chevrotantes des vieux qui continuaient à chanter, dans le grelot de l’accordéon. Comme un bourdonnement d’insectes en été, tout au fond du tintouin des camions et des voitures. Ça a duré trois-quatre secondes, peut-être.

Et puis on a plus rien entendu du tout. Que l’autoroute.

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9 commentaires pour La fête sur le talus

  1. Francis dit :

    Plus simple à éteindre que l’autoroute !
    Tu fournis l’écriture filmographique, et chacun de nous, enfin moi, avons les images et la bande son de nos rapports singuliers avec ces autres, ces pairs, à la fois communauté fermée, et si peu communs.
    Merci pour ce bon moment

  2. almanito dit :

    L’autoroute ne gêne personne bien sûr, mais des vieux et des enfants qui font la fête, c’est autre chose. Ceux qui savent tirer parti de rien et rire et danser malgré la misère font toujours des jaloux parmi d’autres, tout juste un peu mieux lotis…Le racisme ordinaire, pas vraiment méchant, juste bête.

    • carole dit :

      Oui, ça m’a vraiment choquée de voir des voisins très bruyants eux-mêmes se plaindre d' »eux ». La bêtise, c’est aussi une forme (une ruse ?) de la méchanceté, non ?

  3. almanito dit :

    Je pensais plutôt à de l’ignorance. Ils sont partagés entre peur et fascination et les danseurs exercent une certaine séduction sur eux, au moins sur le narrateur qui ne fait que suivre et sur les gendarmes qui se laissent gagner par le rythme.

  4. Cardamone dit :

    Une fois de plus bravo Carole! Encore un très très beau texte, encore ton écriture prenante, fine, émouvante, intelligente. J’adore!

  5. Bien triste époque où, immanquablement, l « Autre » demeure victime de préjugés mesquins, d’a priori négatifs !
    Immanquablement et irrémédiablement, car déjà dans les cours de récréation, chaque année : « c’est pas moi, m’sieur, c’est l’autre » !!!

  6. luciole 83 dit :

    C’est magnifique ! J’étais là… je suivais pas à pas le chien, son maître et le râleur… Le film se déroulait devant mes yeux … J’entendais la cacophonie … Seul le chien m’était sympathique… Puis j’ai assisté à la danse … pfiou ! Que c’était beau !
    Puis brusquement ne restait plus que le grondement de l’autoroute… La machine a tous les droits, pas les humains !
    Bravo !

  7. Quichottine dit :

    Il valait mieux les laisser danser… l’autoroute ce n’est pas gai.
    Magnifique récit, Carole, comme toujours.
    J’ai vu toute la scène, comme si j’étais l’un d’eux.
    Merci !

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