Piscine

C’était une drôle d’idée, qu’elle avait eue, d’aller à la piscine.

Puisqu’elle ne savait pas nager.

Qu’elle n’y était jamais allée.

Même à l’école, même au collège et au lycée, là-bas, on n’emmenait pas les enfants à la piscine. Trop loin. Trop long. Trop cher.

Il y avait bien eu une piscine, à Urognes, autrefois, une piscine découverte, au bord de la rivière, qu’on utilisait en été. Mais il avait fallu la fermer. Ensuite, les moyens avaient manqué pour en construire une autre. Evidemment. Une aussi petite ville. Excentrée. Et qui s’était tellement dépeuplée, depuis que la SALV avait fermé.

Alors c’était comme ça, maintenant, à Urognes : plus personne n’apprenait à nager. Les enfants allaient jouer en cachette dans les ruines de ciment de l’ancien bassin… ils faisaient semblant de s’envoler du haut du vieux plongeoir, ils battaient des bras et des jambes comme des grenouilles égarées sur le sol encombré de déchets, et ils allaient pêcher dans la rivière puante des poissons aux nageoires agitées de reflets qu’ils rejetaient dans l’eau pour les voir s’en aller très loin d’eux. Mais nager, faire des longueurs, aller à la piscine, pour de bon, non, ça non, on n’allait pas faire cinquante kilomètres.

C’était une drôle d’idée, franchement, qui lui avait pris.

Le matin, d’un coup, comme ça, sans raison. Une idée endormie qui s’était mise à trotter dans sa tête comme une aiguille dans son cadran. A bourdonner et à s’agiter comme un insecte prisonnier sous le verre.

Elle s’était levée un peu tard – depuis qu’elle était dans l’appartement, elle s’efforçait de rester au lit longtemps, bien après la sonnerie du réveil, sans dormir vraiment, à somnoler entre deux mondes.

Quand elle avait pris son petit-déjeuner, Domi était déjà partie, et la table était couverte de miettes, des miettes grasses, paresseuses, qui s’écrasaient sur le sol, et que ses pantoufles faisaient crisser comme des reproches.

Elle avait regardé l’heure à la pendule de la petite cuisine. Il était déjà neuf heures et demie, en effet.

Au-dehors, un rayon de soleil hésitant faisait luire par intermittence les toits d’ardoise trempés de pluie. Un pinson sautillait sur le ciment du balcon en agitant sa petite tête nerveuse et frêle. Domi laissait toujours quelque chose, le soir – un bout de pain, une croûte de fromage, un trognon de pomme – et le matin il y avait toujours quelqu’un – un moineau, un pigeon, un oiseau quelconque, le plus souvent un couple – tant d’oiseaux vont par deux, c’était curieux qu’elle ne l’ait jamais remarqué, elle qui avait si longtemps vécu à la campagne, avant d’habiter cet appart en pleine ville.

Les pinsons, c’était plus rare que les moineaux et les pigeons. Plus rare que les mésanges et les pies. Plus rare même que les rouges-gorges et les merles. Mais il y avait tant d’oiseaux, dans cette rue qui jouxtait le parc. Sans doute lui en restait-il beaucoup à découvrir. Des oiseaux inconnus, colorés, venus de loin peut-être, pourquoi pas ? des migrateurs, il devait y en avoir aussi, revenus du bout du monde et se mêlant aux autres sans y penser, comme des voyageurs dans la foule ordinaire du tramway… Mais celui-là, ce n’était qu’un pinson. Un tout petit pinson fragile et sans grâce.

Elle était restée à regarder l’oiseau, en rêvassant devant sa tasse de café – c’était si bon de ne rien faire. Etait-ce parce qu’il était venu seul, tout seul ? Le pinson ne cessait d’agiter la tête, inquiet et fébrile, il paraissait aussi incapable d’oublier la crainte immense que le monde lui inspirait que d’éteindre la faim qui le tenaillait. Puis la pluie avait recommencé à tomber au travers du soleil, un arc-en-ciel très pur avait grandi chatoyant au-dessus des immeubles, éclairant de sa joie légère le ciel empâté de nuages, et, soudain, l’oiseau s’était envolé, libre et décidé dans le ciel du matin.

