Tante Yvette

Ma tante Yvette… on était fier d’elle, dans la famille… Parce que c’était vraiment quelqu’un, tante Yvette. Une Parisienne. Et pas n’importe laquelle. Une dame. Une vraie. Il n’y avait personne comme ma tante Yvette. Elle était si jolie, si bien habillée… Et puis c’était incroyable, ce monde qu’elle connaissait… On pouvait même dire sans exagérer qu’elle connaissait tout le monde. Ces gens extraordinaires qu’on voyait à la télé, qu’on entendait à la radio, les présentateurs, les acteurs, les chanteurs, les stars enfin… tous, elle les connaissait tous pour de vrai. C’était quelqu’un, vraiment, ma tante Yvette. Si vous aviez vu comme les voisins la guettaient à leurs fenêtres, quand elle descendait de la vieille Simca de mon père, perchée sur ses talons aiguilles, toute blonde et si court vêtue, et si légèrement lestée de sa petite valise de croco, et si adorablement mince dans son gros manteau de vison…

Elle était « montée à Paris », toute jeune, pour chanter, et, bien qu’on ne l’ait jamais vue, finalement, à la télé, se dandiner comme tant d’autres devant un micro, elle « avait fait son trou », comme disait mon père en hochant la tête. Oui, elle avait bien réussi. Elle les connaissait tous…

Quand elle venait nous voir, pour Noël, et que nous mettions la télévision, elle commentait aussitôt, en minaudant un peu : « Patrick… ah, Patrick… c’est un mélancolique, et pourtant… il est tellement rigolo, en réalité, quand il veut… » Et elle racontait à voix basse des anecdotes si amusantes et si personnelles que mon père en rougissait, tandis que ma mère se mettait à glousser. 

D’eux tous, ceux qui régnaient sur l’écran du séjour aussi bien que sur le petit transistor grésillant de la cuisine, elle nous parlait sans cesse, avec malice, avec tendresse, avec une inimitable familiarité, les appelant par leur petit nom, avec cet accent de moquerie légère et d’indulgence qui n’appartient qu’aux vrais amis.

« Eddy, oh, Eddy, je l’aime bien… avec ses airs de dur, il est bon, Eddy, il est bon, et puis il est si délicat… il me disait justement, la semaine dernière…

« Christiane… c’est une perfectionniste, évidemment, Christiane, une perfectionniste, je vous l’accorde, mais, non, elle n’est pas aussi raide et hautaine qu’elle en a l’air, elle est même très aimable… et si généreuse… vous n’imaginez pas à quel point elle est généreuse… on l’appelle la reine Christiane, et on a raison… mais elle donnerait sa fourru… enfin, je veux dire sa chemise… pour un peu d’amitié, pour un simple service… elle est extraordinaire, Christiane… Je vais vous raconter quelque chose… c’était un soir, après un show vraiment extraordinaire… »

« … oui, tout à fait comme Evelyne… Evelyne, vous avez raison de la trouver charmante, elle est charmante… Et aussi jolie en vrai qu’à la télé… et toujours en Chanel, bien sûr… Evelyne, c’est une femme faite pour porter du Chanel… »

Elle ne connaissait qu’eux, elle ne parlait que d’eux, eux… ceux qu’on voyait chaque soir illuminer la nuit dans leurs costumes d’étoiles, ceux qui savaient la rumeur du monde et les secrets de la météo, ceux qui passaient le soir leurs beaux visages fardés par la fenêtre ouverte de notre petite télévision.

Tante Yvette était si élégante, si mondaine, si bavarde et si parfumée. Tante Yvette était d’un autre monde que le nôtre. D’un monde meilleur et plus beau que le nôtre. Tant Yvette faisait scintiller nos soirées de Noël et nos fêtes. Tante Yvette était la fierté de la famille.

