De ses yeux fatigués, le vieux Yamagawa suit les reflets dorés que le soir nonchalant gaufre sur l’eau ridée. Une lune encore pâle y descend comme en barque vers l’ombre des montagnes, et sur le ventre noir des grands nuages gorgés de pluie qui se sèchent au soleil, les libellules infimes aiguisent les rayons de leurs ailes battantes.
Le monde ressemble à ces reflets, pense-t-il, toujours neuf et si vieux, sombre et toujours lumineux, immense et minuscule. Le monde est comme la rivière, il s’écoule avec elle, et s’en va vers la mer, plus loin que l’horizon, mais s’en revient toujours avec la pluie, quand les nuages noirs égouttent leurs filets sur la montagne qui se noie, et que les gouttelettes, haricots bleus du jour, rebondissent et ricochent – zaa zaa potsu potsu – pour tracer le sillon du temps qui recommence.
Pas un vivant qui ne soit fait de la matière des morts. Le martin-pêcheur porte dans son plumage les écailles colorées des poissons qui l’ont nourri. Les herbes du rivage fleurissent dans la boue des cadavres de bêtes. Les arbres du printemps grandissent sur l’engrais des feuillages putréfiés de l’automne.
Oui, le monde est ainsi, splendide et impitoyable, prodigue de la mort de nos vies minuscules pour que la vie soit toujours neuve et vaste…
Mais il a trop longtemps réfléchi, le vieux Yamagawa, et les reflets sur l’eau dansent comme les heures parmi les libellules. Il est si fatigué, si fatigué, uto uto, que sa tête dodeline, que son corps va tomber, tête en avant, dans le grand kimono que la rivière de soie ouvre en se dénudant.
— Tu ne t’es pas trompé, vieil homme, dit soudain une voix, oui, le monde est ainsi, prodigue de la vie que toute mort recèle… mais bien peu s’en souviennent.
Le vieux Yamagawa se redresse, regarde autour de lui. Qui donc lui a parlé puisqu’il ne voit personne ?
— C’est moi, vieil homme, moi qui te parle, dit de nouveau la voix.
—Toi ? Qui donc ? et où es-tu, toi qui me parles ?
—Devant toi, vieil homme, là, dans ton filet raidi par l’âge, c’est moi, moi qui te parle.
—Dans mon filet ?
Un instant auparavant, il n’y avait dans le filet usé, si longuement raccommodé, qu’un peu d’eau verte ensemencée de reflets chauds. Et voilà qu’en effet maintenant ce poisson, un poisson d’or immense, s’y prélasse et y tourne comme dans un bassin de carpes koi. Comment est-il entré ? Les mailles du filet ont été ravaudées si souvent, et d’un fil si épais, qu’elles ne laissent passer que les algues et la boue, et lui, fatigué comme il était, pauvre pêcheur oubliant de pêcher, il avait laissé le filet immobile… C’est comme si le grand poisson avait sauté là de lui-même, pour se prendre au piège. Ou pour le prendre au piège…
Le vieux Yamagawa réfléchit. Sa tête dodeline, il est bien fatigué, mais il est encore capable de comprendre. C’est le dieu de la rivière, certainement, ce poisson, le dieu de la rivière dont on a perdu le nom depuis si longtemps… Plus personne ne veut croire en lui, au village, depuis que tous ont des télévisions, et ces petits téléphones qu’ils tiennent constamment serrés dans leurs mains, comme s’ils priaient… plus personne ne pense au dieu de la rivière, et plus personne ne sait son nom. Mais lui, Yamagawa, qui n’a pas de télévision, et moins encore de téléphone, il a si longtemps scruté les reflets sur l’eau verte… il sait beaucoup de choses, et il n’a aucun doute : le dieu de la rivière… – comment s’appelle-t-il donc ? Sa grand-mère le savait, mais sa mère l’avait oublié, et lui ne l’avait jamais su… – le dieu de la rivière n’a plus de nom, peut-être, mais il est là, bien vivant, devant lui, à l’attendre…
—Délivre-moi d’abord, vieil homme, j’étouffe dans cette eau trop épaisse que les courants n’irriguent plus, délivre-moi, dépêche-toi !
— Pourquoi m’as-tu choisi pour que je te délivre, moi qui n’ai encore rien attrapé aujourd’hui, moi qui ai tant besoin de vendre mon poisson ?
—Ne m’interroge pas, vieillard, délivre-moi… Dépêche-toi, je m’alourdis dans ta nasse… mon corps devient si raide, si douloureux, si vieux, si lourd… pêcheur, pêcheur, délivre-moi !
