La vie des autres

Quelques minutes avant le début du film, un soir de festival, évidemment, on ne choisissait plus vraiment sa place… Au bout de la rangée sur laquelle nous avions fini par jeter notre dévolu, il nous fallait déranger la petite femme grise qui s’était installée… Il y a des gens, comme cela, qui ne trouvent rien de mieux que de s’asseoir au bout d’une rangée vide, obligeant tous ceux qui voudraient s’y introduire à se réduire et à s’amincir, comme eux-mêmes, en d’étroites contorsions. Nous nous sommes excusés selon l’usage, elle s’est levée, toute menue, s’est effacée, collée contre son siège, pour laisser passer nos silhouettes aplaties. Enfin, dépliés et revenus à nos justes proportions, nous avons retiré nos manteaux, et nous nous sommes assis à notre tour. L’un près de l’autre, l’un contre l’autre, Ernest et moi, laissant entre elle et nous cette place vide et rouge, où elle avait rangé, si nettement pliés, son manteau gris, et son écharpe de laine grise.

Gris et rouge, rouge et gris. Pourquoi les sièges de cinéma sont-ils si souvent rouges ? N’est-ce pas justement parce que tant de vies sont grises ? 

Elle s’est tournée vers moi presque aussitôt :

—Vous pouvez poser vos manteaux sur le fauteuil, allez-y…

—Mais si quelqu’un…

—Oh, non, il ne viendra plus personne, à cette heure-ci, plus personne… en tout cas pas à cette place… j’ai l’habitude.

L’habitude ? Elle avait l’air sûre d’elle. Près du mince paquet de ses vêtements gris étroitement pliés, j’ai entassé ma veste de velours jaune, mon pashmina jaune assorti, mon sac à main à fermoir doré, mon Iphone à coque rouge, mes gants de cuir violet…. J’ai toujours aimé les couleurs, les textures, la joie de voir et d’être vue… Puis j’ai sorti de mon sac le programme tout froissé du festival.

—Vous avez vu d’autres films, alors ?

—Oui, oui… la semaine dernière… nous sommes allés voir… euh, c’était… Le… le Labyrinthe… de Pan… Un beau film…

—Un très beau film… j’étais allée le voir dès sa sortie… Les films de Guillermo del Toro, je ne les ai pas tous autant aimés, mais celui-là… il est vraiment merveilleux, celui-là. Presque trop… La petite Ofelia… bien sûr son nom n’a pas été choisi au hasard, pauvre Ofelia, quand la vie est enfer et mensonge, que pourrait-on faire d’autre que de la poursuivre ailleurs, dans la folie ou dans le rêve… ? Fuir, non, je ne dis pas cela, on ne peut pas fuir, seulement poursuivre avec ses propres forces ce qui nous a poursuivi si violemment. Quand elle est morte,  j’ai pleuré si fort… j’ai mis des jours à m’en remettre. C’était avant la fermeture de janvier, je me souviens très bien. Des jours je suis restée comme cela, sans pouvoir m’échapper, à penser et à repenser à cette petite Ofelia… et la berceuse qui tournait dans ma tête… elle est terrible, cette berceuse, comme toutes les berceuses. Elle tourne, elle tourne, c’est désespérant…

—Oui, c’est bien triste, a dit Ernest à ma droite, toujours poli. Puis il s’est replongé, l’air ennuyé, dans la consultation des messages qui s’étaient accumulés sur son portable. 

J’en aurais volontiers fait autant. Vous savez comme ils s’accumulent vite, ces messages, lorsqu’on a, comme Ernest et moi, des vies remplies, et bien remplies… Mais elle continuait à parler.

Il y a des gens, comme cela, qui tirent prétexte de ce qu’on appelle le savoir-vivre, pour parler seuls, tout seuls….

—J’aime les films tristes, c’est vrai. Remarquez, les autres aussi, ceux qui me font rire, je les aime. Et quelquefois, quand on ne sait pas s’il faut rire ou pleurer, quand c’est comme la vie, j’aime encore mieux… Vous avez vu Truman, certainement, hier soir ?

