Les voisins

J’ai visité l’appartement par un beau soir d’automne. Un soleil roux et tiède entrait avec le vent par les fenêtres ouvertes. Dans la chambre la plus vaste, celle qui donnait sur le parc, celle d’où on voyait la rivière frissonner sous les arbres, celle où bien sûr j’installerais mon Voltaire, le jeune négociateur qui m’accompagnait m’a tout de suite fait remarquer la qualité du parquet. De très belles lames de hêtre blond. Première qualité. Un sol très propre, et lumineux comme un miroir. Qu’on venait juste de changer. 

C’était vraiment un bel appartement. En parfait état. A un prix plus que raisonnable. Très inférieur, à vrai dire, aux moyennes du marché local. J’ai demandé pourquoi. Il faut toujours demander pourquoi, n’est-ce pas ? Le jeune homme s’est embrouillé… Ces gens-là ont toujours des explications toutes prêtes, d’habitude. Mais lui, il agitait ses mains avec nervosité, il bégayait, il se perdait dans ses propres méandres, parlant d’une succession compliquée, d’un appartement resté trop longtemps fermé, de la difficulté qu’on avait eue à engager les travaux nécessaires… de l’ancien propriétaire – un monsieur très… très calme, très discret, très… enfin… très… et qui était décédé de façon si… enfin… si… s…

—Soudaine ?

Il a agité les mains, de plus en plus nerveux, s’est encore embrouillé… Soudaine, non, peut-être pas… pas exactement, mais ce décès…. disons… inattendu… avait, de par certaines circonstances… compliqué… ou plutôt… retardé…

J’avais cessé de l’écouter. Que m’importait au fond le sort du précédent propriétaire ? C’est toujours à des morts, à des divorcés ou à des faillis qu’on achète à bon compte les beaux logements de ce monde. Et celui qu’on me proposait était vraiment, pour un prix des plus intéressants, un logement hors du commun, clair et ensoleillé, avec sa vue sur son vieux parc – un parc classé, au bord de la rivière, avait précisé le patron de l’agence, « Excellent placement… emplacement privilégié, belle copropriété, plus-value assurée à la revente… » Arguments décisifs, selon lui, et cependant de peu d’importance. L’essentiel était que l’appartement me plaisait plus qu’aucun de tous ceux que j’avais pu voir, qu’il s’accordait à moi de cette façon aussi mystérieuse qu’évidente qui a réponse à tout. C’était un lieu où je pouvais m’installer, poser ma solitude comme un dernier bagage au-dessus des grands arbres et de la rivière, être chez moi enfin – chez moi – pour autant que ces mots aient un sens. 

Je n’ai pas eu envie d’hésiter plus longtemps. D’ailleurs ce jeune homme m’agaçait. Sa nervosité me pesait. Je me souviens encore de la sensation Pénible que j’ai éprouvée en serrant les doigts sur le stylo gluant de transpiration qu’il m’avait tendu. J’ai signé sans le lire le papier déjà préparé et je lui ai rendu son stylo. Il paraissait maintenant soulagé, comme délivré, et il parlait sans cesse en agitant son papier fraîchement signé. Une forte prime sans doute avait été en jeu pour lui, il avait dû trembler de manquer l’affaire… 

Avant de sortir, il a refermé les fenêtres et j’ai remarqué une vague odeur de désinfectant. Surfanios, ai-je pensé… Et cela aurait mérité une explication claire, cette fois. Mais le jeune agent m’a rapidement entraîné dans le parc. Un endroit exceptionnel. Où j’aurais plaisir à me promener, à m’asseoir…

C’était en effet un endroit magnifique, un de ces parcs ombreux, reste d’un vieux château disparu, lové sur sa rivière à méandres. Un bois dormant rempli d’arbres anciens, d’écureuils bondissants, et de ces chemins tournoyants que j’ai toujours affectionnés. Je vous ai dit qu’on était à l’automne. Les feuilles tombaient en pluie très lente, glissant sur nos épaules de passants avant de retomber tout à fait au sol. Un instant, l’une d’elle s’est arrêtée sur ma nuque. J’ai cru à une main qui m’aurait frôlé. Je me suis retourné, je m’en souviens très bien… C’était une feuille de ginkgo, grande et d’un jaune très pur, qui a continué sa chute à mes pieds, tournant dans la lumière déclinante, comme un grand point d’interrogation doré. L’agent immobilier parlait, parlait… La feuille est enfin tombée tout à fait dans la boue. J’ai pensé qu’elle allait devenir boue à son tour, que cela ne prendrait que quelques heures à la pluie et aux bactéries de transformer en fumier cette feuille parfaite, lentement mûrie au soleil de l’été, et je suis resté immobile, un long moment, à la regarder. Il me semblait la voir changer et se brunir dans le soir qui s’assombrissait, sur sa flaque de boue. L’agent avait cessé de parler. Il m’attendait, en consultant son téléphone. « Une vie, ça se décompose si vite… », ai-je enfin dit à haute voix, et il a eu un geste si brusque qu’il en a laissé tomber son appareil. C’était décidément un jeune homme très nerveux.

J’ai emménagé un matin d’hiver. Le taxi – le dernier véhicule des innombrables véhicules qui ont accompagné mes déménagements successifs, le plus humble de tous, un petit monospace qui suffisait à contenir tout ce qui restait de mes biens – s’est arrêté dans la cour de l’immeuble. Je suis descendu. Le chauffeur a extrait de son véhicule le grand fauteuil Voltaire qui encombrait l’arrière – mon seul meuble, le dernier et le premier de tous, qui me vient d’un grand-oncle à qui je dois aussi peut-être ma misanthropie, et qui y est mort un jour, tout seul.