Le poisson immobile semble être devenu d’or massif sous le soleil qui tombe, il est si lourd en effet… si brillant, et si lourd… bien sûr qu’il est fait d’or, d’or véritable ! Il suffirait de tirer le filet, de le hisser jusqu’à la barque… il irait à la ville, jusqu’à Fukuoka, chez le changeur qui achète l’or au poids. En vendant le poisson, il y aurait de quoi se bâtir un palais – au lieu du petit abri recouvert de roseaux où la saison des pluies est si dure et que tous les typhons renversent. Il serait tellement moins vieux, le vieux Yamagawa, si l’or du grand poisson venait d’un coup rajeunir ses désirs. Il serait presque jeune, c’est certain, dans l’éclat de cet or… on ne lui dirait plus qu’il radote, on le respecterait, il se remarierait, il aurait d’autres fils… il ne raccomoderait plus son filet, non, il le tordrait pour en faire sa cravate d’homme riche, il irait à Tokyo agrandir ses affaires, les élever vers les sommets de la fortune, dans une tour de verre…
Mais le vieux Yamagawa, patiemment se redresse, se redresse douloureusement, et, de toutes ses dernières forces, debout sur sa barque qui vacille, soulève en tremblant le filet. Ensuite, délicatement, délicatement, il retourne sur l’eau tout son chargement d’or, pour que le poisson puisse aller de nouveau dans le flot, libre et léger comme le monde.
Et… et c’est vraiment comme dans les contes, il le sait bien, le vieux Yamagawa, que c’est comme dans ces contes qu’on ne raconte plus aux enfants du village. Même s’il est fatigué, très fatigué, il comprend que le conte est venu près de sa conclusion. Car, au lieu de filer aussitôt dans l’eau verte, et de s’éteindre au loin, le poisson délivré reste là, devant la barque, posé sur les reflets, à luire comme une lune au bord d’un arc-en-ciel, et à le regarder.
—Merci, Yamagawasan… tant de vieillards mourants auraient préféré l’or… tu es un sage, je le savais, et tu as mérité ma visite. Je suis venu te faire une proposition.
—Une proposition ?
—Veux-tu me suivre ? Ta peau sera le pli des vagues, l’éclat des gouttes sera ton seul regard, et tu auras la souplesse des nuages quand ils courent avec l’eau sur l’ombre des montagnes. Ensemble nous glisserons dans le ventre vert et tiède de la rivière aux longs bras de ruisseaux, et nos corps et le sien ne seront qu’un seul corps.
—Où irons-nous ?
—Où elle voudra, c’est elle qui décidera, elle nous emportera par ses méandres, et d’affluents en confluents, jusqu’à la mer, jusqu’aux nuages, jusqu’aux montagnes et jusqu’aux sources…
—Et jusqu’à eux ? Est-ce qu’elle nous conduira jusqu’à eux aussi ?
—Oui, jusqu’à eux, je t’en donne ma parole.
—Ils sont tous là, n’est-ce pas ? Là où je vais aller ? Quand je plongeais mon filet, j’épiais les profondeurs, je fouillais les reflets, j’explorais l’ombre lente des cimes. Il me semblait souvent les entrevoir, mais sous les plis de l’eau leurs visages se voilaient… je n’étais jamais sûr.
—Tous, ils sont tous là, regarde bien… ils se sont approchés… penche-toi !
En effet, ils sont bien là, aux plis profonds de la rivière qui danse et danse, dans le grand kimono de soie rouge que le soleil du soir a noué sur l’eau verte.
Tous. La belle Kaori qui fut sa jeune épouse, et son petit Ichiro, mort tout enfant, qui naquit le premier et fut pourtant le dernier, et même la vieille Naomi, sa mère, et son grand-père Kenda, aussi noir et fort que les loups, que les loups entraînèrent un matin sur les cimes, le ramenant à eux, tandis que son cadavre dévalait la pente, dans l’ombre attentive des vautours… Tous les vieux du village d’autrefois, dont les urnes s’entassent au cimetière de la colline, ils sont là, bien vivants et alertes, et les enfants qui couraient autrefois dans les champs, que le temps a afflublés d’un masque si épais et de jambes si lourdes qu’ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes… tous, ils sont tous là… c’est comme un village englouti, là-dedans… dans le filet si souvent raccommodé de la mémoire, c’est toute sa vie passée qui se balance dans le flot, et sous le papier froissé des vagues grises, où s’effacent les mots des amours oubliées, il voit des yeux d’or vif qu’il ne faut pas laisser mourir…
Le vieux Yamagawa se penche, se penche pour les saluer et leur parler… et voilà qu’il a embrassé les lèvres d’eau verte de la belle Kaori, et voilà que le dieu les entraîne à sa suite, tous les deux, avec leur enfant dans les bras, au long de la rivière qui s’en va vers la mer, que dans la mer ils s’évaporent, et se sèchent au soleil, avant de fuir, là-haut, de nouveau, dans les montagnes du ciel où coulent des rivières, de retomber sur la roche, en neige ronde que le soleil entraîne vers le torrent qui roule… et… et voilà qu’il est là, solitaire de nouveau, pris à son tour dans le filet d’un pêcheur, et qu’il implore…
—Pêcheur, pêcheur ! retourne ton filet, délivre-moi, pêcheur ! Dépêche-toi, pêcheur, pêcheur, j’étouffe ici, j’étouffe loin du flot, dans cette vie étroite où me serre ton filet ! Je suis si lourd, si lourd, je vais tomber comme une pierre… rends-moi au flot léger, pêcheur !
