Le cadre

   Depuis combien de temps était-il ainsi, de travers, sur le mur d’en face ?

    Il devait bien y avoir plusieurs jours. Des mois même. Des années peut-être. Qui pouvait savoir ? Il avait dû glisser, peu à peu, glisser… très lentement, poussé par un déséquilibre infime du mince cordon qui le retenait, et, peu à peu, lentement, très lentement, fléchir, s’incliner… Jusqu’à ce qu’enfin il devienne impossible de ne pas le remarquer. C’est toujours de cette façon que les choses évoluent… se mettent à devenir insupportables… Presque rien tout d’abord, un léger détail, qui, sans qu’on y prenne garde, insensiblement, s’accentue, s’alourdit. Il y faut des jours, des mois et des années, souvent, mais, inéluctablement, cela suit sa pente, jusqu’à ce que ni le regard ni la pensée ne puissent plus s’en détourner. Jusqu’à l’inacceptable.

    C’était ce qui s’était produit, de toute évidence, avec ce… ce… disons ce… tableau… Que représentait-il, au fait ? On aurait dit… hum… un portrait… une sorte de visage… déformé par l’absurde prétention cubiste du peintre… ou alors une pièce… une chambre, un réduit… un bureau, pourquoi pas ? enfin quelque chose d’étroit et de gris… ou… non, c’était plutôt un visage… on distinguait assez bien, là, dans le coin gauche, en y réfléchissant, l’arrondi d’un oeil noir, grand ouvert, sévère…

    Mais à quoi bon se casser la tête à analyser ce… disons, cet élément décoratif… De toute façon, et sa seule présence sur le mur de ce bureau suffisait à en apporter la preuve, il ne s’agissait que d’une oeuvre sans valeur – une de ces productions dénuée de grâce et d’originalité qu’on ne conçoit que pour décorer des bureaux, des salles d’attente ou des cabinets de dentiste, que les années, de plus, avaient ironiquement mouchetée de minuscules fientes d’insectes qui avaient fini par se mêler presque magistralement aux lignes cubistes et aux aplats tachistes. Une oeuvre, c’était d’ailleurs un bien grand mot… C’était plutôt une… voyons… une image, neutre, confuse, une toile grisâtre, sans autre encadrement que cette bordure d’un gris plus foncé qui en marquait le tour, une image d’ambiance, en somme, comme il y a des musiques d’ambiance, destinée à n’être sur son mur qu’une forme aussi invisible que visible, simulant la fantaisie mais impeccablement rectangulaire – un cadre, en somme, une production conçue d’emblée pour économiser l’encadrement, parce qu’elle était elle-même le cadre, tout simplement un cadre. Voilà, tout simplement, c’était le mot, un cadre – un cadre interchangeable, correct, moderne et gris, en accord avec les murs gris, avec la moquette grise et les fauteuils gris, avec la lumière grise et le paysage gris derrière la baie vitrée.

    N’était-ce pas curieux, malgré tout, de se rendre compte aujourd’hui, aujourd’hui seulement que ce cadre s’était à ce point incliné sur le mur qu’on pouvait craindre de le voir tomber et se briser, que ce cadre qu’il avait eu devant lui pendant tant d’années, qui pendant tant d’années, avait, à sa manière, veillé sur son travail, vieilli sur ses dossiers, il ne l’avait jamais regardé… non jamais… n’était-ce pas là le plus curieux ? Que jamais il ne se soit demandé ce que c’était que ce cercle, là, noir dans le cadre gris, si c’était bien un oeil, et, si vraiment c’était un oeil, ce qu’il regardait, à qui il appartenait. Que jamais il n’ait réfléchi à cela, que jamais il n’ait essayé de comprendre ce que pouvait représenter l’ensemble confus des arêtes, des cubes et des taches qui s’enchevêtraient sans direction claire, ne laissant émerger que la délicate moucheture brune des fientes d’insecte, et cette forme ronde, sombre, si étrangement ronde et sombre qu’on aurait cru l’arrondi d’un oeil, d’un oeil noir et ouvert, dans le gris terne des lignes serrées… 

   Qu’il ait fallu que peu à peu, entraîné par son poids, le cadre se mette à pencher si nettement sur le mur que son regard indifférent ne puisse plus éviter de le remarquer.

    Il se leva, soudain intrigué. S’approcha.

