Poussière de lune

Sur la piste, elle dansait seule, les yeux mi-clos.

La piste, évidemment, n’aurait pas pu contenir une foule. C’était une piste de bois démontable et transportable, un plancher étroit qui n’aurait pas supporté le poids d’une trop vaste affluence, mais ce soir, tout de même, on pouvait dire que les danseurs se faisaient rares.

Elle était arrivée la première, et, longtemps, elle était restée seule, à tourner toute seule, les bras légèrement entrouverts. Puis était arrivée une grand-mère alerte qui avait dansé avec sa petite-fille, et deux très vieilles femmes qui avaient valsé ensemble à tout petits pas. Finalement, elles avaient été cinq, sur le plancher de bois. Cinq femmes sans hommes.

Ce n’était pas inhabituel.

Les gens aimaient bien écouter la musique, ils s’assemblaient autour de la piste, paraissaient heureux, applaudissaient, souvent, mais il n’y avait jamais grand monde pour danser, dans ces villages où il venait, tous les ans, pour le 14 juillet, avec son camion. Quelques couples seulement venaient tourner en amoureux, le plus souvent des vieux, et plutôt en deuxième partie, après le feu d’artifice. Peu, si peu de jeunes. Les bals du 14 juillet, ce n’était plus la mode… Et puis les jeunes, maintenant, ils n’étaient plus dans les villages. Ils s’en allaient si loin chercher du travail, désormais, qu’ils ne revenaient même plus pour les vacances d’été. Alors les femmes seules, vieilles ou moins vieilles, et les petits-enfants en visite, tranquillement, avaient pris le relais, sur la petite piste de bois grisâtre.

Il posa son accordéon, prit le micro, commença à chanter : « J’irais bien refaire un tour du côté de chez Swann… ». Les gens, autour de la piste, se mirent à applaudir. La chanson plaisait toujours. Ici, on aimait bien ces chansons du passé qui parlaient du passé, du temps où le ciel était bleu et les jeunes filles en fleurs, et les villages peuplés.

Sur la piste les deux vieilles femmes souriaient, heureuses. La grand-mère dansait maintenant avec un tout petit garçon qui marchait à peine. Et elle, toujours seule, continuait à tourner sur elle-même, les yeux mi-clos.

Elle était blonde – trop blonde peut-être, platine, comme on ne l’est plus aujourd’hui que passé quarante ans -, elle portait une robe jaune à dessins géométriques, moulante  et courte – trop jaune, trop moulante pour sa poitrine lourde, trop courte, aussi, pour ses jambes un peu fortes. Et tellement sixties. C’était une femme sans rien d’extraordinaire, presque ridicule dans son désir de paraître plus jeune qu’elle n’était. Mais gracieuse encore tout de même. Séduisante, finalement.

Elle dansait seule au son de son accordéon depuis si longtemps qu’il avait l’impression de ne jouer que pour elle. C’était elle, peut-être, qui lui mettait au coeur cette ombre de mélancolie. Ou plutôt qui était venue se glisser, le prolongeant de son tournoiement jaune et gracieux, dans le rayon de tristesse vague qui ternissait pour lui la fête, ce soir-là.

Il avait plu une bonne partie de la journée, au point qu’on avait commencé à s’inquiéter pour le feu d’artifice. Le soir, enfin, les nuages avaient daigné lever leur rideau sombre sur les bouffées de pétards que jetaient les enfants, saluant les bouffées de musique allègres de la petite fanfare qui passait dans les rues, entre les longues escales silencieuses aux tables pavoisées de drapeaux et de bouteilles où les musiciens en uniformes posaient leurs ventres rebondis. Il ne pleuvrait pas, finalement, mais le temps était resté couvert, la lune n’apparaissait que furtivement entre les nuages, et sa lumière troublée semblait se charger de poussière en glissant vers la terre. De la poussière d’en-haut, tournant dans les lumières de la fête comme une danseuse fanée aux yeux mi-clos.

C’était la première fois qu’il jouait sans Freddy, au 14 juillet. Pauvre Freddy…  Quand il allait le voir il prenait toujours cette voix tranchante et aiguë, cette voix de verre qui sonnait le vide et qu’il ne s’était jamais connue. Il parlait, vite, très vite, s’efforçant à l’enthousiasme, sans regarder Freddy, découpant dans le vide avec sa voix de verre brisé leur avenir d’artistes. Il élaborait toutes sortes de projets. Ils allaient acheter un vrai camion, presque neuf. On pourrait y mettre plus de matériel – une sono puissante, une vraie piste en bois ciré. On embaucherait un batteur. Peut-être même un saxo. Et une basse. Ce serait formidable d’avoir aussi une basse.