Et toute simple avec ça pourtant, pas bégueule pour un sou. Jamais le moindre agacement envers nos voisins indiscrets, quand elle descendait de la Simca sous les applaudissements, jamais le moindre mépris pour sa famille de provinciaux balourds, quand elle poussait sur le seuil le grand rideau anti-mouches qui frissonnait de toutes ses lames de plastique coloré. Toujours enjouée, toujours prête à venir festoyer chez nous pour Noël et pour Pâques, sans rien apporter d’autre dans ses bagages de croco que les anecdotes fabuleuses dont elle nous régalait. Et si joliment habillée, si délicieusement décolletée. Une vraie Parisienne. Une amie des stars. Une star elle-même, nous en étions certains, dans ce beau Paris lumineux où elle évoluait si à l’aise, une grande dame que nous admirions, même si cela nous tarabustait bien un peu, de ne jamais la voir à la télé, elle qui les avait tous vus en vrai

Aussi, quand, pour mes douze ans, elle m’avait gentiment téléphoné, et que j’avais entendu, au loin, sa voix de Parisienne grésiller dans l’écouteur, je n’avais pas hésité un instant à lui demander : « Si tu voulais me faire un cadeau, tante Yvette… un beau cadeau… je voudrais tellement voir Paris avec toi, tante Yvette… je voudrais que tu m’emmènes avec toi… dans Paris, dans tout Paris… et que tu me les présentes, ces gens, enfin… ces gens que tu connais… que tu me fasses avoir des photos, des autographes… au moins quelques-uns, pour mes douze ans, s’il te plaît, tante chérie, s’il te plaît… »

Oh, elle avait hésité, hésité, si longtemps hésité… elle s’était fait prier. Elle avait invoqué tous les prétextes : mon jeune âge, le coût du voyage, ses innombrables occupations, la météo défavorable… Mais je n’avais pas lâché le morceau, réfutant tous ses arguments, j’avais insisté, insisté, insisté. Il y avait eu, pendant quelques jours, pour une petite fortune d’appels téléphoniques. Si bien que mon père avait fini par trancher, craignant que la facture n’enfle encore : « Patricia a reçu un Polaroïd pour sa communion, Yvette. Et un carnet de moleskine. Ça a coûté quelque chose. Alors maintenant faut que ça serve. Qu’elle prenne des photos et des autographes, pour qu’on puisse les montrer aux voisins, aux copains, aux cousins. Tu vas t’en occuper, Yvette. Tu nous dois bien ça, de toute façon, vu qu’on te l’a laissée sans faire d’histoires, la collection de mémé… »

La chronique familiale rapportait en effet que tous les bijoux de mémé étaient allés à Yvette, passée en coup de vent pour l’enterrement, tandis que nous avions eu à vider seuls la maisonnette insalubre et infestée de punaises, voyage après voyage, à la décharge municipale. Et les locataires, pour finir, qui ne payaient même pas… elle avait eu la bonne part, Yvette, la belle part lumineuse de la vie de mémé, les colliers de strass et les broches de presque améthyste, et la bague au brillant de zirconium, et les boucles d’oreille en perles fines gagnées à la fête foraine, et la broche Chic et Toc, et la montre en or de La Redoute, enfin toute la collection de mémé, répétait mon père, ajoutant chaque fois un nouveau bijou, comme si Yvette avait vraiment touché le gros lot, en emportant la petite boîte d’acajou tapissée de velours usé que mémé avait laissée pour elle, sa « belle Yvette », selon les termes du testament griffonné qu’on avait retrouvé sur la table de nuit et qui n’était même pas signé…

Si bien qu’un beau matin de janvier, un des derniers jours des vacances d’hiver, j’avais revêtu ma plus jolie robe, mon manteau jaune, mon collant Dim et mes chaussures « trotteur », et j’étais montée dans le train pour Paris, serrant sur mes genoux le petit sac de voyage en simili-cuir qui contenait mes « effets » pour la nuit.