    Décidément, c’était bien un oeil, ce cercle, dans le coin gauche… un oeil rond et sombre qui s’était posé sur lui dès qu’il s’était mis en marche, et qui paraissait maintenant l’observer avec curiosité.

     Oh, il n’allait pas se laisser intimider par un cercle de peinture noire… Il s’approcha plus près encore, se hissant sur la pointe de ses mocassins neufs. Mais même en tendant les bras, le cadre était trop haut.

     Si haut ? Pourquoi ? Cela aussi, pourquoi ne l’avait-il pas remarqué jusqu’alors ?

    On ne pouvait pas s’empêcher, pourtant, de penser à une intention particulière, à une règle qu’on se serait donnée…  : accrocher les cadres qui ornent les bureaux personnels le plus haut possible, pour que les occupants prennent bien conscience, en voulant les redresser, que, bien qu’assez haut placés pour qu’un cadre personnel leur soit attribué, dans un bureau personnel, ils ne faisaient pas partie pour autant des plus haut placés, des rarissimes chanceux dotés d’une stature d’exception.

      Il tira l’un des fauteuils à roulettes réservés aux invités, retira ses chaussures, regretta aussitôt d’avoir pris le matin cette paire trop petite qui boudinait ridiculement ses orteils et entravait ses mouvements, puis, décidant de passer outre, grimpa, et s’efforça de se tenir en équilibre sur le  siège instable.

      Quand enfin il y fut parvenu, d’un coup sec il décrocha le cadre et le retourna.

      Le crochet, sur le mur, était toujours droit et bien enfoncé dans le plâtre, ce n’était pas lui qui était en cause. Quant au cordon, bien qu’un peu usé, naturellement, après tant d’années, il semblait malgré tout capable de résister encore. Il suffirait de l’ajuster, d’équilibrer les deux moitiés sur le crochet, géométriquement, impeccablement, de façon à ce qu’aucune poussée vers la pente, de droite ou de gauche, ne puisse plus s’exercer…

       Il replaça le cadre sur le crochet, tout en essayant de maintenir son équilibre sur le fauteuil à roulettes, s’y reprenant à plusieurs fois, vérifiant la symétrie, reculant prudemment le buste, puis le rapprochant tout aussi prudemment, avant de le reculer encore, rajustant ses lunettes pour être sûr de ne pas se laisser influencer par ce maudit astigmatisme qui le gênait depuis toujours… Puis, quand il fut enfin parfaitement satisfait, il s’attarda un instant à le regarder encore… Cet oeil… il n’avait rien d’extraordinaire, vu de près, cet oeil, ce n’était même plus vraiment un oeil, tout au plus un simple cercle noir, même pas bien appliqué sur la toile… quelque chose comme un zéro aux contours de gelée tremblotante qu’on aurait couché là négligemment… le laissant s’incliner, s’affaisser et tomber comme ces montres molles que… où donc avait-il vu cela, déjà ? Ridicule.

      Pourtant cela restait surprenant… un unique cercle sombre dans l’incompréhensible enchevêtrement des lignes, des arêtes, des rectangles et des cubes…

      Le cadre était signé, après tout. L’auteur n’avait pas manqué d’une certaine ambition. On pouvait lire tout en bas, à droite, un nom aux lettres elles-mêmes enchevêtrées et inclinées jusqu’au cercle minuscule et plus foncé du i… Lutos…strawki… Lutaslow…ski… Lotaw…slazcski…

      Impossible de lire avec certitude… Jamais entendu parler en tout cas… un nom à coucher dehors… un nom qui semblait se coucher sur le cadre, tant il était lui aussi penché. Un nom lourd de défaites, aurait-on dit. Un pseudonyme, naturellement, un de ces noms que s’attribuent ces peintres dénués de toute inspiration, qui ne savent employer le peu de talent qu’ils possèdent qu’à irriter l’esprit de ceux qui parfois, contre toute attente, se prennent à observer ces cadres sans intérêt qu’ils produisent à la chaîne… Et ce jusque dans leur signature illisible et contournée. Avait-on idée…

    Mais il avait autre chose à faire que de s’occuper d’un cadre. Il avait tant de responsabilités, tant de problèmes à résoudre, tant de tâches à mener à bien. 

     Il se replongea dans ses dossiers. Ce 112, tout particulièrement, était si délicat. Il allait falloir convoquer, faire comprendre, et même se déplacer en personne, expliquer, négocier, réexpliquer, être ferme, hélas… car en période de crise on ne pouvait pas faire de sentiments. Il ferait face, évidemment, il fallait faire face.