Je me suis assis sur le fauteuil, tandis que le chauffeur empilait mes paquets sur le sol… Un couple s’est approché, un peu hésitant. Un homme et une femme. La soixantaine. Ronds, gras. Bavards. De ces couples qu’une longue vie d’ennui et de bons petits plats transforme en jumeaux identiquement laids et sots. 

Ils se sont plantés devant mon Voltaire. Je ne me suis pas levé.

—Alors c’est vous, l’acheteur du 501 ?

—Comme vous voyez.

—Nous vous attendions…

—Et même nous vous guettions…

—Nous sommes descendus…

—Nous habitons au 401…

—Vous dire bonjour…

—Vous accueillir…

—C’est tellement important, l’accueil…

—Certes.

—On nous a dit que vous étiez médecin… Ce sera bien, dans l’immeuble, d’avoir un médecin, hein, Claudine, tu me le disais, justement hier, ce sera bien, très bien, un médecin…

—Retraité. 

—Evidemment, évidemment… retraité, mais un médecin reste un médecin, hein, Ji-Eff… un médecin c’est toujours un médecin… c’est rassurant, d’avoir un médecin dans l’immeuble.

—Je ne suis pourtant pas le premier. Mon prédécesseur était également médecin. Et même également retraité. Médecin retraité, je l’ai lu dans l’acte.

—Oui, oui, bien sûr, médecin… médecin retraité… il l’était, certainement… hein ?  c’est ce qu’il était, il me semble, justement, retraité médecin, hein, Claudine, c’est ce qu’on a dit, à l’époque… un monsieur très bien, un médecin retraité… Alors comme ça, votre femme, madame votre épouse, je veux dire, vous l’attendez ? elle va bientôt arriver, elle suit dans sa voiture le camion des déménageurs, sans doute… ?

—Mon épouse ? Non, je vis seul.

—Seul ? Vous vivez seul ? vraiment ? Vraiment seul ?

Cette information semblait les accabler. Mieux valait les remettre tout de suite à leur place.

—Je vis comme bon me semble et je me passerai de vos commentaires.

—Tout de même, vous avez bien de la famille, dans le coin ? Des enfants, des…

—Ni famille, ni enfants, ni dans le coin, ni ailleurs, et je ne crois pas que ceci vous regarde.

—Pas de famille ! Pas de famille ! Tu te rends compte, Ji-Eff, monsieur dit qu’il n’a pas de famille, pas d’enfants… ! Des amis, donc, vous avez certainement des amis dans la région ?

Ils étaient décidément d’une stupéfiante indiscrétion. J’ai pris ma voix la plus tranchante, celle que j’appelais ma voix de bistouri, autrefois, cette voix nette et acide qui me permettait de tenir à distance les patients trop envahissants.

—Des amis, non, mais des ennemis, cela ne va pas tarder, si vous insistez.

Peine perdue. Rien ne les décourageait. Ma voix de bistouri semblait glisser sur leurs douceâtres et jumelles rondeurs. 

—Vous connaissez bien quelqu’un, tout de même, dans le coin, cher monsieur, vous n’êtes pas venu habiter tout seul ici sans raisons ?

Des raisons ? Il ne manquait plus que ça ! des raisons ! 

—Vous êtes policiers, peut-être ?

—Non, non, ne vous fâchez pas… C’est seulement que nous ne voudrions pas… hein, Claudine, ça nous ennuierait tellement…

—… que vous vous sentiez…

—… isolé…

…par exemple…

—Parce que l’isolation, on a beau dire qu’il en faudrait plus en hiver, mais c’est pas bon…

—Hé hé… pas bon du tout pour la santé, l’isolation…

Ils essayaient de blaguer, mais ils me regardaient d’un air désemparé. La femme s’est même essuyé les yeux. J’ai vu une larme rouler, puis s’arrêter dans un creux de son menton trop épais. De braves gens, après tout, malgré leur sottise.

J’ai décidé de leur donner une petite leçon, une leçon de philosophie de ma façon, puisqu’ils avaient tant de mal à comprendre.

—Je ne suis pas quelqu’un d’isolé… Je suis quelqu’un de solitaire, pas du tout quelqu’un d’isolé. Vous saisissez la différence, non, vous ne la voyez pas ? Etre isolé, c’est une forme passive, être isolé, c’est subir ; mais être solitaire, c’est autre chose, être solitaire, c’est un état, et c’est en l’occurrence un état choisi… J’ai choisi non pas l’isolement – car, pour votre gouverne, on dit isolement, cher monsieur, chère madame, et non isolation qui signifie… mais passons…. J’ai choisi, vous disais-je, la solitude, et même une forme très pure de solitude, celle qui touche à l’érémitisme – auquel cependant je ne me suis pas tout à fait résolu encore. Je me suis peu à peu défait de tout, en homme libre. Pas de famille, pas d’amis, pas d’attaches, pas même de meubles, pas même un lit, pas même un matelas. Je ne suis rien pour personne, ni père ni époux ni frère ni fils, je ne possède rien, que ce fauteuil qui me sert de trône et de couchette, et ces boîtes empilées… C’est ainsi, et ça ne me pose aucun problème, soyez-en certain. Aucun problème, bien au contraire.

Ils me regardaient avec perplexité, le front plissé, s’efforçant de comprendre. 

—Vous êtes sûr, vraiment sûr, que vous n’avez aucun problème ?