Tante Yvette m’attendait à la gare, dans son manteau de fourrure. Elle constata que j’avais encore grandi, posa sur mes deux joues glacées ses lèvres rouges comme deux coquelicots, ses lèvres parfumées comme deux grands mois d’été, puis elle m’entraîna en bavardant vers la station de taxis… Un taxi ! Tante Yvette allait m’emmener en taxi… Je n’étais encore jamais montée dans un taxi… j’allais enfin… Mais au dernier moment, faisant mine de s’impatienter, elle me poussa vers le métro… « C’est tellement plus rapide, au lieu d’attendre dans le froid qu’un de ces messieurs veuille bien… et puis il faut que tu voies le métro, ma chérie… on doit toujours commencer par le métro, quand on visite Paris, c’est tellement parisien, le métro, tellement typique… »

Le métro, tante Yvette avait raison, c’était passionnant… et typique, certainement… je n’avais jamais vu un endroit pareil, si absurde, où les gens, collés les uns contre les autres, ne semblaient pas du tout se voir… Et ces longs tunnels noircis de suie où on avait trouvé nécessaire d’écrire sur les murs sales, en grandes lettres délavées : « Dubo, Dubon… » quel étrange hommage à la beauté, au confort, au bonheur, offert aux passagers tressautants qui fonçaient dans la nuit…

Mais pourquoi mon ticket était-il estampillé « deuxième classe »… il y avait donc une première classe dans ce drôle de train fou ? Tante Yvette n’avait-elle pas trouvé de ticket de première classe dans son sac à main de cuir rouge ?

Quand nous avions enfin émergé à l’air libre, tante Yvette avait regardé sa montre. Une jolie montre en or exactement semblable à celle que ma mère avait reçu des Trois Suisses avec sa commande, la semaine passée. Apparemment nous étions en avance. Et comme il faisait froid, nous étions entrées dans une brasserie. Tante Yvette commanda pour moi un café-croissant. Et pour elle un simple verre d’eau. A cause de ce régime amaigrissant qu’elle devait suivre chaque année, après les fêtes, ah, ma chérie, si tu savais comme on grossit facilement, quand on n’a plus tout à fait vingt ans, profite bien des croissants, cela ne dure qu’un temps, mon Dieu, de manger ce qu’on veut…

Un café-croissants… avec deux croissants… c’était vraiment royal. Ma tante Yvette faisait les choses si bien. Il n’y avait vraiment personne comme ma tante Yvette. Et puis c’était la première fois que je plongeais dans mon café des sucres de Paris, emballés dans de petits papiers blancs de Paris. Et, même si j’avais oublié de retirer le papier qui s’était mis à nager laidement à la surface de ma tasse, et qu’il avait fallu ramener sur la soucoupe à l’aide de la petite cuillère, il était vraiment exquis, ce café de Paris au sucre de Paris.

Mais je fus bien surprise au moment de partir : dans le cendrier tapissé de cendres, tante Yvette n’avait laissé que quelques pièces de cuivre… « Je n’ai pas de monnaie, ma chérie », avait-elle expliqué rapidement. Et j’avais dû sortir un franc de ma petite bourse de plastique. Cela arrive, évidemment, de ne pas avoir de monnaie… Surtout quand on doit la sortir d’un petit porte-monnaie verni rouge assorti au joli sac à main qu’on serre dans une main gantée.

Ensuite, nous avions marché longtemps, longtemps… Ici, là, à droite, à gauche, elle m’indiquait des bâtiments où nous n’entrions jamais et dont j’oubliais aussitôt le nom… Parfois, un taxi nous doublait, ralentissant à notre hauteur… pourquoi ne le hélait-elle pas au passage, ma jolie tante Yvette, comme le font tous les héros des films ? Mais non, non… nous continuions à marcher, péniblement, contre le vent glacé qui montait de la Seine. J’avais si mal aux pieds… et tante Yvette, donc, comme elle devait souffrir, avec ses hauts talons… mais elle restait impassible, très droite dans son manteau de vison, très élégante et mince sur ses cothurnes d’actrice.