Truman ? Ah non, non, nous n’avons pas… 

—Pourtant, ils avaient organisé une séance supplémentaire… Truman… Je ne l’avais pas encore vu… c’est curieux, je vois presque tout ce qui sort, et Truman, ce n’est pas un film vraiment récent… eh bien, je ne l’avais pas encore vu…  Ils l’ont donné hier soir. Une salle comble. Ce n’était pas le moment de laisser son manteau sur un siègle vide, hier soir… ah ça non, il ne restait pas une place, je peux vous le dire… J’ai ri, si vous m’aviez vue, j’ai ri, et puis, en rentrant chez moi, je me suis mise à pleurer, à pleurer… Il va mourir, vous comprenez. Il essaie de donner le change, il joue un rôle, il blague, qu’on ne s’apitoie pas, c’est un acteur, bien sûr, un bon acteur, il en a joué des rôles, il en a eu, des vies, il joue son rôle, son dernier rôle, mais il va mourir tout de même… et il va mourir seul.

—Qui donc ? Truman ?

—Non, pas Truman, Truman, c’est le chien. Mais son maître… il va mourir. Truman aussi, remarquez… c’est aussi de cela que nous parle le film, de cette solitude qui attache l’une à l’autre la vie du chien et la vie de l’homme, la mort de l’homme et la mort du chien…

Elle s’exprimait très bien, finalement, ma voisine. Elle commençait à m’intéresser un peu.

—Vraiment ? C’est très juste, ce que vous dites là. C’est vraiment dommage que nous n’ayons pas pu…

—Si, si… vous auriez pu venir… avec cette séance supplémentaire, beaucoup de gens ont pu venir…

—Oui, il y a beaucoup de monde en général, c’est un si beau festival…

—Oh, les autres aussi sont beaux. Vous n’étiez pas au festival du cinéma russe, le mois dernier ?

—Le cinéma russe ? Euh… non… 

—Il y avait un film extraordinaire… Criminel… c’est l’histoire d’un homme qui croit au bien, au mal surtout, à l’ordre, à la loi… et voilà qu’il rencontre quelqu’un, quelqu’un de tellement autre...

J’avais cessé d’écouter. J’observais son visage usé. Chaque ride frémissait, accompagnant ses mots comme des vagues. Tandis que ses yeux s’animaient, s’éclairant, s’éteignant si étrangement que j’avais l’illusion d’y voir passer des images… des gens… des forêts… des bateaux et des trains… des gens surtout, tant de gens, tant de vies, tant de mots… Elle semblait si complètement fascinée par ces films dont elle parlait, qu’il lui fallait les dire et les redire, pour les revoir et les voir, se déroulant intacts sur la bobine fragile de ses paroles, si maladroites sans doute, si profondes aussi. 

Je suis sûre qu’elle fait « le coup » des manteaux à tout le monde, ai-je pensé. C’est pour cela. Pour pouvoir parler. En parler. Devant l’écran luisant qui attend qu’on l’anime. Les évoquer. Comme on appelle les esprits, les foules infinies de l’autre monde.

—Et le festival du cinéma allemand… en octobre… Est-ce que vous y étiez, au festival du cinéma allemand ?

—Oh, vous savez, nous habitons assez loin… et puis nous sommes très occupés… nous ne venons pas souv…

—Ils ont repassé La Vie des autres. Je l’avais déjà vu trois fois, mais cela m’a beaucoup plu de le revoir. C’est extraordinaire, cette idée de vivre la vie d’un autre plus intensément qu’on ne vivra jamais la sienne. Vous ne trouvez pas ?

Si, je trouvais. La vie des autres, est-ce que ce n’est pas aussi ce que je cherche et observe, sans fin ? Elle m’intéressait de plus en plus, cette petite femme en gris. Elle comprenait beaucoup de choses, décidément.