« Encore un peu et ils vont appeler l’hôpital psychiatrique. Ou enfin rentrer chez eux et pour toujours foutre la paix au vieux gâteux », voilà ce que j’ai pensé.

Mais non, ils me regardaient avec une angoisse si profondément sympathisante que j’en ai presque regretté ma rudesse pontifiante. C’était curieux, vraiment, cette propension à l’empathie qu’ils avaient, ces deux-là, cette obstination à l’amabilité. Une sociabilité voisinante portée à ce degré, je n’avais encore jamais vu cela, c’était une surprenante anomalie, peut-être un authentique trouble mental… Il y a des couples, comme cela, qui développent à deux une même maladie mentale… une maladie partagée qui finit au fil du temps par les souder comme des siamois… dans leur cas, peut-être cet amour inconditionnel du voisin était-elle une forme fossilisée de l’amour qu’ils avaient cessé d’éprouver l’un envers l’autre… Il faudrait que j’étudie la chose de plus près…

—… alors, puisque vous manquez de meubles, à ce qu’on a compris, on pourrait s’arranger pour vous trouver un frigo, et aussi une table et des chaises… le temps que vous achetiez ce qu’il vous faut… et si vous avez besoin d’un coup de main, par la suite, si vous vous sentez malade, par exemple, ou juste un peu fatigué, si vous avez encore le moindre problème, surtout n’hésitez pas, n’hésitez jamais à demander… vous savez que nous sommes là, tout près. M. et Mme Voisin, Claudine et Jean-François, les Voisin, c’est amusant, non ? Nous sommes au 401, juste au-dessous de vous… Oh, vous pouvez faire du bruit, et même apprendre le piano, comme la petite Desperre du 305, ça ne nous dérangera pas, au contraire… On sera toujours contents d’entendre du bruit au-dessus, ça fait plaisir, c’est plus vivant, un peu de bruit… ne vous gênez jamais… Et on voulait aussi vous dire…

—… on était descendu pour vous le dire…

—… que ce serait un plaisir, un honneur…

—…un bonheur…

—…si vous vouliez bien…

—… venir chez nous ce soir, prendre l’apéritif. C’est au premier étage, deuxième porte droite, le 401, juste au-dessous de chez vous, le même appartement, vous serez pas dépaysé. Vers 19 heures, on a pensé que ça irait, vers 19 heures ?

Du bruit ? un frigo ? du piano ? Est-ce que j’ai l’habitude de faire du bruit ? de mâcher des glaçons ? De jouer du piano ? Comme la petite je-ne-sais-quoi, moi ? Et cette invitation, là, de but en blanc, pour le soir-même, alors que je n’aspirais qu’au repos ? 

J’ai grommelé que je ne voulais pas de frigo, que je détestais le piano, que je ne buvais pas d’alcool…

—Pas d’alcool, c’est rare pour un médecin, hein, Claudine…

—Ah, ça oui, Ji Eff, ah ah !

—Ah ah, oui… c’est rare pour un médecin… parce que sans vouloir vous vexer les médecins c’est toujours faites ce que je dis, pas ce que je fais…

—On avait prévu le champagne, mais c’est pas grave, on sortira la limonade, vous en faites pas…. Oubliez pas, surtout : 19 heures. C’est pas à la minute près, la seule chose c’est qu’on a invité du monde qui va venir exprès. On vous présentera aux autres. Ils seront tous là, c’est sûr, dès 19 heures, on a invité tout l’immeuble, pour que vous nous connaissiez tous, tout de suite…

Tous, tout de suite ? Ils étaient épuisants, ces deux-là… Une fête des voisins, à sono et apéro, rien que pour m’affliger moi, nouveau voisin ? Quels voisins, ces Voisin !  des Voisin-nés, des voisins à médailler, des champions de Voisinage, des calamités ! Franchement, ces Voisin voisinants, ces Voisin voisinissimes étaient un cas médical tout à fait intéressant à observer. Névrose, peut-être même psychose vicinale… vicinale et jumelle… très original… Il faudrait que je rédige un rapport… pour l’académie de médecine… ça ne manquerait pas de sel…

Ils ont insisté, insisté. J’étais toujours assis sur mon fauteuil, à grommeler, à faire celui qui n’avait pas envie, et eux… eux, j’ai cru qu’ils allaient s’agenouiller devant moi, tant ils me suppliaient.

J’ai fini par promettre. Ils m’amusaient, ces Voisin hyperboliques. On verrait bien, après tout.

Alors seulement ils ont consenti à se replier, non sans m’avoir bien sûr aidé à me lever, comme si j’avais été tout à fait infirme, avant d’installer eux-mêmes mon Voltaire dans l’ascenseur afin que je puisse m’y rasseoir et m’envoler en apothéose vers mon cinquième étage. Le chauffeur de taxi, quant à lui, fatigué d’attendre mes instructions, avait déjà fini de monter les boîtes… Oh, il y avait peu de choses, je me suis délesté depuis longtemps de tous mes meubles, à part le Voltaire, et j’ai bien fait… mais il me restait cela : mes boîtes. Une quantité de boîtes, de grandes boîtes, de petites boîtes, toutes sortes de boîtes, de toutes formes et de toutes matières, où j’ai entassé les débris de ma vie. Des boîtes qu’il aurait fallu transporter précautionneusement, une à une, et que cet idiot prétendait entasser devant ma porte le plus rapidement possible, au risque d’en briser le contenu.