Certes, ce n’était pas de gaieté de coeur. Il lui pesait, ce dossier 112… oh, comme il lui pesait ! il n’y avait pas de raison particulière, enfin pas de raison plus particulière que d’habitude, mais voilà, il lui pesait, ce dossier, le dernier arrivé sur la pile, il lui semblait écrasant, insurmontable. Cette fois, il n’y arrivait pas…

     Il releva les yeux. C’était incroyable… : sur le mur le cadre avait déjà glissé. Il avait pourtant si soigneusement ajusté le petit cordon. L’avait si bien équilibré. Avec une parfaite symétrie. Comment était-ce possible ? Pourtant, oui, indéniablement le cadre avait glissé. Très peu, mais tout de même.

     Et alors ? quelle importance, à la fin, ce cadre moche, quelle importance, s’il était légèrement de travers ? Et s’il voulait se décrocher tout à fait, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Il n’allait quand même pas recommencer l’opération, prendre le risque à nouveau de se déchausser, de grimper… si quelqu’un entrait et le voyait ainsi ? Et puis quelle importance ? Si ce cadre clochait, on en trouverait un autre, c’était tout simple, il en parlerait à la Presle des assistantes et elle saurait réagir efficacement. Des cadres, il n’en manque pas, ça se remplace, les cadres.

    Il se repencha sur le dossier 112. Un dossier délicat, certes, mais un dossier qui avait déjà trop longtemps traîné, un dossier qu’on lui avait expressément demandé de… Puisqu’enfin le plus rapidement serait le mieux.

    Mais sur le mur, en face, le cadre… eh bien, oui, à n’en pas douter, il avait encore continué à glisser. Très peu. Mais tout de même. C’était exaspérant, à la fin. Il fallait en finir. Une bonne fois pour toutes.

    Cette fois, il retourna complètement le cadre, étudia de très près le cordon. Evidemment, cette légère usure, cela pouvait le fragiliser. Mais le remplacement du cordon serait plus risqué encore. D’ailleurs l’usure n’expliquait rien. Le problème devait venir du cadre lui-même… on pouvait imaginer, par exemple, qu’il soit un peu plus lourd d’un côté que de l’autre… à cause de ce surplus de peinture, par exemple, du côté de l’oeil… – n’était-ce pas justement de ce côté, toujours, qu’il s’obstinait à pencher ? – un milli, un microgramme supplémentaire, seulement, peut-être, mais dont il fallait tenir compte pour équilibrer la cordelette… Si bien qu’en ajoutant un quart, un huitième, voire simplement un dixième de millimètre sur la droite, on devait pouvoir rétablir… mais un calcul si compliqué… pouvait-on effectuer un calcul aussi compliqué pour raccrocher un cadre ? Pouvait-on, devait-on consacrer tant d’efforts à un problème aussi vain ? Ne serait-il pas plus simple de remplacer ce cadre par un autre ? C’est ce qu’on faisait, normalement, remplacer. Il allait demander qu’on le remplace, ce cadre au cordon abîmé, voilà tout. 

       Ou alors… ou alors le problème provenait du crochet sur le mur… Le crochet. Ce devait être le crochet. Un crochet X. Un peu terni, mais encore en bon état. Il passa sa main sur le métal, tira doucement, puis plus fort… Le crochet… en effet, il venait sous les doigts sans effort… déjà il était entièrement sorti de son logement et… et à l’emplacement où il s’était trouvé, il y avait ce trou, très rond, très petit, une simple piqûre d’épingle sur le mur et pourtant irradiant une lumière étrange, intense, colorée… N’y avait-il pas, là derrière, quelque chose ? Quelque chose qui aurait très bien pu expliquer…

      Il retira ses lunettes, appliqua son oeil droit sur la piqûre d’épingle. On n’y voyait que des formes imprécises, des lueurs éparses… ah, ce siège instable… pourquoi équipait-on de ces machins à roulettes les bureaux dont les murs étaient chargés de cadres à redresser, au lieu d’y mettre de bons escabeaux et des chaises de bois ? C’était idiot, inadapté, infernal, ces roulettes qui voulaient toujours vous emporter quelque part, ailleurs que là où vous vouliez aller vous-même… 