Le vieux Yamagawa rouvre les yeux. Il a dormi, c’est sûr, et même il a rêvé. Il est assis sur les genoux, sur sa barque qui dérive, face à son filet vide que la rivière balance comme un nid délaissé dans le soir lent d’été où les ombres s’allongent. Ses genoux lui font mal, et les reflets du soir ont imprimé sur ses pupilles usées une poussière de paillettes dorées qui lui font une aurore. Sa tête va tomber, entraînant son vieux corps, dans le flot qui l’attire. Il est si lourd dans son corps tout raidi, si fatigué – utsura utsura – qu’il s’endormirait bien, pour toujours, maintenant, aussitôt, enveloppé de son rêve solitaire, crâne de pierre en avant, dans les reflets qui se refermeront, enfin, comme des lèvres achevant leur baiser, sur son corps épuisé – oublié.
Mais, il le sait maintenant, un dieu, vraiment, est venu jusqu’à lui, et la rivière lui a donné le rêve, ce rêve si précieux – taisetsu kichoo – qui fait la mort très douce, quand le jour est venu.
Il ne peut pas partir sans achever sa tâche.
Alors, lentement, de toutes ses dernières forces, il se redresse et se rassied, puis il s’allonge lentement, étirant devant lui avec peine ses jambes endolories, les yeux tournés vers la montagne éperonnée de lumière et cuirassée de nuages, puis il attire à lui la grande toile ravaudée et passée qui si longtemps lui a servi à se protéger du soleil, et il la déploie sur ses jambes comme un drap, en prenant soin de lisser chaque pli. Ensuite il penche son dos raide, lentement, douloureusement, en arrière, vers la rivière et vers la mer – il est si vieux, son corps lui fait si mal et ses vertèbres craquent comme les os des morts quand la flamme les frotte. Il se penche, lentement, douloureusement, en arrière, sur le bord de la barque, tout contre son filet, il se penche, s’appuyant sur ses mains qui tremblent de toutes leurs veines glacées et enflées, lentement, de tous ses os qui craquent, il se penche, lentement il se penche, prenant soin de bien garder les yeux ouverts sous le soleil qui les brûle, et il sourit, heureux enfin, quand il sent l’eau si souple saisir sa nuque d’homme entre ses mains de soie.
Tout à l’heure, quand les jeunes amoureux, comme ils le font les soirs d’été, viendront main dans la main, prendre le frais en bavardant, et que leurs téléphones plus luisants que lucioles éclaireront l’eau noire toute scellée de lune, ils hurleront et appelleront, en voyant son vieux corps dériver sur la barque, déjà rongé par les crevettes et les petites écrevisses, dans l’ombre bleue des vagues. Tout le village accourra à leurs cris. Alors il faut qu’il soit, lui, le vieux mort, étendu souriant sous sa voile, couché sur son filet encore tout empli de reflets. Les yeux ouverts.
Que ceux qui le ramèneront au rivage puissent bien voir dans l’ombre, tout au fond de ses yeux, les paillettes laissées par le grand poisson d’or.
Que tous sachent au village qu’il vit toujours, le dieu de la rivière, dans l’eau verte des mondes qui tournent sur eux-mêmes, et qu’il est venu lui porter, à son dernier moment, ce dernier rêve qui fait la mort très douce, quand le temps est venu.
Il a toujours été si pauvre… les paillettes d’aurore, au fond de ses yeux morts, c’est tout ce qu’il peut leur laisser.
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Bonjour Carole, une belle mort, douce, comme on ose en rêver, mais… comme tjs tu sais nous en conter, c’est un don… 😉
Toi, Carole, tu sais raconter de belles histoires, qui parlent vraiment de la vie des gens…
Un très beau conte dans la tradition. Les peuples anciens savaient appréhender la mort avec poésie et simplicité, en communion avec la nature. Je connais mal les peuples et les traditions d’Asie, mais on en a beaucoup d’exemples à travers la littérature américaine notamment Jim Harrison et les récits sur les Amérindiens. Ce sont des valeurs certainement communes sur tous les continents mais que nous avons oubliées.
Mais que c’est beau !!
Votre conte, Carole, transcende admirablement un sujet si noir dans notre pensée occidentale grâce à des phrases, des images qui constituent de véritables joyaux de pure poésie un peu comme, mutatis mutandis, la mort annoncée de cette vieille mère japonaise dans le sublimissime film d’Imamura, « La Ballade de Narayama », grâce là aussi à l’extrême beauté de images …
C’est un conte merveilleux, Carole.
J’ai adoré…
Merci !
Que rajouter à ce qui a déjà été dit ?
Une belle histoire, des mots justes et poétiques, un vieux pêcheur qui s’en va doucement, heureux, sur sa barque glissant dans l’or des vagues. Il a retrouvé son rêve… Ils sont tous là.
C’est magnifique, la magie de tes mots transfigure cette mort qui nous fait si peur – merci pour ce beau cadeau!