Freddy faisait semblant d’y croire. De toutes ses forces il voulait y croire. Mais ils le savaient bien, tous les deux, ce que serait l’avenir, et que Freddy n’y serait plus. Emporté quelque part dans le néant qui tourne autour du monde. Comme un point minuscule tournoyant dans le vide autour d’une étoile inconnue. Bien plus loin que la lune.

Pendant des années ils avaient joué ensemble, de village en village et de fête en fête, les samedis, les dimanches, les 14 juillet. Tous les deux. Rien qu’eux deux. Lui à l’accordéon et au chant. & Freddy au clavier. Bili & Bolo. Bolo & Bili. Unis par l’esperluette qui était comme un nœud d’amitié, sur le vieux Type H étoilé de notes de musique roulant dans les campagnes.

C’était un duo qui fonctionnait parfaitement. Ils ne se disputaient jamais ni la vedette, ni la recette. Ils partageaient tout. Le répertoire et le cachet, la location du camion, les frais de carburant et d’assurance, les petits succès, les grands échecs. Les applaudissements si légers, l’indifférence si lourde. Tout. La nuit, ils se couchaient côte à côte, à l’arrière du Type H, sur leurs matelas gonflables. Ils dormaient là, entre les instruments et le plancher démontable. Puis ils reprenaient la route, ensemble. Et le lundi ils se retrouvaient encore, à l’usine Saunier où ils étaient tous les deux ajusteurs.

C’était Fred qui avait eu l’idée des bals musettes. Il venait d’entrer chez Saunier, et il s’était assis en face de Fred, le midi, au restau d’entreprise. Tout de suite ils avaient parlé musique. Ils s’étaient aussitôt aperçus qu’ils étaient complémentaires : Freddy au clavier, lui au chant et à l’accordéon. Tous deux enfants de la campagne et rompus aux festivités rurales aussi bien qu’aux répertoires « vintage » – comme on disait sur Radio-Nostalgie. Et puis n’étaient-ils pas, déjà Bili & Bolo, Fredéric Billy et Jean-Paul Bolo ? – leurs noms eux aussi paraissaient faits pour vivre ensemble une vie plus libre et joyeuse, une vie de saltimbanques. Ils avaient vite compris qu’ils pourraient faire un bon duo sur le créneau des bals populaires. Pas tout à fait en professionnels, évidemment, ils n’allaient pas se lancer tout de suite en vrais professionnels, on verrait plus tard. Mais ils pouvaient tourner les dimanches et les jours fériés, en complément du boulot chez Saunier. S’offrir une deuxième vie pailletée de musique, d’amitié et de joie, une bonne vie de vedettes villageoises, éclairant l’autre, si sombre et froide dans le bruit métallique de l’usine.

Ils avaient d’abord joué pour eux-mêmes, chez l’un, chez l’autre, sans public. Puis Fred avait déniché la sono, le plancher et la petite estrade, avec sa toile de tente et son jeu de spots, dans une vente. Il n’y avait plus eu qu’à prospecter les mairies pour se faire connaître, et à faire les garages pour trouver le camion – un vieux « Type H » Citroën des années 60 qu’ils avaient retapé et repeint en gai, avec des étoiles et des notes de musique qui s’entremêlaient et se nouaient comme l’esperluette – Bili & Bolo / Bolo & Bili.

C’était une façon d’arrondir les fins de mois, évidemment. C’était plutôt une façon de vivre sans renoncer tout à fait à ces rêves de succès qui avaient rythmé leur jeunesse. De vivre au moins un peu de la vie insouciante et légère des forains, des artistes ambulants, puisqu’ils n’avaient pas pu vivre de celle des stars dont ils avaient si passionnément écouté les disques et imité les manies flamboyantes, dans leur jeunesse de fans villageois.

Ils apportaient de la joie dans les petits bourgs isolés, ils roulaient à travers les champs et les forêts, ils jouaient sur des estrades illuminées de spots, devant des commerces fermés et des maisons à vendre. On les applaudissait, on les reconnaissait souvent. Et même, on les aimait. Les jours de tournée étaient des jours faciles où tout était possible. Quelquefois, l’été, après les bals, ils ramenaient des filles. Des gamines en vacances, des campeuses de passage. Il fallait s’arranger, pour les matelas du camion. Mais à la belle étoile, l’amour est tellement plus beau.