       Cependant, à force de regarder, il commençait à deviner quelque chose… C’était comme dans ce jeu d’autrefois, comment s’appelait-il, déjà, ce jeu ? le ka… le kaléidoscope, bien sûr… des formes colorées, inattendues, qui s’assemblaient aléatoirement, bizarrement… jusqu’à devenir fascinantes et magiques. Il appliqua son oeil gauche sur l’imperceptible ouverture… et découvrit d’autres formes colorées, qui s’assemblaient autrement, mais toujours aussi fantastiquement… C’était très joli, très curieux… Il avait beaucoup aimé, dans son enfance, ce jeu du kaléidoscope,

mais il n’était plus un enfant ! Et, si celui qui avait accroché le cadre, jadis, avait eu du temps à perdre à installer dans le mur ce dispositif disons… kaléidoscopique, il avait, quant à lui, maintenant, tout de suite, un lourd travail à mener à bien, un travail sérieux, urgent, de grosses responsabilités, pas un instant à perdre. Des dossiers l’attendaient. Des dossiers importants.  

        Il replaça le crochet, vérifia qu’il était bien droit dans son logis de plâtre, puis raccrocha très soigneusement le cadre, en prenant soin de réserver un cinquième de millimètre de cordon supplémentaire sur la droite. Puis il descendit prudemment du siège, et revint à son bureau.

      Le devoir l’appelait, bien sûr. Ce dossier 112… Il n’y pensait pas sans angoisse, et la pile, au-dessous de lui, de tous les autres dossiers que ce numéro 112 avait fini par recouvrir, s’élevait de plus en plus haut, de plus en plus désordonnée, si haut et si désordonnée qu’elle allait immanquablement finir par s’écrouler.

    A moins, bien sûr, qu’il ne trouve enfin la force de régler l’affaire, d’en finir  ! Ce n’était pas la première fois, dans le poste qu’il occupait, forcément, ce n’était pas la première fois qu’il était obligé de procéder à… oh, des dossiers 112, il en avait traité des dizaines, des dizaines de dizaines, et de bien plus délicats encore, sans état d’âme… mais cette fois… Il n’aurait pas pu expliquer pourquoi ce n°112, soudain, lui avait paru si pesant, si douloureux, si impossible à régler. Sans doute était-ce justement à cause de cette façon dont les choses évoluent… de ce moment, venu si lentement, très lentement, le moment où…

   … car cette fois, sans savoir pourquoi, cette fois, alors même que jusqu’alors il n’avait jamais observé en lui-même la moindre prédisposition à de tels états d’âme, il ne pouvait plus… n’arrivait pas à se résoudre…

.

   Le lendemain, en entrant dans son bureau, il eut peine à réprimer un juron – aurait-ce été un juron d’angoisse, de colère, ou de révolte ? – un simple gémissement de lassitude, peut-être. Il préféra ne pas approfondir et se félicita d’avoir retenu l’expression précise de ses sentiments.

   Car le cadre… le cadre penchait très, très nettement sur le mur. Du côté droit. La veille, il lui avait bien semblé que c’était du côté gauche… Et maintenant le côté droit ! C’était à n’y rien comprendre. Mais peu importait le côté. Le penchant, c’était là le point. Le Hic, comme on dit. Le Hic dont ce X, l’inconnue de l’équation, était l’abscisse…

    Sans même s’asseoir à son bureau, il s’empara du siège à roulettes que la femme de ménage avait remis en place, le roula, se déchaussa, remarqua que l’une des chaussettes où se boudinaient ses orteils avait enfin craqué – mais il n’en serait que plus à l’aise – grimpa, décrocha de nouveau le cadre…

    Quelqu’un, sur le seuil de la porte, émit un cri aigu. Un de ces cris perçants et pénibles que certaines femmes haut perchées et maquillées – personnes impeccables dont le monde surabonde – poussent en présence des insectes ou des souris, des petits animaux incongrus qu’un incident quelconque a sortis inopinément de leur ombre protectrice, et projetés soudain en pleine lumière. 

    Il sursauta. Le siège se mit à rouler inopinément sous ses pieds, il tenta de reprendre son équilibre, mais rien n’y fit, et pour finir il s’affala sur la moquette grise, tenant toujours le cadre dans ses bras.

    Cette fois, il est vraiment tombé, pensa-t-il. Et ça devait arriver.