—Quand je suis rentrée chez moi, je n’ai pas pu m’empêcher d’observer les prises de courant… on ne sait jamais, après tout – si quelqu’un m’écoutait, moi aussi ? Oh, il n’y aurait pas grand chose à prendre, mais enfin… si malgré tout quelqu’un essayait, de m’écouter, de me filmer ? Si quelqu’un, quelque part, s’occupait à prendre des notes sur ma petite vie ? Vous ne croyez pas cela impossible, vous non plus ? Je savais bien… Justement ils ont donné un autre labyrinthe, le Labyrinthe du silence… vous devez connaître aussi ? On en a beaucoup parlé…

—Non… je n’avais pas remarqué… Mais vous, si je comprends bien, vous vous y connaissez. Vous voyez tous les films qui sortent ?

—Non, non, pas tous. Enfin pas tout à fait…

—Vous avez l’air de tellement aimer le cinéma… Vous êtes une passionnée, c’est évident… une passionnée

J’avais employé le mot qu’il fallait, celui qui pouvait remonter son âme comme un ressort vibrant.

Elle s’est tournée vers moi tout à fait, comme si elle s’y était longtemps préparée, elle s’est penchée, très raide, très droite, sur le tas oscillant des manteaux, et, lentement, à voix basse, articulant nettement chaque mot, comme une grande actrice confiant au public captivé le secret qu’il attend : 

—Le cinéma, c’est toute ma vie… 

Elle avait dû savamment réfléchir au moment d’introduire sa réplique. Car soudain la salle a été plongée dans l’obscurité. La musique a résonné, trémolante. Le film venait de commencer.

Je ne saurais vous dire de quoi il était question… j’avais tant de mal à fixer mon attention sur le scénario décousu… En fait, ce qui me captivait, ce qui me fascinait, c’était elle… mon étrange voisine… sans cesse, je me tournais vers elle, et je voyais toujours son profil immobile, sérieux, aigu, ardent, que rien ne pouvait détacher de l’écran. 

Ainsi, je venais de la rencontrer, elle se tenait près de moi, celle pour qui on tourne de par le monde tant de films bons ou mauvais, celle grâce à qui la télévision ne pourra jamais tuer le grand écran des petites cinémas de quartier, celle qui remplit chaque soir les salles de sa vénération parfaite, la Spectatrice idéale. Je l’avais imaginée jeune, étudiante, insouciante, insolente. Mais non, elle était là, près de moi, âgée, grise et menue, et pourtant aussi emportée de passion qu’une sainte béate, absorbée, ravie, arrachée à elle-même, transcendée – extatique.

Quand tout s’est fini, qu’a résonné la dernière note, après le dernier soupir de la dernière réplique, elle n’a pas attendu une seconde. Elle s’est levée d’un coup, fuyant l’écran soudain livré au générique, voué à l’obscurité et aux noms minuscules des dizaines d’artisans minutieux qui travaillent lentement aux miracles, dans leurs studios inconnus et lointains.

Elle a attrapé son écharpe, l’a nouée toute grise autour de son cou gris, a refermé sa veste de laine grise avec des doigts crispés, puis s’est dirigée vers la sortie sans regarder derrière elle, du pas rapide, inquiet, ardent, de ceux qui emportent un trésor qu’il leur faut à tout prix sauver, dans les catastrophes de ce monde.

—Au revoir, ai-je tenté… bonne soirée… et j’ai fait un petit signe de la main.

Elle ne m’a pas répondu. Elle ne m’avait pas entendue, elle ne me voyait plus. Toute voûtée, raidie, comme resserrée sur les images et les répliques qu’elle essayait de conserver en elle intactes, vierges des commentaires et des bavardages qui commençaient à bourdonner dans la salle, elle s’est enfoncée dans l’allée. De loin je l’ai regardée disparaître, toute petite et mince, toute grise, si pressée. La porte battante s’est refermée sur elle.

Au bout de la rangée, c’est là que l’on s’assoit, n’est-ce pas, quand on veut partir vite.

Et là que l’on s’assoit quand on veut parler seule aux voisins qui se croient obligés d’écouter mais qui n’entendent rien.

Et là que l’on s’assoit quand on veut solitaire demander à l’écran de devenir la vie.

C’est là que l’on se tient, en équilibre entre deux mondes, lorsqu’on a quelque chose à fuir et quelque chose à poursuivre.

La vie des autres. 