L’hiver, ils répétaient, ils enrichissaient leur répertoire. Ils avaient appris tout Piaf, une année – Piaf, c’était indispensable, pour le côté classique et pour le sentiment…  une autre année, ils avaient revu tout Cloclo – parce que Cloclo avait encore tellement de vieux fans… une autre encore, tout Fugain, puis tout Delpech… sauf le Loir-et-Cher, évidemment, parce que ça vexait les gens des campagnes, son histoire de boue…

Ils ne passaient jamais de disques, c’était ce qui plaisait aux gens, qu’ils soient de vrais interprètes, et pas de simples DJ. Ils faisaient tout eux-mêmes, alternant les morceaux joués et les morceaux chantés. Un petit duo accordéon-clavier, puis une chanson populaire qu’il entonnait tandis que Fred tapait sur le clavier. C’était bien rôdé et ça marchait. En tout cas, là où ils étaient passés on les faisait toujours revenir. Bien sûr il ne pouvait être question que de petits bourgs, de ces villages où on se souciait plus d’économiser sur les cachets des « prestataires » que de faire venir des stars. A deux ils coûtaient bien moins cher que ces orchestres plus connus qui avaient un batteur, un saxo… Et comme c’était mieux qu’une banale sono de DJ, les municipalités gardaient leur numéro de téléphone, et les faisaient revenir d’année en année. En somme, ils n’auraient pas pu en vivre, de leurs tournées musette, et ils étaient bien obligés de continuer à pointer chez Saunier tous les deux, mais ça marchait tout de même vraiment bien, pour une activité d’appoint, ça marchait du tonnerre…

Seulement, maintenant, sans Fred… c’était… disons que c’était compliqué. Rien que le montage et le démontage de la piste, c’était l’affaire de trois heures de plus. Sans compter la fatigue. Et puis pour le show, plus question de laisser place à l’improvisation. Il fallait que tout soit prévu, que tout s’enchaîne impeccablement, à cause des enregistrements. Et parce qu’au moindre flottement les gens auraient pris conscience qu’il était terriblement seul, sur scène, Bolo, Bolo-tout-seul, pour leur donner de la joie. Et cela, il ne fallait pas.

Il avait voulu s’en tenir à la formule qui avait fait leur succès. Un morceau instrumental, une chanson populaire, un morceau instrumental, une autre chanson populaire, plus ancienne ou plus récente que la précédente, plus gaie ou plus triste… Freddy avait enregistré chez lui toutes les parties de clavier. Ça ne remplaçait pas sa présence, mais ça permettait à Bolo-tout-seul de faire le job quand même, à peu près.

Il enclenchait l’enregistrement, on entendait résonner les doigts lointains de Freddy, frappant un instrument invisible qui émettait un son un peu métallique. Il ne lui restait plus qu’à prendre l’accordéon, ajuster le micro, et y aller comme avant. « La Vie en rose », « Chez Laurette », et cætera… il chantait, il jouait, il faisait le job. Pourtant, l’élan n’y était plus. Il avait l’impression… l’impression de danser tout seul… comme la femme qui tournait depuis si longtemps, les yeux mi-clos et les bras légèrement entrouverts, sur la piste presque vide. Peut-être qu’elle avait perdu quelqu’un, elle aussi. Ou qu’elle en attendait un autre…

Elle était petite, déjà vieillissante, et plutôt mal fagotée dans sa robe trop jaune et trop courte. Les spots accentuaient durement ses traits. Mais il ne pouvait pas s’empêcher de la trouver gracieuse. Elle avait un beau profil qu’elle savait placer comme il fallait dans la lumière, et elle dansait en rythme, avec aisance. Elle connaissait les pas et les figures, on voyait qu’elle avait appris, et elle aurait vraiment très bien dansé, si quelqu’un lui avait donné la réplique, quelqu’un qu’elle aurait pu étreindre. Elle s’était super bien débrouillée pour le paso doble, tout à l’heure. Elle avait même réussi le « tour du monde ». Toute seule. Il fallait le faire. Il en avait lâché son accordéon pour l’applaudir. Elle l’avait salué en souriant. Puis de nouveau elle avait refermé les yeux à demi, mystérieuse et souriante.