Elle s’était approchée de la fenêtre, saisie, tenant toujours sa tasse. Mais, là-haut, l’oiseau avait déjà disparu. A terre, sur le ciment mouillé, il n’y avait plus rien, qu’une petite fiente en virgule, si blanche et nettement enroulée qu’elle semblait être sur le ciment mouillé comme la hampe d’un mystérieux paraphe. Les oiseaux ont peut-être, après tout, des noms et des signatures…

Dans le ciel, l’arc-en-ciel s’était déployé face à la pluie battante. Un arc-en-ciel double… Le second enveloppant de son prisme brumeux le premier, et tous deux élevant leur bannière irisée au-dessus de la pluie acharnée, plus obstinés qu’elle encore.

C’est alors que l’idée avait commencé à s’imposer : j’irais bien à la piscine, ce matin, j’irais bien… Une de ces idées idiotes qui battent de l’aile en bourdonnant dans un coin du cerveau, qu’on chasse comme des mouches, mais qui reviennent se poser, agaçantes, et se mettent à trotter, trotter, de leurs pattes noires d’insectes, et à bourdonner, bourdonner.

Et après tout, pourquoi pas ? Ce n’était pas parce qu’elle n’y était jamais allée, parce qu’elle ne savait pas na…

Elle était déjà dans la chambre, avait ouvert la penderie d’un geste brusque, et attrapé l’imper.

Le petit imper beige, avec la ceinture et les poches, le petit imper à la mode avec son grand col vintage, que Domi avait pendu dans l’armoire presque vide, la semaine précédente, parce qu’elle n’avait plus assez de place, désormais, dans la sienne, avec toutes ces tenues qu’elle achetait le samedi après-midi, tous les samedis après-midi, passionnément, obsessionnellement, comme si acheter de nouveaux vêtements le samedi avait été l’unique but de son travail de la semaine, de sa présence en ville, de sa vie dans l’appart.

Domi en avait tant, des vestes et des impers. Elle ne s’apercevrait même pas que celui-ci avait été porté.

Elle serra la ceinture, bien fort, pour souligner la taille. Son image se reflétait un peu brouillée sur la glace de la penderie. Le verre était piqué, troué de petites taches de tain, mais il était très seyant, sur elle, finalement, ce petit imper. Elle s’en était tout de suite douté, quand elle l’avait vu, sur le cintre, le samedi précédent, attendant dans l’obscurité, élégant dans son ombre comme une silhouette de femme. Elle avait tout de suite su qu’il lui irait, même si elle était beaucoup moins mince que Domi – mais elle était tellement plus petite…

En cherchant, elle trouverait aussi un maillot, sûrement, dans les affaires de Domi… Domi avait de tout… un maillot, un bonnet aussi, il lui faudrait un bonnet… il paraît qu’on doit mettre un bonnet en plastique, pour nager… Où est-ce qu’elle avait entendu dire ça ? Domi devait savoir, avoir ce qu’il fallait…

Elle s’était maquillée devant le miroir de Domi – avec le fond de teint et le rouge de Domi – avait fourré le maillot noir et le bonnet de plastique blanc dans un sac de Domi – le petit sac en nylon jaune avec un fermoir argenté que Domi avait ramené de Londres. Elle n’abîmerait pas le sac, et quant au maillot et au bonnet, elle les laverait, au retour, et elle les sècherait, très soigneusement. Juste un emprunt… c’était amusant, ça ne dérangerait pas Domi.

Et elle était partie. Revêtue du petit imper mode dont elle avait joliment noué la ceinture. Avec le parapluie écossais de Domi qu’elle faisait voleter autour d’elle comme dans Les Demoiselles de Cherbourg. Des gens se retournaient sur son passage. Elle avait envie de chanter. Elle chantait à mi-voix…

A l’arrêt du 85, elle n’avait pas pu s’empêcher de demander à une dame si le bus s’arrêtait bien devant la piscine. La dame avait simplement hoché la tête en signe d’aquiescement, vaguement ennuyée, comme s’il n’y avait rien eu d’extraordinaire à se rendre à la piscine. Aller à la piscine, c’était si simple. Parfaitement banal. Bien sûr.

Pourtant, qu’est-ce qu’il aurait été surpris, là-bas, Tony, s’il avait su qu’elle allait à la… Lui non plus, évidemment, il n’avait jamais appris à nager. Pauvre Tony… Quand elle avait téléphoné, la veille, pour lui annoncer… elle s’était sentie si… presque émue…

Pauvre Tony… elle avait eu l’impression qu’il pleurait, au bout du fil.