Je l’ai imaginée poursuivant son chemin, dans la pénombre et le froid, trottant grise par les rues grises, s’arrêtant devant un porche sale, grimpant un vieil escalier de bois déciré, poussant enfin la porte de son petit appartement tout recouvert d’ennui comme d’une housse de poussière. Puis s’asseyant dans la pénombre, les yeux clos.

Le générique avait cessé de défiler. J’ai pris la main d’Ernest et j’ai fermé les yeux. Nous sommes restés ainsi, les derniers, dans la salle, serrés l’un contre l’autre sur nos grands fauteuils rouges. La musique s’est tue. Un grand silence est tombé sur nous. Ernest s’est levé. Machinalement, j’ai remis ma veste, mes gants, mon pashmina, tout mon uniforme en couleurs de femme heureuse et séduisante, soudain bizarrement terni. En hâte et maladroite, j’ai rangé dans mon sac à main mon téléphone inutile, et le programme froissé qui ne servirait plus. Ernest parlait. Mais je n’écoutais pas. Je regardais toujours… là-bas… sur l’écran luisant, devant moi… je la voyais, dans l’humble obscurité de son appartement, heureuse, libre enfin, lumineuse, et ravie, songeant longtemps, lentement, délicieusement, au film qu’elle venait de voir, redisant une à une les répliques, s’enveloppant de la bande-son pour s’endormir dans les draps tièdes des notes obsédantes. Se réveillant le lendemain en se repassant chaque scène, vaquant à ses minces occupations tout en rêvant déjà au film qu’elle irait voir le soir. 

Toute seule.

J’ai serré de nouveau la main d’Ernest.

Dehors, il faisait froid et gris.

Je me suis demandé à quoi nous pouvions bien ressembler, tous les deux, dans cette rue d’hiver, Ernest si grand dans son manteau marine et bien coupé, moi en jaune et violet, avec mes talons hauts, mon joli sac à fermoir doré, et mes cheveux trop blonds.

Un instant, je me suis retournée, il me semblait que quelqu’un nous suivait. Quelqu’un qui nous aurait observés.

Mais dans la rue déserte il n’y avait personne.

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9 commentaires pour La vie des autres

  1. jill bill dit :

    Ah il y a de gens comme ça… plus intéressants que le film qu’on va voir au cinoche… en tous cas plus absorbants… merci, jill

  2. Comme par hasard j’ai vu dernièrement deux des films dont il est question, cela rend ma lecture de ce texte encore plus vivante et, en cinéphile que je suis, j’ai toujours bonheur à revoir les mêmes têtes assister aux représentations, je me fais mes propres scénarios à partir d’un seul geste, comme ce vieux couples adorables qui ne cessent de rire comme des adolescents, même si le film n’est pas drôle. En lisant ton très beau texte, je prends conscience que les gens font probablement de même avec moi, ils m’inventent des vies. C’est amusant de le réaliser.

  3. Quichottine dit :

    Sais-tu que tu es un écrivain incroyablement doué ?
    En te lisant, j’ai été tour à tour tes deux héroïnes.
    Je me demande si j’arriverai à revoir ces films sans penser à toi…

  4. Aloysia dit :

    Comme tu montres bien que cette vie n’est qu’un film dont nous sommes les acteurs… mais aussi les spectateurs ! Cette dualité… Tu la montres à merveille, Carole.

  5. almanito dit :

    Je me trompe peut-être et je ne sais pas si je vais réussir à m’expliquer clairement, mais il me semble que cette nouvelle est une savante construction de vies qui s’imbriquent les unes dans les autres avec en plus un effet miroir, depuis les synopsis des films dont tu parles, jusqu’à la propre vie des spectateurs en présence…

    • carole dit :

      Exactement ! Je voulais réfléchir sur le rôle de la fiction dans nos vies, sur le fait que nous ne pouvons peut-être vivre que dans un système de fictions. Un sujet plutôt compliqué…

  6. jamadrou dit :

    Beau scénario, non plutôt beau synopsis de ce qui pourrait être un film, une histoire en devenir

  7. mansfield dit :

    Quand la vie n’est supportable que magnifiée par la fiction, quand on a besoin d’y apporter des couleurs… Comment ne pas comprendre!

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