    Comment avait-il pu oublier ? Mademoiselle Presle. C’était mademoiselle Presle, bien entendu. Mademoiselle Presle venue chercher les instructions pour la matinée, comme il était de règle. Mais pourquoi regardait-elle de cette façon le trou de sa chaussette – et pourquoi d’ailleurs ce matin avait-il remis cette paire plus bien propre et tellement trop juste, alors qu’il en avait tant d’autres, qui s’entassaient dans ses tiroirs ? Pourquoi restait-elle à la porte à regarder, sans même essayer de l’aider à se redresser, et pourquoi tendait-elle ostensiblement cette lettre ? Les lettres, normalement, c’était lui qui les recevait, qui les ouvrait et les lisait, et qui les lui transmettait pour archivage… On n’en recevait d’ailleurs presque plus, depuis que les messageries électroniques avaient pris le dessus… Et ce toussotement agacé, maintenant… Quelle farce, quelle mascarade, cet étalage de dignité, de la part de cette Presle que tout le monde appelait Stéphanie, il n’y avait pas si longtemps, quand elle n’était encore qu’une petite stagiaire, et qui, depuis qu’elle était montée en grade, s’était si bien monté le cou qu’elle ne se faisait plus appeler que mademoiselle Presle.

   Mais peu importait, elle arrivait à point nommé, la Presle, la Presle des assistantes, comme il disait quelquefois, quand il était d’humeur à plaisanter – quand elle était d’humeur à supporter ses plaisanteries – ce qui, à vrai dire, arrivait de moins en moins souvent.

    Il se remit debout, posa le cadre à terre, s’efforça d’oublier le trou de sa chaussette, et se recomposa une mine d’autorité sévère. 

—Ah, mademoiselle Presle, puisque vous voilà enfin, j’avais justement un service à vous demander… ce cadre, vous voyez, là, ce cadre… il a une fâcheuse tendance à pencher… j’étais justement en train d’essayer d’ajuster le… enfin, vous savez bien, le petit cordon qui sert à accrocher… le X…. de l’ajuster sur l’incon… d’un cinquième de milli… enfin, vous me comprenez…

Alors si vous vouliez bien m’aider… vous m’apporteriez tout se suite un fil à plomb… et un clou, apportez-moi aussi un clou… pour suspendre le fil à plomb, c’est indispensable…

—Un fil à plomb ? un clou ? Pour redresser ce… Monsieur Cortot, c’est vous qui feriez mieux de vous redresser… si vous le pouvez encore…

—Me redresser, sans clou, sans fil à plomb ? Allez, immédiatement, mademoiselle Presle, me chercher…

—Vous n’imaginez pas, monsieur Cortot, que j’entasse dans mon bureau des clous, des vis et des bouts de ficelle ? Que j’emporte des fils à plomb dans mes poches et des tabourets pliants sous mes jupes ? Non, monsieur Cortot, vous buvez trop. Je n’ai pas ce que vous me demandez.

—Vous n’avez pas ? Alors allez, allez, allez, je ne sais pas, moi, au Franprix, au kiosque à journaux, au Vase de Sèvres, au…

—Au Vase de Sèvres ? Vous plaisantez, monsieur Cortot, vous savez parfaitement qu’ils ont fermé il y a trois ans… qu’il n’y a plus de quincaillerie, dans le quartier… plus aucune, évidemment. 

—Plus de quincaillerie ? Alors demandez… débrouillez-vous, demandez, demandez… au concierge d’en face, tiens ! je suis sûr qu’il a ce qu’il faut, lui, tous les concierges ont toujours dans leurs poches des fils à plomb et des clous… 

—Monsieur Cortot… passons aux choses sérieuses, voulez-vous…

    Comment osait-elle parler ainsi, cette Presle ? Est-ce que c’était à elle de décider ce qui était sérieux et ce qui ne l’était pas ?