Sans savoir pourquoi, au lieu de reprendre son accordéon pour interpréter en solo « La fille du Mexique »,  il avait entonné « Mon légionnaire… » sur la partie de clavier de Fred. C’était une erreur. Il était important de maintenir l’alternance des morceaux instrumentaux et des morceaux chantés. Les gens qui attendaient pour le feu d’artifice, au bord de l’étang, aimaient bien écouter les chansons, dont ils reprenaient les refrains. Mais c’était l’accordéon qui faisait danser, qui mettait du rythme et de la fête dans les coeurs, et qui faisait venir les danseurs. Tant pis… « Mon légionnaire… », c’était envoyé maintenant, il ne pouvait plus revenir en arrière… Une femme obèse avait attiré son compagnon sur le plancher grisâtre. « Mon légionnaire… »  – elle le serrait sur sa poitrine molle, et il se laissait faire. Quand il l’abandonnerait, elle pleurerait longtemps, celle-là, et elle grossirait encore, bien sûr, avant d’en retrouver un autre, plus indifférent encore. La grand-mère avait quitté la piste, courant derrière ses petits-enfants qui lui avaient échappé et se précipitaient vers l’étang. Les deux vieilles, fatiguées, s’étaient assises sur les chaises, et chantaient à mi-voix avec lui. « Mon légionnaire… », cela plaisait toujours. Les gens sont sentimentaux. Elle, elle avait resserré ses deux bras entrouverts autour d’un corps invisible, et elle tournait, tournait, inclinant ses cheveux platine sur une épaule absente, dans la robe trop courte qui moulait sa poitrine. Elle n’était pas du village, il en était de plus en plus certain. Elle ne connaissait personne, et personne ne semblait la connaître. Une étrangère, une citadine, évidemment, peut-être une Parisienne de passage. 

Il essaya de mettre de l’émotion dans sa voix. De faire vraiment pleurer le fameux « sable chaud ». S’aperçut qu’il avait cessé d’y croire. A l’émotion. A la symbiose avec le public. Au succès. A l’autre vie. A toutes ces fadaises qui avaient eu tant d’importance, autrefois.

C’était fini, de toute façon. Il aurait aussi bien pu arrêter tout de suite, au lieu de s’engager encore dans cette dernière saison qui lui pesait tellement.

Pourquoi il avait décidé de continuer quand même, sans Freddy ? Financièrement, c’était parfaitement absurde, puisqu’il supportait seul les dépenses, Fred n’ayant plus que ses indemnités sécu. Physiquement, par ailleurs, c’était devenu complètement épuisant. Et puis surtout, tout seul, ça ne l’amusait vraiment plus, il se heurtait à chaque instant à l’absence et au deuil. Il aurait été plus raisonnable de s’arrêter. Mais il y avait Freddy, là-bas, et ici, il y avait l’esperluette… on ne pouvait tout de même pas revendre le camion, repeindre en gris les étoiles de musique et recouvrir de peinture étrangère le & de l’amitié. Bili & Bolo / Bolo & Bili.

Il fallait continuer. Encore un peu. Jusqu’en septembre, au moins, puisqu’en septembre, certainement, hélas…

S’ils avaient cessé de partager les frais, ils continuaient à partager les gains, comme avant, et c’était précieux pour Freddy qui avait tant de dépenses et si peu de ressources, désormais. Mais ce n’était pas l’essentiel. Non, pas l’essentiel. L’essentiel, c’était de poser le temps de la maladie de Freddy dans la suite de ce qui avait précédé et dans l’attente de ce qui suivrait. De faire les tournées qui avaient été programmées. De parler des engagements de l’année suivante. D’enregistrer les parties de clavier qui manquaient. De préparer les morceaux qu’ils ajouteraient au répertoire. Comme avant. L’essentiel, c’était que Freddy croie jusqu’au bout qu’il pourrait revenir. L’essentiel, c’était de tout mettre en scène pour que la maladie de Freddy n’ait pas l’air d’être la fin. Qu’ils continuent quelque temps à tourner ensemble autour du même astre, avant que Freddy ne s’en aille là-bas, au-delà de toute solitude et de toute douleur, graviter dans le rien.

Et pour cela, il fallait que l’orchestre Bili & Bolo / Bolo & Bili continue à exister. Le plus longtemps possible.