—Pourquoi ? il avait demandé. Pourquoi tu veux partir ? Surveillante, est-ce que c’est un truc pour toi, réfléchis, voyons, réfléchis !… et puis Pont-Rebourg, qu’est-ce que ça veut dire ? Où est-ce que c’est, Pont-Rebourg ? personne ne sait où c’est… Pourquoi tu vas dans ce trou ? Un trou encore pire qu’Urognes. Tu as quelqu’un là-bas ? dis-le, dis-le, dis-le tout de suite, que tu vas retrouver quelqu’un…

Elle avait raccroché. Elle n’allait pas se laisser avoir. Pas maintenant.

Mais même si elle avait pu lui répondre, elle n’aurait pas su quoi lui dire, à Tony. Car enfin… Pourquoi ? Pourquoi… En effet, elle ne le savait pas elle-même… Bien sûr qu’elle n’avait personne, nulle part, ni à Pont-Rebourg ni ailleurs… Et elle n’avait jamais voulu être surveillante, évidemment, qui est-ce qui voudrait devenir surveillante ? c’était le conseiller de Pôle-emploi qui avait sorti cette offre, et comme c’était une offre certes un peu éloignée, mais par certains côtés raisonnable, comme il disait, enfin pas franchement déraisonnable, et que Pont-Rebourg, ça sonnait un peu comme Cherbourg, elle avait dit oui, elle avait dit pourquoi pas, elle avait dit je vais envoyer mon CV.

Et elle l’avait envoyé. Pour de bon. C’était par hasard que ça s’était fait, évidemment. Bien sûr que Tony avait raison, Pont-Rebourg, et même Cherbourg, ça n’avait sûrement rien d’intéressant. Peut-être même que c’était un trou encore plus profond qu’Urognes, Pont-Rebourg. Alors pourquoi pas plutôt Urognes  – et Tony toujours, et la vie à Urognes avec les gens d’Urognes ? 

Oui, pourquoi ? Tony et elle, la coopérative, la vie là-bas, pourquoi est-ce qu’elle avait voulu fuir tout cela ? Pourquoi est-ce qu’elle avait répondu au téléphone à Domi, le jour où elle avait appelé pour prendre des nouvelles, comme tous les ans, pourquoi est-ce qu’elle avait répondu à Domy qui cherchait une colocataire, qu’il ne fallait plus chercher, qu’elle allait venir, elle Irène, elle-même Irène, oui, Irène sans Tony ? Pourquoi est-ce qu’elle avait pris le train le soir-même, avec une simple valise, et sa veste de peau usée, son vieux sac et toutes ses économies ? Pourquoi est-ce qu’elle était restée six mois dans l’appart, sans rien faire, sans chercher de travail malgré les injonctions du conseiller de Pôle-Emploi, à regarder les vêtements s’accumuler dans l’armoire de Domi, à apprendre le nom des oiseaux du balcon, à attendre elle ne savait quoi, et à payer, avec ses économies qui s’évanouissaient, cette part de loyer qui dépassait tellement ses moyens ? Et pourquoi est-ce qu’elle avait demandé à Tony – humiliation suprême – de la licencier dans les formes, pour qu’elle puisse toucher des indemnités ? La licencier ! C’était comme un divorce, non ? pire qu’un divorce…

Ils s’entendaient plutôt bien, pourtant, Tony et elle. Lui, il l’aimait, enfin, on pouvait le penser en l’entendant pleurer dans le téléphone, et elle aussi, au fond, on pouvait dire qu’elle l’aimait, puisqu’elle était tellement émue, à chaque fois qu’ils s’appelaient. Et puis ils avaient un bon travail, à Urognes, tous les deux. Sans frais de transport ni de logement. Ensemble sans être ensemble. L’idéal, finalement. Elle au magasin de la coopérative, lui à la gérance générale, à s’occuper des ouvriers, des silos, des séchoirs, des stocks de céréales, des pesées, des trains d’engrais et des wagons d’air liquide… Pas facile pour lui, d’accord, un rude travail, mais il s’était toujours vanté d’être courageux, il en tirait satisfaction, à Urognes, toujours l’air affairé au milieu des copains chômeurs, c’était une compensation. Pour elle, rien à  redire, des horaires tranquilles, un salaire correct, un treizième mois.