Car voilà la vie. Réfléchissez-y tous ! Après en avoir jeté presque tout, on met ses derniers biens dans des boîtes que d’autres transportent et renversent  sans égards – comme si elles n’étaient vraiment que des boîtes à moitié vides. Pourtant ce sont des urnes… mais des malotrus pressés d’en finir vous poussent tout ça dans l’ascenseur comme des ordures. J’ai si souvent déménagé. J’ai toujours haï ces moments, j’y ai perdu toutes sortes d’objets infimes ou précieux que je n’ai jamais rachetés .

Et pourtant, je dois l’avouer, j’ai aimé, aussi, voir ma vie se rétrécir ainsi, au fil des années, de vaste pavillon en spacieux T6, de spacieux T6 en confortables T5, de confortables T5 en charmants T3, de semi-remorque en fourgon, de fourgon en camionnette, de camionnette en monospace… aimé cette impression, quand tous sont partis, qu’à la fin on se retrouve seul au milieu des cartons écrasés, de n’être plus au bout du compte qu’un petit tas de riens, au fond de la dernière boîte.

L’appartement était glacial. L’agence avait laissé les fenêtres ouvertes. Toutes les fenêtres. En automne, par un beau soir, c’était délicieux, mais en plein hiver, et par un jour où la pluie menaçait… c’était complètement insensé, cette manie d’aération… J’ai tout refermé en hâte, j’ai poussé le chauffage. Le chauffeur de taxi, gelé et pressé de s’en aller, a poussé le fauteuil jusqu’à la chambre, et semé les boîtes en pas japonais, au hasard des pièces…

Quand le monospace est enfin reparti, je me suis assis de nouveau sur mon Voltaire, au milieu de la chambre, face à la fenêtre, et dans le début de chaleur qui montait du radiateur, j’ai encore remarqué cette odeur de désinfectant qui m’avait frappé, l’autre jour.

Surfanios. C’était évident. Surfanios ? pas seulement… il y avait aussi… j’ai toujours eu l’odorat subtil… perméthrine et tétraméthrine… pas de doute…

Mais quelqu’un toquait à la porte.

Je me suis levé en maugréant. On ne laissait donc jamais les gens réfléchir, dans cet immeuble à voisins ? L’importune était cette fois une toute jeune femme, frêle locataire de mon cinquième étage qui voulait faire connaissance et m’assurer de toute sa sympathie.

Sympathie ? Elle aussi ? La maladie vicinale avait dû frapper tout l’immeuble. Elle paraissait très atteinte, la pauvrette, encore plus atteinte que les Voisin du 401. Des postillons de gentillesse prévenante débordaient à jet continu de ses paroles. Je pouvais compter sur elle. A toute heure et sans restriction. Si je dormais mal elle viendrait me préparer des tisanes. Si je me sentais seul elle viendrait jouer avec moi au scrabble. Si je partais en voyage, elle viendrait arroser mes plantes et mon chat. Et même, si je voulais, chaque matin avant de partir au travail elle irait me prendre le pain, le courrier, et même le grand air, puisqu’elle y allait elle-même, ça ne la dérangerait pas, elle m’apporterait tout, et si besoin était elle me ferait un peu de cuisine pour la journée, et…

—Foutez-moi le camp, j’ai dit. Foutez le camp !

Elle s’est reculée, stupéfaite, brisée dans son élan altruiste. Elle titubait en marche arrière sur le palier, toute rouge, comme une écrevisse écrasée… et elle avait l’air si défaite et désespérée que je l’ai rappelée.

—Ou alors dites-moi tout de suite la vérité : les punaises, vous avez eu des punaises, n’est-ce pas ? Vous avez eu des punaises dans l’immeuble ? 

Elle est revenue, ressuscitée, saisissant l’occasion.

—Des punaises ? Non… non, pas du tout, mais si par hasard des punaises, ou d’autres insectes… je ne sais pas… des… des mouches… des moucherons… enfin si des insectes d’un genre ou d’un autre, on ne sait jamais, venaient à vous importuner, n’hésitez pas, surtout appelez-moi, appelez-moi aussitôt, ne restez pas comme ça, je viendrai tout de suite, je…

Décidément… Je l’ai poussée dehors, cette fois, par les épaules, et sans un mot, et j’ai fermé la porte derrière elle avec la clé que j’étais bien décidé à ne jamais lui confier.

Malgré le froid très vif j’ai rouvert les fenêtres pour fuir l’odeur du désinfectant et l’idée des punaises. Et je me suis emmitouflé dans mon manteau.

Mes nouveaux voisins sont tous extraordinairement aimables, ai-je pensé en me rasseyant sur mon Voltaire, si invraisemblablement, si abusivement, si surhumainement aimables que c’en est terrifiant. Jamais je n’ai eu de voisins si aimables. J’ignorais même qu’il était possible d’avoir des voisins si aimables. Moi, misanthrope endurci, intraitable ronchon devant l’Eternel, voilà que je m’étais sans le savoir jeté dans l’authentique enfer de la sociabilité. Comment avais-je pu acheter cet appartement, inconscient que j’étais, dans un immeuble hanté de malades à trouble vicinal obsessionnel ?

Cependant, j’étais si fatigué que malgré mon mécontentement, malgré le froid qui envahissait la pièce, malgré mon désir de conserver la pleine maîtrise de la situation, je me suis endormi. J’ai fait un rêve déplaisant. Quelqu’un m’avait revêtu d’un gros manteau de laine qui ne m’appartenait pas. Un manteau fermé dans le dos de tant de boutons compliqués et si serrés que malgré mes effort énergiques, je ne parvenais pas à m’en défaire et qu’il m’avait fallu rester d’un bout à l’autre du cauchemar dans ce manteau étranger, comme ligoté, à me débattre immobile… Enfin, une de ces situations gênantes et insolubles que le sommeil nous réserve, quand il nous refuse le repos.