Bili & Bolo. Frédéric Billy et Popaul Bolo. Jean-Paul Bolo et Freddy Bili. Bolo & Bili.

Mais c’était dur d’être là, Bolo-tout-seul, à donner de la joie aux gens quand soi-même on avait tant de vague au coeur. 

Cette femme… elle était séduisante après tout. Il aurait mieux fait de mettre un disque d’aujourd’hui, et de danser avec elle sur la piste, et de l’aimer, puisqu’elle voulait qu’on l’aime, et de les laisser tomber, tous, les Bili, les Bolo, les petits vieux qui aimaient Piaf.

Il était onze heures trente. Les pompiers avaient fini leur ronde autour de l’étang. Les petites flaques luisantes que leurs torches faisaient couler dans l’herbe s’étaient éteintes et les arbres paraissaient attendre, hauts et noirs. Dans le micro il annonça qu’il était l’heure, qu’on allait tirer le feu d’artifice. D’un coup, toutes les lumières s’éteignirent. Les gens se turent, peu à peu. Les artificiers attendaient toujours le silence pour commencer. Il fallait deux, trois, parfois cinq minutes. C’était plus ou moins long, mais les gens finissaient toujours par faire silence complètement. Il avait discuté tout à l’heure avec les artificiers et ils lui avaient expliqué, pour le silence. Comment il arrivait, par vagues successives, mais infailliblement, lorsqu’on éteignait les lumières, et que les gens se déplaçaient vers l’étang, se préparant, par paliers, à la grande féerie guerrière du feu. Les artificiers, eux aussi, étaient deux. Géo et Stan. Eux aussi travaillaient en usine, quelque part, dans le Massif central, au loin. Eux aussi se faisaient des extras en donnant de la joie aux gens des villages, pendant leurs congés d’été. Eux aussi aimaient voyager loin et libre, dans leur vieille camionnette. Eux aussi avaient leurs principes, leur petite organisation. Eux aussi revenaient tous les ans aux mêmes endroits, parce qu’ils n’étaient pas chers, mais qu’ils avaient du style et qu’ils plaisaient. Souvent, ils avaient campé ensemble, le camion près de la camionnette, sous la lune qui éclairait les noms calligraphiés : Bili & Bolo / Bolo & Bili, Géo et Stan, pyrotechnie des Landes. Les artificiers avaient demandé des nouvelles de Freddy. C’étaient des gars sympas, il transmettrait leur bonjour à Freddy – comme si on pouvait les transmettre sans les faire trembler et pâlir, ces voeux fragiles qui ne sont plus que des mots.

Il posa son accordéon dans le camion, retira sa veste lamée, ferma à clé. On ne savait jamais. Puis il s’approcha de l’étang, se mêlant aux villageois qui ne paraissaient pas le reconnaître, dans la pénombre et sans son costume. Les clowns vivent ainsi, pensa-t-il, ils donnent de la joie aux gens, puis ils retirent leur manteau à paillettes, leurs chaussures trop grandes, leur nez rouge et leur maquillage, et ils regagnent la foule, incognito, même pas joyeux. Les clowns… mais lui, il était musicien, il n’était pas un clown. Pas un clown, encore que… Bili & Bolo, Bolo & Bili, c’étaient des noms parfaits, pour un duo de clowns. Certains se moquaient d’eux, à l’usine, parce qu’ils n’avaient jamais pu devenir que des semblants de vedettes, des crooners de village, des vielleurs à sono, en somme. On ne pardonne pas plus aux artistes manqués qu’aux femmes élégantes qui ne se voient pas vieillir. Ce sont les clowns de ce monde, offerts au mépris de tous et dont chacun est en droit de rire – pour que les autres, les stars éternellement jeunes et fêtées qui tracent les chemins d’en-haut, s’élèvent uniques et surhumaines dans leur gloire sans pareille.

Un coup violent. Un bref envol de poussière multicolore. La fumée se mêlant aux nuages dessinant tout là-haut des mondes inconnus, îles et continents dérivant solitaires. Puis il y eut l’odeur de la poudre, retombant lentement sur l’étang avide de lumière, sur les yeux grand ouverts et piqués d’étincelles – comme de la poussière de ciel. Le « marron d’air », comme disaient Géo et Stan. Les trois coups du théâtre de feu. C’était commencé. La foule applaudit, puis se recueillit, attendant en silence.