Enfin, nous nous étions arrêtées, épuisées et glacées, devant un palais circulaire et très blanc, tout miroitant de vitres et de lumières.

Un huissier gardait la porte. Tante Yvette fit un petit geste familier de sa main gantée, et il nous laissa passer sans poser de questions. Mes doutes se dissipèrent aussitôt : c’était vraiment quelqu’un, ma tante Yvette. Pas de doute, c’était quelqu’un, dans ce palais gardé par un monsieur en uniforme.

Une dame, derrière un bureau d’acajou, lui avait tendu un trousseau, et maintenant elle avançait fièrement, ma tante Yvette. Elle me fit entrer dans un bureau vide tout encombré de machines et de fils.

—Passe-moi ton Polaroïd, et assieds-toi… oui, là, au bureau, devant le micro… et mets les écouteurs sur tes oreilles, que je prenne la photo…  Absolument, c’est ici qu’on enregistre, oui, des émissions de radio, des chansons… ici, et pas seulement ici… ici, à côté, partout…

Tu veux voir le saint des saints, je veux dire le studio 106 ? 

Alors, rieuse, elle m’entraîna dans des couloirs sans fin qui tournoyaient comme le monde, puis, brusquement, ouvrit dans un coin d’ombre une porte qui n’avait l’air de rien. Au-dessous de nous s’étirait une vaste salle emplie de lumières colorées où s’agitait un petit homme en costume de scène.

—Tu le reconnais ? Oui, c’est lui, c’est le studio 106, celui de la télé, avec l’estrade, et les projecteurs, et les escaliers pour les artistes, et les gradins orange pour le public… Et, tiens, là, regarde, tu le vois, celui qui porte une veste à paillettes et qui fait couiner le micro, c’est lui, c’est Georges…

Ma tante Yvette fit un petit signe, d’en haut, auquel Georges répondit distraitement.

—Il veut bien qu’on descende, mais il ne faudra pas le déranger trop longtemps. Il se prépare… il vérifie que tout est bien en place…

Georges ? En effet, c’était lui… j’ai sorti mon carnet d’autographes – le petit carnet neuf que j’avais acheté exprès… Georges… il serait ma première signature… et s’il acceptait de poser devant mon Polaroïd… 

Je me suis avancée vers la scène, descendant prudemment les gradins, derrière ma tante Yvette que déjà Georges embrassait sur les deux joues.

Et soudain, tandis que je préparais mon carnet, devant moi, juste devant moi, il y a  eu cette apparition : Christiane. La reine Christiane. En personne. Descendant en courant l’escalier des vedettes.

—Yvette, ah, Yvette, vous voilà enfin… venez un peu que je vous embrasse, d’abord… ah, Yvette, vous nous manquiez, si vous saviez… que ferions-nous sans vous, Yvette ? S’il vous plaît, dépêchez-vous, ouvrez-nous les loges… please, Yvette, vous avez les clés ? dépêchez-vous, nous commençons dans un quart d’heure…

Tante Yvette a secoué son trousseau, s’est dirigée vers les coulisses comme vers son royaume, a ouvert une porte, a allumé l’interrupteur sans tâtonner. Nous étions dans un couloir blanc sans fenêtres, aux murs couverts d’affiches et de photographies. Un couloir qui avait la particularité de contenir un nombre extraordinaire de portes étiquetées. 

Christiane a poussé l’une des portes. Ma tante Yvette l’a suivie. Moi, j’ai suivi ma tante Yvette.

A peine entrée, Christiane s’est affalée dans un fauteuil et s’est servi un cognac. Elle avait l’air si fatiguée. 