Quand je me suis réveillé, il était tard, la nuit était tombée. Quelqu’un toquait à la porte. Tous ces gens toqués qui toquaient sans cesse à ma porte… La sonnette n’était pourtant pas en panne…

Bien entendu, je ne me suis pas levé pour répondre. Les coups ont continué à la porte. Bon sang, c’est qu’on battait la charge… Mais moi, l’assiégé, je tenais bon, je me drapais dans mon silence. Puis on a essayé d’ouvrir… j’ai entendu claquer la poignée… C’en était trop.

—Foutez-moi le camp, je vous ai dit !

—Mais c’est moi, madame Voisin, Claudine, vous savez bien, Claudine, du 401, l’invitation… à 19 heures, vous vous souvenez ? l’invitation… 

La Voisin et son invitation ? Si elle s’imaginait que j’allais lui ouvrir, que j’allais boire ses potions à la limonade…

—Espèce d’enquiquineuse, j’ai crié, empoisonneuse !

Rien à faire. Et elle cognait toujours sur ma porte, et ses coups s’abattaient sur mon crâne comme sur un tambour. C’était insupportable.

—C’est qu’il est déjà dix-neuf heures dix, cher monsieur… nous nous demandions tous… mais il n’y a pas de mal… aucun mal, je vous assure, ils vous attendent… je vous attends sur le palier… je vais vous conduire… vous allez voir, ils vont vous faire fête, tous, en bas…

Je me suis résigné à la suivre. J’ai toujours détesté le bruit. Après tout, oui, j’allais bien voir. J’étais curieux de voir…

Tous m’ont applaudi quand je suis entré. Un enfant a même récité un poème chaleureusement applaudi.

Soyez le bienvenu, nous avons tout prévu

voici pour vous ce soir des gâteaux des bonbons

des enfants des amis de joyeux compagnons

Nous avons tout prévu vous êtes attendu !

Incroyable. Ridicule. Ou plutôt : inquiétant. Penser que même les enfants étaient atteints… Mais tous ont applaudi joyeusement. La Voisin m’a mis un verre dans la main. Et, sans me demander mon avis, elle l’a rempli de champagne. Ils ont encore applaudi. J’ai été obligé de porter le verre à mes lèvres, d’avaler le moussâtre liquide, sous leur regard anxieux. Quand le verre a été enfin vide, ils ont tous applaudi encore plus fort.

Moi qui ne bois jamais d’alcool. Une empoisonneuse, je vous dis. J’ai perdu la tête, je me suis mis à sourire béatement et à raconter des histoires. Je me suis assis au milieu d’eux et j’ai serré des mains, j’ai raconté des blagues. J’ai même pris, dans un moment de total égarement, le petit garçon du poème sur mes genoux pour lui faire à dada

Ridicule. Inquiétant. Incroyable. Je n’ai jamais su tenir l’alcool.

Tous, tous, ils s’empressaient autour de moi, remplissant mon verre dès qu’il se vidait, buvant tous mes paroles avec autant de passion que le champagne prodigué par madame Voisin.

On aurait cru que j’étais une personnalité, quelqu’un qui comptait vraiment pour eux. Quelqu’un qu’ils auraient longtemps attendu et qui avait parmi eux sa place réservée, un ami cher, un parent retrouvé…

Mais par-dessus tout, ce qui semblait les tourmenter, ce qui paraissait les obséder, c’était ce qu’ils s’obstinaient à appeler mon isolement – quand ce n’était pas, décidément, mon isolation. Je dus leur promettre, à tous, de ne jamais, jamais – non, jamais ! – rester « dans mon coin ».

Oh oui, j’ai promis. En ivrogne.

J’avais bu tellement de champagne, ce soir-là, que j’aurais promis n’importe quoi.

Quand ils m’ont raccompagné chez moi, je me suis écroulé dans le Voltaire.

Le réveil a été lourd, le lendemain. Comment avais-je pu me laisser aller ainsi, la veille, à cette ivresse voisinante ? C’était la faute de l’appartement, de cet immeuble contaminé par l’empathie, cette punaise du siècle… Tous ces Voisin et voisins, ils m’avaient pris dans les filets puants de leur absurde altruisme… Je ne le supporterais plus. Je m’en irais. Tout de suite. J’allais mettre l’appartement en location, et en louer un autre aussitôt, voilà. Il suffirait de repasser à l’agence. Je laisserais le Voltaire derrière moi, finalement, il était trop encombrant. Une simple chaise, un tabouret, même, me suffirait désormais. Un autre chauffeur de taxi viendrait reprendre les boîtes et les jetterait ailleurs, cassant les derniers bibelots inutiles qui parasitaient encore ma vie. Je recommencerais, on peut toujours recommencer, non, quand on a fait une erreur ? Je trouverais un autre logement, ailleurs. Plus petit. Aussi petit que possible. Une vieille cabane de berger, par exemple. Perchée sur un rocher. Une bicoque stylite. Sans voisins. Et vide, définitivement vide de tout ce superflu que je m’étais obstiné à traîner encore après moi. Quant à l’appartement… eh bien, il viendrait aux Voisin un nouveau voisin locataire, voilà tout, peut-être que celui-là serait amateur de champagne et de bavardages de palier, tout prêt à sombrer à son tour dans la folie vicinale qui ravageait les lieux… il ne manque pas de locataires de cette espèce… l’agence n’aurait aucun mal à trouver… d’ailleurs, je laisserais le Voltaire en cadeau de bienvenue, ça attirerait le chaland…

Le lendemain matin, quand je suis descendu dans le hall, avec mon dossier bien rangé dans une chemise de plastique, prêt à passer à l’agence, le facteur m’attendait. Il voulait me remettre mon courrier en main propre. Parce qu’on ne sait jamais, m’expliqua-t-il en bafouillant, quand on jette une lettre dans une boîte, si elle arrivera bien à son destinataire.