Le ciel bientôt craqua comme un plancher, se fileta de bleu, et une pluie de légers filaments de lumière bleutée redescendit nonchalamment sur terre. Une petite fleur de bonheur, juste pour démarrer. Un brin de myosotis, pour engager la fête dans le souvenir bleu de toutes celles qui l’avaient précédée. Les artificiers connaissaient leur métier. Il les vit se pencher sur leur machine. Déjà ils envoyaient le tonnerre. Une fleur énorme, sonore, orange et verte, avec un peu de jaune au cœur, qui fit crépiter longtemps ses couleurs tout là-haut, avant de disparaître dans une odeur de poudre. Un enfant apeuré se mit à pleurer, inconsolable. « C’est le Portugal qui mène ! », cria un homme. Tous applaudirent, et le bébé se tut.

Soudain, il prit conscience qu’elle était là, juste devant lui, la femme qui dansait toute seule. Elle avait appuyé ses bras sur la barrière de métal qui séparait du public le théâtre des feux. Elle avait posé sa tête entre ses mains comme sur une coupe. Sur l’ombre et la fumée son profil semblait pur et sans âge. On aurait dit le profil d’une star, d’une de ces Marilyn des sixties, sur les pochettes criardes des petits 45 tours déjà démodés qu’on avait chez lui, et qu’il écoutait autrefois. Une gerbe de pétales jaunes s’éleva très haut, avant de retomber en pluie nonchalante. Un instant, une larme jaune resta posée sur le profil immobile de la femme, avant de glisser sur son épaule jaune, comme une fleur. Elle lui sembla soudain très belle et fascinante. La nuit se referma sur elle. Il y eut un instant d’attente. Sur l’île, il aperçut encore les deux artificiers penchés sur leur écran. Puis ce fut le soleil. Un embrasement tournoyant, craquetant et doré qui enserra le profil de la lune, tout là-haut, avant de retomber en poudre embrumée de papillon. La femme était toujours là, tout près de lui, et les dernières paillettes retombèrent sur son visage d’affiche. Elle était si près de lui qu’il aurait pu lui demander son nom. 

Là-bas, sur l’île, il aperçut encore les deux artificiers qui vérifiaient sur leur papier le bouton à pousser. C’était Géo qui se tenait aux manettes, tandis que Stan portait la lampe. Géo se redressa.

Ce fut le « saule pleureur ». Il connaissait tous les mots des artificiers. Le saule pleureur était un grand arbre au tronc vert vif, qui balançait ses longs bras de feuillages bleus et jaunes, étreignant lentement la nuit et caressant les reflets de l’eau. Cette femme, il allait lui parler. C’était une femme un peu étrange, peut-être même un peu folle, il s’en rendait compte – mais cela ne le dérangeait pas, qu’une femme soit un peu folle. 

Là-haut, le saule  continuait à pleurer gracieusement, et à tremper le monde de larmes vertes qui semaient des prairies de printemps sur l’étang.

Il regarda de nouveau la femme. L’ombre des arbres dansait dans la lumière, et son visage de statue paraissait se couvrir de lierre et de feuilles. Elle lui plaisait, cette femme, elle l’attirait. Il allait lui parler. Vraiment. Ils iraient prendre un verre ensemble, quelque part, loin d’ici. Tant pis s’il devait annuler le bal, tant pis si les gens n’étaient pas contents. Tant pis pour eux et tant pis pour Freddy. Cette femme… c’était une séductrice, et il allait se laisser séduire. Avec elle, peut-être que tout recommencerait. Pour un moment encore. Les rêves de jeunesse et de succès, le temps des illusions. La vie, en somme. La deuxième vie. Tout ce qui allait finir avec Fred.

Le ciel s’embrasa dans une explosion assourdissante. Le bouquet. Un bouquet magnifique qui éclatait partout, repeignant tout le ciel en éclairs dans un tonnerre de couleurs. Puis ce fut le silence, soudain. L’ombre se refermait sur ses nuages. La torche des artificiers ne se rallumerait plus. On ne leur avait commandé qu’un petit feu d’artifice et ils avaient rempli leur tâche. Les pompiers revenaient, portant leur casque à la main. Derrière les barrières de la rive, tous se mirent à crier et à applaudir frénétiquement, pour effacer en joie la vague déception qu’ils éprouvaient. Ils avaient passé un si bon moment. Il était juste que cela finisse sans qu’on se plaigne. Il applaudit avec les autres.