Les gens les connaissaient bien, tous les deux. Irène et Tony, ils disaient. Ou alors Tony et Irène. Ça dépendait de quel côté de leurs familles respectives ils considéraient les choses. Tony et Irène, Irène et Tony. Depuis qu’ils étaient petits les gens les connaissaient. Tout le monde se connaissait, de toute façon, à Urognes. Eux deux, ils avaient toujours été dans la même classe, à l’école, au caté, et à l’Harmonie urognaise, et ils s’étaient mis ensemble très tôt, sans trop y penser. Ils travaillaient, ils faisaient des économies pour acheter une maison. Un passé tout simple, un avenir tout tracé.

Quand les parents de Tony avaient pris leur retraite, ils avaient forcément pris la suite. Tony et Irène. Irène et Tony. Comment est-ce qu’ils auraient pu hésiter ? Un bon travail comme ça. A Urognes où plus personne n’en trouvait. Avec le logement de fonction, qui leur permettrait de mettre de côté. Pour les enfants. A venir. Bien sûr, à venir ! Puisque l’avenir se prévoyait, qu’il n’avait plus qu’à se dérouler, terne et paisible, tranquille, à s’empâter devant eux qui se contenteraient de ne plus avancer. 

On les enviait. Irène et Tony.  Tony et Irène.

Elle n’avait pas été malheureuse, à Urognes, c’était vrai. Et avec Tony, même s’il y avait eu cette histoire pénible de stérilet qui… enfin cette histoire très pénible qui s’était terminée à l’hôpital, avec Tony, malgré tout, sur ce plan-là, comme on disait là-bas, ça marchait plutôt bien.

Ils s’étaient revus, d’ailleurs, au début du mois. Tout un week-end. Tony avait insisté au téléphone : « Avant que tu prennes une décision définitive ». Ils avaient réessayé, et c’était vrai que sur ce plan-là, encore une fois, ça ne s’était pas mal passé entre eux. Et le dimanche matin, au lieu de rester au silo à surveiller les séchoirs, comme il le faisait d’habitude en automne, Tony l’avait emmenée en balade, au bord du lac de l’Ogne. Ils avaient marché dans les ardoises et les bruyères, riant et trébuchant, comme s’ils avaient pu, ensemble, vraiment, tracer des chemins hasardeux et nouveaux. Ensuite, ils avaient déjeuné chez les parents de Tony qui n’avaient fait semblant de rien, même si la mère de Tony avait mis les petits plats dans les grands, on pouvait le dire.

Peut-être qu’elle n’aurait pas dû accepter de s’asseoir encore devant la photo. A sa place, comme ils disaient là-bas. Elle n’avait jamais aimé s’asseoir là, à sa place, devant la grande photo noir et blanc accrochée au mur, où on voyait la mère de Tony, jeune, souriante, debout grande et jolie et presque mince encore devant la porte de la coopé. La grande photo accrochée au-dessus de la chaise où venait s’asseoir pour manger avec eux, entre deux passages à la cuisine, la mère de Tony, grossie, vieillie, rapetissée et voûtée, avec son sourire figé au milieu des rides de son visage comme une assiette de potage refroidie.

Elle avait toujours détesté s’asseoir chez eux à sa place. Pourtant elle n’avait rien dit, jamais rien dit, et elle n’avait rien dit ce dernier jour non plus. 

Mais elle était repartie à Tours par le train du soir. Sans avertir Tony, alors qu’il rentrait la voiture au garage, elle avait pris son vieux sac et sa veste usée, et la petite valise qu’elle avait ramenée, et elle avait couru jusqu’à la gare, où elle avait réussi à attraper le 18h12.

Pourquoi ? Il y avait eu des larmes dans sa voix, au téléphone. Oui, pourquoi est-ce qu’elle avait encore une fois couru jusqu’à la gare ? Alors que tout s’était bien passé ou tout comme.

Evidemment que ce n’était pas parce qu’elle ne voulait pas laisser tomber Domi qui comptait sur elle pour la part de loyer. Des colocs, Domi en trouverait toujours facilement, l’appart était bien situé, bien agencé et plaisant avec son balcon qui donnait sur le parc.