—En effet, mais il est tout de même relativement banal qu’elle lui arrive, non ?

—Relativement, comme vous dites… mais en fait on ne sait jamais… C’est pour cela que nous avons mis au point des procédures de sécurité. 

Et là, il a sorti de sa sacoche une petite clé, qu’il a tournée dans une serrure minuscule, et d’un seul coup toutes les façades métalliques de toutes les boîtes aux lettres de l’entrée se sont ouvertes ensemble. Je ne l’aurais jamais soupçonné : toutes ces boîtes en apparence si différentes avec leurs étiquettes personnalisées, leurs éraflures et leurs autocollants, ne composaient qu’un seul bloc, un immense panneau de métal unique troué de fentes régulières et identiques.

—Très ingénieux… 

—Oui, et très sûr. Désormais nous ouvrons tous les mois le bloc pour nous assurer que tous les casiers sont visités et régulièrement vidés par leurs propriétaires. Consigne de la direction. Si une boîte déborde, nous avons ordre de la vider, d’en examiner le contenu et de signaler….

-… et la vôtre justement… je vous le dis en toute discrétion, elle est déjà trop pleine… faites attention, je devrais faire un signalement, mais puisque vous êtes là en personne… je vous conseille tout de même de venir vider chaque jour… ça s’accumule très vite, et on ne sait pas ce qui peut arriver, à la fin… 

—Vous ne croyez tout de même pas que je vais mourir étouffé sous une avalanche de papiers, une coulée de feuilles timbrées grimpant jusqu’à mon cinquième étage ?

—Oh, vous plaisantez, mais on ne sait jamais comment les gens vont s’y prendre pour… enfin j’ai ma tournée à finir. Ravi d’avoir fait votre connaissance. C’est important, pour un facteur, de connaître les destinataires. Demain, je pars en vacances, je serai remplacé. Mais ma remplaçante viendra vous dire bonjour à son tour…

La remplaçante ? Me dire bonjour ? ça alors ! Les boîtes aux lettres étaient dûment vidées, mais les facteurs débordaient de prévenance comme tous les autres. C’était une maladie du coin, apparemment, la prévenance.

Mon chargement de lettres m’encombrait.  Des factures, des avis, des rappels… il n’avait pas tout à fait tort, c’est incroyable le nombre de facture qu’un être dit civilisé peut recevoir… il y en avait déjà des dizaines, qui s’étaient accumulées et tassées dans la boîte aux lettres comme les feuilles en automne. Au moins mon changement d’adresse avait bien été effectué… Je suis remonté chez moi.

Je n’ai évidemment pas été surpris de trouver devant ma porte une inconnue qui m’attendait, souriant aimablement et tenant à la main un petit paquet enrubanné. Ce sont des choses dont on prend l’habitude, comme de bien d’autres désagréments de la vie. La dame était en blouse, cette fois, très maigre, munie d’un aspirateur et d’une boîte de chocolats. J’ai pris les chocolats, et j’ai fait mine de rentrer sans remercier.

—Vous me le revaudrez tout de même aux étrennes, j’espère. Je plaisante… et je me présente, Maria. Je suis la personne chargée du nettoyage des parties communes. Le syndic, monsieur Crépet, m’a demandé de vous expliquer tout de suite les consignes…

—Les consignes ?

—Le règlement, quoi. Toutes les semaines, je passe l’aspirateur aux étages. Je dois sonner à la porte de toutes les personnes vivant seules. Je vous le dis, pour pas que vous soyez étonné la semaine prochaine. Un coup de sonnette, dring vous ouvrez, hop je dis bonjour, et je coche. Si vous m’ouvrez pas, que vous êtes dans la salle de bains ou quoi, vous dites bonjour Maria, ou ce que vous voulez, merde à Maria si vous voulez, vous criez à travers la porte, c’est pas grave, l’important, c’est que j’entende et que je coche.

—Toutes les semaines ?

—Sans faute. On me l’a bien spécifié quand on m’a embauchée, l’an dernier. J’ai une liste. Toutes les semaines, je sonne, je dis bonjour, je coche la case sur la fiche…

—Vraiment ? C’est très astreignant…

—Sûr qu’y faut pas être feignant, pour faire ce que je fais.

—Evidemment.

—C’est pour pas qu’on aye encore des ennuis… parce qu’ils en ont eu, par ici, des ennuis, y a eu deux ans de ça en décembre, vous avez pas lu les journaux, à l’époque ? on en a parlé pourtant, de notre petite ville, dans toute la France, autant que de la fois où l’équipe de foot s’était retrouvée en huitième de finale pour la coupe de France… A Carcérou, on lisait partout dans les journaux, à Carcérou… 

Je n’ai eu aucun mal à lui tirer les vers du nez – si j’ose dire.

Après son départ, au lieu de me rendre à l’agence, je suis descendu en ville. A la bibliothèque municipale, j’ai demandé les journaux locaux, tous les numéros du mois qu’elle m’avait indiqué.

J’ai eu tous les détails.