—… j’ai un message à vous remettre… un message imprimé, qu’on m’a spécialement chargée de vous remettre en mains propres, puisque vous ne répondez plus à vos courriels…

    Et cette façon qu’elle avait de dire courriel, comme une bonne élève s’appliquant en dictée…

— …un message très important de la part du…

—Cela attendra, mademoiselle Presle… Le concierge d’en face ! il y a encore des concierges, je pense ? allez le trouver… un clou, un fil à plomb, il comprendra… dépêchez-vous…

—Très bien, monsieur Cortot. Puisque c’est ce que vous voulez, je pose la lettre sur votre bureau. C’est au sujet du dossier 112… une lettre signée du… ça ne peut pas attendre, je n’en dis pas plus. C’est vraiment extrêmement…

—Et vous n’êtes pas encore partie, mademoiselle Presle ? C’est vous qui ne comprenez rien… un fil à plomb, un clou, je vous ai dit… vous ajouterez aussi un tube de ce plâtre tout prêt, vous savez, pour reboucher les trous, ce plâtre en pâte qu’on vend prêt à l’emploi, et une petite truelle, il aura bien ça aussi dans ses poches, le concierge, c’est urgent, je vous dis, urgent.

    Il était de nouveau grimpé sur son siège, pour examiner le crochet. Décidément, ce siège était instable… et le crochet… il tenait mal, ce crochet. Sur la paroi le petit trou du X, enfoncé dans le plâtre blanc comme au creux d’un gâteau crémeux, s’était tellement élargi qu’en y appliquant l’oeil on apercevait maintenant une sorte de paysage lumineux… un… oui, un jardin de mai vert et fleuri, tout rempli de soleil et d’oiseaux… et, là, au fond,

… il distinguait difficilement… mais son œil s’habituait… il lui semblait maintenant reconnaître la table de jardin toute blanche, et les chaises de métal blanches aussi, si gracieusement ouvragées, en forme de fleurs épanouies… il élargit le trou avec le bout du crochet, remonta ses lunettes sur le dessus de son crâne dégarni, pour mieux voir…

—Monsieur Cortot, n’allez pas tomber de nouveau de votre… piédestal.

—De ma charrette, mademoiselle Presle, vous pouvez vous exprimer avec franchise.

—En tout cas je vous ai apporté ce que vous m’avez demandé.

    La Presle jeta sèchement sur la moquette le clou et le fil à plomb.

—N’oubliez pas de prendre connaissance de la lettre, quand vous aurez fini. Elle est du… Il veut vous voir avant…

    Elle sortit sans achever sa phrase, digne et raide de réprobation contenue.

    Mademoiselle Presle… c’était la première fois qu’elle… la première fois qu’il… mais quelle importance, ce que pouvait penser cette Presle… elle se croyait précieuse et indispensable, incapable de se déchausser et de grimper sur un fauteuil à roulettes pour inspecter les murs, et plus encore incapable d’en tomber, parce qu’elle était encore jeune, énergique, ambitieuse, la Presle des assistantes, eh, eh… mais un jour, un jour, elle aussi serait jetée toute dépeignée dans un dossier 112, tout le monde, un jour, se retrouvait à bas, couché dans un dossier 112, abattu dans la paille d’une charrette… c’était ce qu’on appelait la crise… qui depuis longtemps a cessé d’être une crise, la crise, ce processus moderne, permanent et mystérieux, qui change en cas et en dossiers les vies qui penchent… procédant pour ce faire à des annonces et à des réunions, suivies d’entretiens et d’avis notifiés par lettre… si lourdement entassés sur les bureaux à roulettes des employés qui valsent, qu’ils finissent à la fin par les faire tomber tout à fait, tous autant qu’ils ne sont plus…

   Avec le clou il creusa encore un peu le plâtre, s’aidant du poids du fil à plomb pour s’en faire un marteau. Cette fois, la lumière inondait son visage, et il voyait tout très nettement. Le beau jardin, la balançoire, et le petit vélo rouge… et les vieilles gens attablés qui devisaient tout doucement, en buvant du sirop… et ce petit garçon, qui mangeait des fraises avec ses doigts  – Oui, c’était bien lui… lui qui courait maintenant vers la balançoire, et qui, l’apercevant soudain, venait de se retourner pour lui adresser un clin d’oeil malicieux.