Et de toute façon, elle allait la laisser tomber aussi, Domi. C’était déjà décidé. Puisqu’elle venait d’accepter cet emploi, à Pont-Rebourg, de surveillante…

Non, ce n’était pas non plus parce qu’elle voulait regagner la ville, cette grande ville où elle avait échoué après le coup de téléphone de Domi. Elle ne sortait presque pas, et si elle avait eu besoin de vivre dans une vraie ville, une grande ville, elle n’aurait jamais accepté ce poste idiot, à Pont-Rebourg, qu’on lui avait proposé, au milieu de nulle part, dans ce collège privé…

Et c’était encore moins parce qu’elle voulait vivre dans cette ville au nom stupide, Pont-Rebourg. Pont-Rebourg… on n’y allait que pour en repartir au plus vite. C’était déjà évident, qu’elle partirait aussi de Pont-Rebourg. 

Alors ? Alors pourquoi ? Pourquoi ? Est-ce qu’on savait toujours pourquoi ? Est-ce qu’elle savait pourquoi, ce matin, elle avait soudain eu le désir irrésistible de venir à la piscine, alors qu’elle ne savait pas nager ? Pourquoi elle avait eu envie de mettre le petit imper beige de Domi et de lui piquer son sac jaune et son parapluie ?

Elle avait eu la chance de pouvoir louer des flotteurs, au guichet d’entrée. Sinon, elle aurait été obligée de s’en tenir au petit bassin, où des mères alourdies mettaient à tremper leurs petits enfants avec les gestes las des femmes qui ne dorment plus assez.

Elle s’approcha du grand bassin. Une grosse dame faisait des largeurs. Elle avait l’air de peiner, ne s’éloignait pas du bord, et s’arrêtait souvent, s’accrochant à la paroi pour souffler. Mais elle repartait toujours, avec des gestes aussi maladroits que résolus. Sans doute qu’elle venait d’apprendre à nager… on avait dû le lui conseiller, pour sa santé, par exemple… C’était curieux comme elle ressemblait à sa belle-mère, cette femme essoufflée, avec son dos voûté. Et c’était curieux comme sa belle-mère ressemblait à sa propre mère, comme toutes les femmes finissaient par se ressembler… Même Domi, avec sa passion du shopping, Domi si coquette et si libre, qui avait fui Urognes bien avant elle pour gagner la grande ville, elle ressemblait à toutes les autres, elle aussi, à toutes celles qu’on voyait défiler dans les rues à boutiques, des rangs entiers de femmes en imper beige, joliment maquillées sous leur parapluie coloré, portant des sacs coûteux et remplis de babioles…

Dès son retour, elle rangerait l’imper, elle reprendrait sa vieille veste en peau, son sac usé, c’était trop bête, ce déguisement…

Les pieds de la femme, dans l’eau, soulevaient des rangées de vagues souples. Des chemins qui tremblaient dans la lumière et venaient jusqu’à elle, qui n’avait pas encore osé entrer dans l’eau.

…comme elles finissaient toutes par se ressembler, ces femmes qui n’avaient d’autre départ que les reportages de la télé, les divertissements, les boutiques et les magazines.  Des voix à la télé, des voix à la radio, des voix dans les journaux et les voix des copines dans les rues à shopping. Toutes ces voix qui parlaient à leur place de ce qu’elles désiraient.

Elle imagina la grosse nageuse, vêtue d’un manteau gris, dans la salle d’attente du médecin ou du podologue, lisant un magazine féminin où on parlait, avec des voix artificielles de papier glacé et de mots à la mode, de vie nouvelle et de se prendre en main… puis se disant, soudain, brusquement, à la sortie du cabinet, après avoir serré la main du médecin si fatigué, de sa propre voix oubliée : « D’accord, je vais le faire ». Achetant le maillot, le bonnet, les cours… puis entrant seule à la piscine… maladroite, disgracieuse, ridicule dans le maillot fleuri qui collait sur son corps débordant… mais seule… Osant…

Ça sentait l’eau de javel, mais les vagues étaient bleues, attirantes. Avec prudence, elle descendit l’échelle de métal, entra jusqu’au ventre dans l’eau tiède. Qu’est-ce qu’elle craignait, avec les flotteurs ? il n’y avait rien à craindre. Elle entra dans l’eau, tout doucement, étendit ses bras, se lâcha. Elle flottait sur le dos sans effort, libérée de son propre poids. Elle battit des mains et des pieds, commença à avancer.