« Drame de la solitude à Carcérou…

C’est un concours de circonstances qui a conduit les habitants de la Résidence Copernic, à Carcérou… « 

Deux ans. Deux ans sur le sol de la chambre, à se répandre en mouches et en insectes nécrophages, tandis que la boîte aux lettres débordait de factures.

La porte n’était pas verrouillée. Ils étaient entrés, hésitants, et l’odeur les avait suffoqués…

Deux ans. A attendre que quelqu’un pense à pousser la porte.

« …la macabre découverte… au cinquième étage de l’immeuble de standing… »

« … sans que les voisins les plus proches aient jamais remarqué… »

L’appartement n’était pas meublé. Il n’y avait pas de frigo, pas de table ni de chaise, rien qu’un fauteuil ancien où il semblait avoir eu l’habitude de dormir. Ce dénuement avait beaucoup surpris, parce qu’on savait que le propriétaire était un médecin retraité.

On savait aussi qu’il avait une fille. Quelque part.

Deux ans. Sans que jamais elle appelle.

Deux ans. A se couler dans sa propre boue pour s’en aller plus loin, comme une rivière fatiguée.

« …gisant sur le fauteuil.

« … dans un état de…

« … dans un état… »

« … très avancé…

Deux ans. A se répandre, lent et tenace, dans les plafonds et les murs, dans tous les interstices de l’indifférence et de l’oubli.

Sa boîte aux lettres était tellement remplie de factures que la porte de métal, gonflée comme une boîte de conserve périmée, paraissait sur le point d’exploser.

Une boîte aux lettres en état de.

Très avancé.

C’est cette boîte aux lettres explosive et bossue qui avait fini par alerter la dame, qui avait prévenu le syndic, qui avait prévenu le facteur, qui avait tourné sa clé dans la serrure du « bloc ». La masse informe s’était répandue sur le sol en avalanche poussiéreuse. A partir des tampons des lettres non décachetées, qui remontaient à deux ans, on avait pu établir une durée – approximative, bien sûr, mais néanmoins impressionnante.

Deux ans. Le fait-divers avait choqué. On l’avait commenté à la télévision. Les journaux avaient reçu en quantité des lettres de mépris pour les voisins et des malédictions pour la fille. 

Deux ans. Il arrive que ce soit beaucoup plus. Mais deux ans, dans cet immeuble « de standing »… derrière une porte ouverte…

J’ai tout lu, méthodiquement. Je voulais tout savoir. Jusqu’au plus menu détail, je voulais être sûr. J’ai pris des notes. J’ai fait des photocopies. Avec mon petit tas de papiers en forme de vérité, je pouvais repasser à l’agence, tout de suite. Leur dire ma façon de penser. Exiger que. Et même une indemnité. Car pourquoi ne m’avait-on rien dit ? Pourquoi m’avait-on enfermé dans ce piège macabre, dans cette comédie sordide des voisins à remords ?

Mais au lieu de me rendre à l’agence, de leur jeter à la figure leurs mouches, leurs lâchetés et leurs silences, je suis resté longtemps à la bibliothèque, à réfléchir. Puis quand le bâtiment a fermé, le soir, je suis rentré dans l’appartement.

J’ai jeté à la poubelle de la cave, en passant, mon petit tas de preuves.

J’ai fait dans l’ascenseur un brin de causette avec la dame du rez-de-chaussée, la mère du petit garçon récitant. Sur le palier j’ai eu un mot aimable pour la grosse Voisin qui m’attendait avec le frigo bien emballé que je n’avais jamais commandé mais qu’un livreur obligeant lui avait laissé pour moi. J’ai offert le double de mes clés à la jeune femme qui m’a apporté le pain, en rentrant de son travail. Et nous avons fait ensemble une partie de scrabble.

Peu à peu, l’odeur de désinfectant s’est dissipée. J’ai cessé d’ouvrir les fenêtres la nuit. Je me suis habitué. Un moment ma vieille malice m’est revenue, j’ai pris plaisir, de nouveau, à rembarrer les voisins, à éviter de faire du bruit en marchant, à laisser mes stores baissés, à oublier de vider ma boîte aux lettres. Pour les punir, tous. Pour leur faire peur. Je m’amusais énormément, à les entendre toquer à la porte, appeler, téléphoner, essayer dans ma serrure leurs passe-partout, leurs supplications, et leurs astuces minables de cambrioleurs d’occasion.

Mais ça n’a pas duré, j’ai vite cessé ces enfantillages. J’ai ouvert sagement mes stores le matin pour les refermer le soir, je les ai laissés me souhaiter mon anniversaire, m’apporter du foie gras pour Noël, me mitonner des petits plats, entrer à tout moment chez moi, remplir mon frigo et me mettre la table, me servir le champagne à la fête des voisins, me tenir par le bras dans les allées du parc, m’accabler d’affection et de bonne amitié. Pour finir, j’ai même jeté dans la rivière la boîte où j’avais conservé son adresse, et toutes ses photos, ses photos de gamine à la plage, de gamine à l’école. Que rien d’extérieur, qu’aucune culpabilité parasite ne vienne les détourner, eux, de la tâche qu’ils se sont imposée, de leur difficile reconquête de ce qu’il est convenu d’appeler « l’estime de soi », après les remords et la honte. Et puis la gamine, cela me regarde. Chacun ses fautes. Il suffira que le notaire sache et qu’il exécute mes dispositions.