« Yvette, aidez-moi donc à retirer mes bottes, elles me serrent… Je vais plutôt prendre mes escarpins transparents… mes petites pantoufles de verre, vous savez bien, Yvette… sortez-les donc, dépêchez-vous, voyons, je commence dans un quart d’heure… aidez-moi à les enfiler… non, pas comme ça, doucement, doucement, je vous ai dit… sans faire plisser le collant…

Pourquoi est-ce qu’il vous va si bien, à vous, ce manteau de faux vison… ? je suis jalouse, Yvette… jalouse ! on dirait qu’il est authentique, sur vous… quand je pense qu’il me m’étouffait… que j’avais l’air d’un bibendum, et que sur vous… comme vous êtes jolie, avec, mince comme vous êtes – comment faites-vous, au fait, pour rester aussi mince ? – oh, Yvette, il vous va comme un vrai, décidément, ce manteau… J’en parlais hier encore à Evelyne, justement : c’est extra-or-di-naire comme vous avez ce don de faire paraître vraies même les pires imitations… votre valise en faux croco, par exemple… je me souviens, quand je vous ai vue partir pour la gare avec, l’autre jour, j’ai d’abord cru que c’était une vraie… et si je n’avais pas observé de près… moi qui m’y connais… Oh, ce manteau, ce manteau ! je n’en reviens pas, de l’effet qu’il fait sur vous ! Vraiment, c’est un don, un don, que vous avez, Yvette, de donner de l’allure à ces petites choses sans valeur… un don précieux, plus précieux que le luxe authentique, c’est ce que je disais à Evelyne… c’est un don extraordinaire, c’est merveilleux, Yvette, vous êtes merveilleuse…

Et elle est charmante aussi, cette petite… ah, c’est votre nièce… elle tient de vous… elle est tellement adorable, avec son petit appareil photo et son joli carnet… et le bandeau dans les cheveux, c’est si mignon… Et elle n’avait jamais vu Paris ? Ah… dire que j’ai été comme elle, un jour… je n’arrive même plus à m’en souvenir… vous vous en souvenez, vous, Yvette, du jour où vous êtes arrivée à Paris ? Ah, venir à Paris, c’est comme une nouvelle naissance, on plonge dans ce grand océan de Paris, et on se met à nager, à respirer, à vivre, à vivre ! et c’est comme si on n’avait jamais vécu, avant… mais parfois je regrette, je regrette… si, Yvette, je vous assure que parfois, je regrette… Oh, vous le portez encore, ce vilain sac rouge ? ça fait bien trois semaines, non ?… A propos, j’ai encore un petit service à vous demander, un tout petit service, Yvette… penchez-vous un peu, que je vous dise cela à l’oreille… alors vous voulez bien, alors c’est entendu ? et je vous passerai mon sac bleu, demain, celui qui est siglé Varzo, oui, celui-là, il ira mieux avec le manteau… et puis on ne peut tout de même pas garder trois semaines de suite le même sac à main, ça ne se fait pas… surtout que ce n’est que du plastique… ça fait de l’effet quand c’est neuf, ça brille, mais ça se fend tout de suite, le plastique… 

Mais assez parlé, maintenant, Yvette… nous avons à faire, toutes les deux… »

La reine Christiane s’est resservi un cognac. Puis tante Yvette a retiré ses gants et son sac à main et s’est mise en devoir de retirer ses bottes royales. J’ai pris, pour l’envoyer chez moi, avec le petit Polaroïd qu’on m’avait offert pour ma communion, une photo de tante Yvette, radieuse, agenouillée dans son manteau de vison, tenant entre ses mains baguées le joli pied botté de Christiane. La photo est sortie lentement, comme une langue de vipère qui aurait hésité, du petit appareil. Et c’est seulement alors que je l’ai remarqué : tante Yvette avait une façon de s’incliner si… et elle avait aux lèvres un bizarre sourire humble et soumis que je ne lui avais jamais vu… tante Yvette ? Celle qui avait pris la bonne part de l’héritage de mémé ? La star hollywoodienne que tous les voisins nous enviaient ? Que lui arrivait-il ? Pourquoi ne se redressait-elle pas en secouant à son tour comme une reine son grand casque de cheveux blonds ? Elle était pourtant insupportable, cette Christiane, avec ses demandes qui n’en finissaient pas. Et puis elle n’était pas plus jolie que ma tante. Non, beaucoup moins, même, avec son teint blafard et ses lèvres trop minces… sans maquillage, elle n’avait plus rien ni d’une reine ni d’une étoile, tandis que ma tante Yvette…