    Oh, il le savait bien, ce qu’elle contenait, la lettre que mademoiselle Presle avait posée sur le bureau. Il le savait bien, ce qu’on attendait de lui. On ne peut pas se permettre. Compte-tenu de la crise. Des exigences. De la concurrence effrénée. Savoir trancher. Tailler dans le vif quand il le faut. Au bon moment émonder les rameaux qui ralentissent la croissance des branchages plus élevés. 112, 113, 114, 506, 1817, 10781, 945014, 6936548… Il y en avait tant, de ces dossiers à régler, partout. Est-ce que quelqu’un, quelque part, une Presle quelconque, en tailleur-escarpins, en tenait vraiment le compte général ? Ou bien n’étaient-ce toujours que des zéros, des zéros, des zéros qui s’affaissaient les uns après les autres comme des fientes d’insectes en forme informe de défaites…

      Mais ce petit garçon, là-bas, est-ce qu’il croyait vraiment faire le tour du ciel sur sa balançoire ? Comme il s’envolait haut… comme il semblait y croire…

    Il cogna doucement sur le mur avec le clou. Toc, toc, fit doucement le clou. Et la porte s’ouvrit, juste au-dessous du cadre, une porte verte, échevelée de glycines.

    Sans se presser, toujours perché, il bourra d’enduit l’espace béant tout autour du crochet, attendit quelques instants que la pâte durcisse, fixant le crochet bien au centre. Puis il replaça posément le cadre gris sur son cordon usé, en vérifia l’équilibre de nouveau impeccable, eut une pensée pour celui qui lui succéderait et qui s’assiérait là, bientôt, intraitable et très droit, face au dossier 112 qui serait déjà le 113. Celui, ou celle, car qui savait si ce ne serait pas la Presle elle-même, enfin promue, qui prendrait place au bureau de son déchu chef ?

    Face au dossier 113 et au dossier 114. Face au dossier 506. Face au cadre qui aurait recommencé à pencher sur son mur, comme l’aiguille lente au cadran des carrières, en l’observant de son grand oeil tout rond qui s’affalait déjà comme une montre molle, penchant vers le zéro.

     Face au cadre qui n’aurait pas encore retenu son attention.

    Poussée par un vent parfumé, la porte s’ouvrit en grand, avec la voix chuintante et si tranquille du vieux portail vert. Il reconnut l’odeur des lilas tièdes dans le soir inondé de soleil. A l’intérieur du ventre rebondi du grand poste de radio qu’on avait posé sur la table, le petit orchestre entonnait déjà son refrain…

    Il se laissa glisser à terre, aussi agile qu’autrefois, quand il sautait de la balançoire, repoussant du pied le fauteuil à roulettes qui se mit à valser en tournant sur lui-même,

   enfourcha le petit vélo rouge qui aurait vraiment pu traverser l’univers, s’il avait su le rêver assez fort,

   prit au passage sur le porte-bagage le lourd dossier 112 qui attendait tout tremblant sur le haut de la pile, et dont les feuilles envolées tourbillonnaient déjà, légères et bleues, dans le vent du printemps,

   laissa sous le bureau ses chaussures désormais bien trop grandes.

    Et referma sans bruit le portail derrière lui.

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6 commentaires pour Le cadre

  1. almanito dit :

    On se sent un peu dans l’univers de Marcel Aymé, quand les objets jouent des tours au personnage, terrible fauteuil éjectable qui sent la fin de carrière et ce cadre grâce auquel il va se retrouver après s’être perdu. Est ce qu’on ne passe pas à côté de sa vie quand des dossiers 112 finissent par nous faire oublier l’essentiel, ce que l’on est?

  2. luciole 83 dit :

    Waouuuuh ! haletant et passionnant ! A peine pouvais-je respirer… Qui n’a pas connu un dossier 112 au cours de sa vie de bureau (ou autre) qui englue et fait perdre tout espoir ? Mais comme Almanito a si bien exprimé ce que j’aurais aimé dire…
    Magnifique !
    Bises

  3. eMmA MessanA dit :

    J’ai eu grand plaisir à découvrir cette nouvelle magistralement menée, à l’écriture fine, au déroulé captivant.
    Un jour vient le moment de passer de l’autre côté du miroir (ou à travers le mur) pour entrer dans le rêve ou l’imaginaire en laissant derrière soi ce que l’on a cru important et indispensable, alors qu’il n’était que routine et contraintes…
    Toutes mes félicitations, j’ai passé un très bon moment pendant cette lecture matinale d’une traite.

  4. Quichottine dit :

    Qu’ajouter à ce qui a déjà été dit ?
    Juste que j’ai aimé le suivre, et je me suis demandé ce que j’aurais fait.
    Passe une douce journée Carole.

  5. Livia dit :

    J’aurai adoré jouer les passe murailles pour m’en aller dans un si beau jardin…

  6. Cardamone dit :

    J’adore ta façon de mêler dimensions sociale et poétique. Encore un très bon texte!

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