Elle songea qu’à cette heure-là, avant, elle était devant sa caisse, à la coopé, à enregistrer des achats d’engrais et d’outils, à prendre des nouvelles des clients, des parents des clients, des enfants des clients. Elle ferma les yeux, revit la grosse citerne, dans la cour, avec son inscription mystérieuse et très rouge : « Air liquide, danger », se demanda ce que cela donnerait, de répandre une bonne couche d’air liquide sur la photo de la mère de Tony, sur le visage de la mère de Tony, sur le visage de Tony, sur la trogne ahurie de tous les habitants d’Urognes, et même sur le lac d’Ogne si lourdement pollué par les teintureries de Coulmes… étira ses jambes et ses bras pour s’éloigner du bord, se propulsa vers le milieu du bassin, essaya de se représenter ce qu’elle ferait dans un mois, à la même heure, dans ce collège privé de Pont-Rebourg où elle allait être surveillante, rouvrit les yeux, lança ses bras, avança… Dans l’eau, elle n’aurait jamais imaginé cela, on se sentait si libre… ça sentait le chlore, les flotteurs lui serraient les poignets, et elle avait failli heurter la grosse femme maladroite qui portait des lunettes de plastique foncé, mais elle se sentait si bien, si légère, si libre…

Elle se redressa, s’approcha de nouveau du bord, s’accrocha aux barreaux de l’échelle, et suivit du regard la femme. Elle avait fait des progrès, depuis tout à l’heure, de vrais progrès. Après tout, elle ne se débrouillait pas mal, cette femme. Elle y arriverait, un jour… peut-être même qu’elle y arrivait, déjà…

… se sentir libre, c’était si bon. Elle pourrait très bien apprendre à nager, elle aussi, se dit-elle. A Pont-Rebourg, elle le ferait. A Pont-Rebourg, il y avait une piscine près du collège privé qui l’avait engagée. Elle l’avait vu dans la plaquette qu’on lui avait donnée.

A Pont-Rebourg, elle apprendrait. Enfin.

C’était décidé.

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8 commentaires pour Piscine

  1. Quichottine dit :

    Je ne me suis jamais sentie libre dans l’eau, à la piscine ou à la mer… j’ai trop peur, moi, depuis que j’ai failli m’y noyer.
    Mais ton récit est magnifique. Comme toujours, j’ai suivi ton héroïne dans ses pensées, j’ai imaginé sans doute plus que ce que tu nous racontes.
    La vie, il faut la prendre parfois autrement, recommencer pour ne pas se noyer.
    Passe une douce journée, Carole. Merci encore pour tes mots.

  2. almanito dit :

    Courageuse petite femme. Un besoin d’indépendance, de se prouver qu’elle peut, apprendre à nager, apprendre à vivre, tout simplement.

  3. mansfield dit :

    Un cheminement de vie, un bouleversement dans l’existence, quand le train train, le quotidien, le sans surprise devient ras le bol et petite mort! Comme tout cela sonne juste!

  4. Francis dit :

    Passé un très bon moment à vous lire, à voir, imaginer, revenir en arrière ou prolonger.
    Merci

  5. Francis dit :

    Juste en repassant, à propos de piscine abandonnée je songeais à : http://f6mig.canalblog.com/archives/2015/10/07/32743210.html (sur un blog un peu ancien, en « stand by »)

    • carole dit :

      Merci beaucoup de m’avoir indiqué cet article, qui m’a beaucoup intéressée en effet.
      Et mmerci d’être venu faire un tour « chez moi », je suis heureuse d’avoir rencontré un nouveau lecteur, et de qualité !

  6. polly dit :

    Moment de vie où tout bascule, où tout doit basculer sinon c’est la mort, la mort dans une vie toute tracée, toute petite, toute semblable à toutes les autres. Irène a une personnalité forte et courageuse. Elle deviendra ce qu’elle pressent chez elle.

  7. luciole 83 dit :

    J’ai pris énormément de plaisir à suivre l’héroïne, car c’en est une, se dégager d’une vie sans horizon et sans respiration… et rebondir dans un nouveau chemin de vie avec un premier pas de femme libre : apprendre à nager ! Une magnifique leçon de courage !
    Très rassurant !

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