—Vous allez encore m’aider un peu,  Yvette… puisque Anita n’est pas encore arrivée… de toute façon Anita n’est jamais là quand on a besoin d’elle… Tenez-moi donc le miroir, que je voie l’arrière… non, tenez-le plutôt de côté… mieux que cela… Je n’arrive jamais à me maquiller comme il faut toute seule, vous savez bien… plus de poudre, non ? Là, sur la joue… je n’aurai pas l’air trop pâle ? Si je forçais un peu sur le rose, là, au centre, juste un peu… ? Essayez, vous… vous êtes si douée… juste une touche, pour rehausser le teint… C’est bien… non… je ne sais pas… est-ce que c’est bien ? Qu’est-ce que vous en pensez, vous, Yvette ? Pourquoi est-ce qu’Anita n’est pas arrivée ? …ça me rend toujours tellement nerveuse, ces enregistrements… et encore, ce n’est pas du direct… vous savez bien quel trac j’ai, pour le direct… 

Puis Christiane s’est levée en faisant grincer le fauteuil, elle a avalé rapidement un deuxième cognac, et s’est dirigée vers la porte du fond, avant de ressortir, quelques instants plus tard, laissant dans le sillage de son parfum un bruit de chasse d’eau et une pièce d’un franc tombée sur le fauteuil. Tante Yvette s’est inclinée pour ramasser la pièce, l’a rangée soigneusement dans son porte-monnaie rouge et néanmoins vide, puis elle a ouvert tranquillement la porte, s’effaçant pour laisser la reine Christiane s’envoler, aérienne, vers le studio 106.

Alors ma jolie tante a retiré son manteau de faux vison, son sac à main de plastique et ses chaussures à talons, elle a sorti d’un casier une blouse rose à rayures, une paire de sandales blanches, et une paire de gants de caoutchouc jaune, a rangé soigneusement son sac à main, son manteau et ses chaussures à talons, a refermé le casier, a enfilé prestement la blouse, les sandales et les gants, puis, comme si cela avait été l’action la plus naturelle à accomplir en ce lieu, avec beaucoup de souplesse et de grâce, elle s’est penchée sous le lavabo, a ouvert la porte du petit placard, en a sorti une éponge et un flacon de produit détergent et a commencé à frotter sur la céramique, avec une précision et une rapidité toutes professionnelles, les traces de poudre, de rouge à lèvres et de cognac déposées par la reine Christiane.

J’étais stupéfaite… tante Yvette ? Sa montre d’or brillait toujours à son poignet, pourtant, et pas un cheveu de son casque laqué n’avait flanché lorsqu’elle s’était penchée… Tante Yvette ! Si elle m’avait regardée, j’aurais… oui, certainement j’aurais dit des sottises. Mais tante Yvette ne m’a pas regardée. Avec sa grâce inimitable, cette élégance qui ne la quittait jamais et que je dirais aujourd’hui véritablement aristocratique, elle m’a tendu l’éponge et le flacon de produit détergent, puis, me laissant finir seule le lavabo, droite, mince et parfumée, elle s’est dirigée vers le petit coin que venait de visiter la reine Christiane, tenant entre ses mains gantées de caoutchouc, comme elles l’auraient été de cuir de Russie, une serpillière et un seau.

Je n’ai pas seulement rencontré Christiane, ce jour-là, mais aussi, d’étage en étage, dans toutes les loges et tous les « restrooms » que nettoyait ma tante, Patrick, Evelyne, et Freddy, et Mireille, et Sylvie… une foule de créatures scintillantes, caressantes, embrassantes, exigeantes, capricieuses et bavardes, dont les images se reflétaient, magnifiques, fascinantes, sur les glaces et les céramiques qu’astiquait sans fin tante Yvette.