Quand il chercha de nouveau le profil de la femme, il s’aperçut qu’elle avait disparu.

Les gens avaient cessé d’applaudir. Beaucoup s’éloignaient déjà, emmenant les enfants avec leurs lampions éteints. D’autres restaient, bavardant, s’approchant de la piste en se tenant par le main. Des vieux, comme d’habitude. Ils l’attendaient. Il fallait bien qu’il fasse le job. Pour eux. Pour Freddy. Et pour l’esperluette. Dans la foule il l’aperçut, soudain, avec ses cheveux platine luisant sous la lumière d’un réverbère, qui se retournait pour le regarder. Elle avait l’air d’attendre, elle aussi. Il tâta les clés du camion dans sa poche, songea à les jeter à l’eau, là tout de suite, et à partir. Derrière elle. Avec elle.

Il haussa les épaules. Cette femme, quelle idée… encore des illusions et des fadaises. Il n’essaierait pas de la suivre. Il se dépêcha, renfila sa veste lamée, attrapa son micro, mit la partie de clavier, et lança « Tout au bout de la nuit ».

Et cette fois il y eut sept vrais couples sur la piste. Des couples âgés, qui s’étreignaient très fort en tournant sur la piste, comme s’ils avaient craint par-dessus tout d’être emportés loin l’un de l’autre dans la grande nuit du monde. Tout à l’heure, quand il aurait repris l’accordéon, il leur jouerait un slow. Et ils seraient bien plus nombreux, et ils se serreraient plus fort. L’esperluette. Il n’y a pas de noeud plus fort.

Sur le chemin, là-bas, il vit s’éloigner la silhouette blonde en robe jaune. Elle s’avançait sous les arbres, sans hâte. Sans doute qu’elle se retournait, souvent, pour regarder dans sa direction. La tache jaune qu’elle faisait au milieu des ombres mouvantes des feuillages semblait danser en s’éloignant. De plus en plus petite. De plus en plus lointaine. Comme de la poussière de lune. Il la vit s’arrêter tout à fait, au carrefour de la grand-route. Puis repartir. Pour toujours.

Et il eut comme une drôle de petite piqûre au coeur, comprenant brusquement qu’elle était bien plus vieille que ce qu’il avait cru. Et qu’avec ou sans Freddy, il allait vieillir à son tour. Comme les autres, ceux qui tournaient sur la piste de bois blanchi. 

Là-bas, la femme avait tout à fait disparu. Il ne regrettait rien.

Sur l’accordéon il commença « Wonderful life », un morceau qu’il connaissait mal et qu’il n’avait jamais préparé avec Fred. C’était la première fois qu’il jouait vraiment seul. C’était la première fois qu’il improvisait.

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8 commentaires pour Poussière de lune

  1. Livia dit :

    Merci Carole, j’ai beaucoup aimé, c’est si tendre, et pourtant si dur c’est tout si plein d’émotion et cette histoire m’a beaucoup émue!
    Belle soirée

  2. jill bill dit :

    Merci Carole… Tu excelles dans les nouvelles, et je ne peux m’empêcher avec ton 14 juillet de penser à Nice ce jour…

  3. gadgio dit :

    Très émouvant, mais si triste ce récit de vie qui passe.. si réel.
    J’ai aimé et vous remercie malgré les regrets de ces poussières d’étoiles évanouies

  4. Pastelle dit :

    J’aurais aimé qu’il lui parle… J’aurais été un peu moins triste ce matin…

  5. almanito dit :

    On s’y croirait, tu as observé avec tendresse l’ambiance de ces petits bals de campagne. L’histoire est empreinte de douce mélancolie, mais cette femme qui dansait lui a laissé un peu de poussière de lune qui va l’aider à poursuivre. Improviser, c’est aussi être libre. Libre pour son dernier tour de piste, c’est une très belle fin.

  6. Quichottine dit :

    Je devais être là aussi…
    Chaque moment est important, chaque mot…
    J’ai aimé.
    Merci Carole. Tu m’as fait oublier un moment la barbarie du jour.

  7. mansfield dit :

    Un beau récit, l’ambiance des fêtes de village est très bien rendue et la rencontre avortée pour prétexte y ajoute tendresse et romantisme

  8. Catheau dit :

    Un charme désuet flotte sur ce feu d’artifice qui dit l’éphémère et le passage du temps.

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