Et maintenant ? Oh, cela durera ainsi quelques mois, un an peut-être. Ils s’apaiseront peu à peu. Le poids qui pesait sur eux s’allègera lentement, dans chacune de leurs attentions quotidiennes. Il leur faudra du temps, mais ils guériront. Et moi ? Moi, je serai de nouveau le médecin, qui soulage les maux, je l’ai été si longtemps, si volontiers, autrefois… je coulerai près d’eux des jours douillets, après tout… De toute façon… Je sais que mon coeur finira bientôt par céder. Quand je m’écroulerai de nouveau, cette fois, ils guetteront, ils entendront aussitôt le râle, le choc du corps s’affalant sur le fauteuil, ils se précipiteront, ils entreront tous ensemble par la porte que j’aurai laissée ouverte, ils appelleront l’ambulance. Ensuite ils se réuniront chez les Voisin, ils auront commandé des bouquets et des apéritifs avec la petite somme laissée pour eux dans l’enveloppe. Ils prononceront un discours. Ils se réjouiront que je sois mort sans souffrance et que je repose en paix. Que j’aie généreusement offert à la science mon corps intact. Et même, émus de leur propre générosité, ensemble ils pleureront un peu.

Réparer, c’est la tâche de tous les médecins en ce monde après tout.

Même misanthropes. Même retraités.

Et j’ai bien fait de revenir.

 

 

 

Cet article a été publié dans récits et nouvelles. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

12 commentaires pour Les voisins

  1. Aloysia dit :

    Tu m’as fait peur ! J’ai cru à un « remake » du Locataire, de Polanski. Mais non, cette histoire de personne trouvée morte dans leur appartement, j’en connais déjà plusieurs. Deux cas de suicide qui ont été découverts pas trop tard après, donc c’est un peu différent ; et dans le cas que tu racontes, une personne qui avait travaillé un temps avec moi comme COTOREP et qui avait une famille, mais qui avait cassé avec sa famille au point d’aller dormir dans le jardin public jusqu’à ce que la mairie s’en aperçoive et lui attribue un logement social… C’est dans ce logement social, dont personne ne l’avait jamais vue sortir (et donc où personne ne la savait plus habiter !), que les ouvriers venus démolir l’immeuble l’ont retrouvée morte assise sur une chaise 6 mois après ou plus, alors que tout le monde était déjà réinstallé ailleurs. Cela nous a impressionnés. Mais c’est surtout un drame de la dépression, il me semble, encore. Elle avait des réactions très bizarres, prenait en aversion tous ceux qui l’approchaient – comme moi qui travaillais avec elle… Alors forcément on la laissait tranquille.

    • carole dit :

      Je suis partie d’un fait-divers local assez impressionnant. Je n’ai jamais vu le film de Polanski. Il me semble qu’en fait, par rapport aux voisins, c’est l’inverse ?

  2. Quichottine dit :

    Je ne sais qu’en penser… j’avoue que tu m’as intriguée d’abord, un peu agacée ensuite… je me sentais un peu comme le nouveau propriétaire…
    Et puis, je reste épuisée, un peu tremblante aussi devant cet acharnement des voisins, devant l’acceptation du médecin.
    Est-ce ainsi que nous finirons tous ?

  3. almanito dit :

    Il est en somme son propre fantôme, à l’image de ce très vieil arbre réputé immortel auquel tu fais allusion au début, le ginkgo…
    Et toujours renouvelé ce rachat obsessionnel de fautes que l’on a ou que l’on croit avoir commises.

  4. jill bill dit :

    Ah les « gentils » voisins… j’adore, ici, en vrai c’est autre chose, merci !

  5. Très propre, ce parquet, d’entrée de jeu. Trop propre pour être honnête, me suis-je dit ! Et il n’était encore que pâle reflet de ce qui allait suivre !
    Quel talent, Carole ! Quelle remarquable nouvelle !
    Quels terrifiants et insupportables voisins … qui, j’espère, n’existent que sous votre plume !

    Ce qui m’a le plus étonné, c’est qu’après quelques signes de révolte, votre « héros » souscrive finalement à leurs dégoulinantes « bontés ».

    J’ai beaucoup aimé votre incisif regard dans : « De ces couples qu’une longue vie d’ennui et de bons petits plats transforme en jumeaux identiquement laids et sots »

    Encore un grand plaisir de lecture.
    Merci

  6. Livia dit :

    J’ai trouvé superbe ton récit, c’est vrai qu’il y a eu pas mal de personnes retrouvées mortes dans leur appartement, à cause de l’odeur. J’ai été d’abord intriguée, puis agacée par les voisins si envahissants, et soulager que l’odeur s’en aille et que ce nouveau-venu soi enfin bien dans ce si bel appartement au bord de la rivière…

  7. Pastelle dit :

    Les deux options sont tout aussi terrifiantes, l’indifférence tout comme l’invasion.
    Mais quel talent tu as ! Je suis bluffée à chaque fois…

  8. mansfield dit :

    Aïe ce drame de la solitude fait froid dans le dos et ces voisins si gentils et pas vraiment présents quand il le faut, ont de quoi taper sur les nerfs!

  9. polly dit :

    Vraiment impressionnant, l’ambiance, le narrateur, ce médecin revenant… agacée (les voisins sont terriblement pénibles mais si fragilisés par leur culpabilité), curieuse aussi totalement prise par ce suspense distillé dès le début en petites touches successives, et perplexe quant au final, mais ravie qu’il offre ce pardon aux indifférents. Bravo!

  10. La Baladine dit :

    Excellent! On glisse avec délice du banal et paisible emménagement au thriller avec des voisins trop serviables pour être totalement honnêtes, jusqu’au final aussi inattendu que surnaturel! Bravo! Je reviendrai avec délice piocher dans ce chemin de ronde 🙂

Laisser un commentaire