Mon petit Polaroïd a fait merveille, j’ai rempli de signatures illustres tout mon carnet de moleskine. J’ai embrassé Sylvie, Eddy, Roger-Guy, et Gilbert et Jackie… j’ai même appris à astiquer les lavabos de marbre, à l’étage du Président.

Et jamais je n’ai dit, quand je suis revenue au village, ce que faisait vraiment la tante Yvette, dans ce Paris impitoyable, si sale et magnifique, qui allait moi aussi m’engloutir.

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11 commentaires pour Tante Yvette

  1. jill bill dit :

    Au fur et à mesure j’eus des soupçons sur la belle tante Yvette…. 🙂 On a sa fierté en faisant croire que là-bas…. Merci Carole,

  2. Corine dit :

    « toujours prête à venir festoyer ….sans rien apporter d’autre dans ses bagages de croco que les anecdotes fabuleuses dont elle nous régalait ». Mmm, la suspicion se réveille. Elle n’a pas « l’accent pingre » (!) dans sa personnalité. Puis le coup de fil. On se doute : elle cache, Tantine. Mais j’aurais voulu qu’elles remplissent toutes les 2 des pages et des pages dans leur secret. J’ai aimé profondément ce texte et ces 2 personnages. Tante Yvette n’a jamais déchu, ne s’est jamais enfilé d’aigres Cognac et a fait ses aveux à la petite fille, en lui offrant tout. Paris n’a pas toutes les clés, mais l’enlèvera jamais l’élégance d’une vraie dame. Je ressors toujours de chez vous émue.
    Coco

  3. Quichottine dit :

    Je me doutais bien de la fin… mais j’ai aimé, énormément, ta façon d’y arriver.
    Je suis toujours émerveillée par tes mots, par ces sentiments que tu nous fais éprouver lors de nos lectures chez toi.
    La petite fille a eu raison de ne rien dévoiler. Yvette est une vraie Dame, avec un D majuscule, et elle le restera.
    Passe une douce journée.

  4. Pastelle dit :

    On le sent venir, mais on se délicieusement happer par l’histoire, par tes mots. Un joli récit de faux semblants, mais de classe aussi…

  5. almanito dit :

    Un secret qui restera bien gardé, un peu par générosité de la part de la petite, un peu aussi pour que la belle histoire de tante Yvette garde son lustre et sa part de rêve.

  6. Certes, au début subjugué comme la petite et son entourage par l’éblouissante tante Yvette, arrivé à Paris à leur côté, j’ai vite compris – le détail du franc de la bourse de l’enfant, notamment -, ce qu’il se cachait derrière la « personnalité » de tante Yvette.
    J’ai aussi compris grâce à une simple et superbe métaphore incise : la photo qui apparaît « comme une langue de vipère qui aurait hésité » …
    Là, le voile est levé, tout s’éclaire : il faut que le rêve subsiste, à la fois grâce à l’image que tante Yvette donne d’elle à la famille et dans ce qu’en perçoit sa nièce : l’enfant, à l’encontre de la vérité qui sort de la bouche de l’appareil, ne sera pas cette langue de vipère qui détruirait le mythe de tante Yvette.
    Quel remarquable « Caractère », dans le sens où La Bruyère en brossa, vous nous offrez ici, Carole !

  7. Cendrine dit :

    Tante Yvette me rappelle ma tante Simone… des froufrous dans mes souvenirs d’enfance, son parfum comme un nuage, ses robes et son image, ses rêves enjolivés… Beaucoup d’émotion dans ce texte remarquable où les Caractères sont musicalité.
    Amitiés Carole
    Cendrine

  8. mansfield dit :

    Un très beau récit. Des tantes Yvette il y en a beaucoup. De petites gens qu’on ignore et qui ne savent comment être vues! On sent une grande tendresse pour le personnage, on décortique dans concession un système qui n’accepte que les gens bien nés!

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