Les figues

La lettre était tombée dans ma boîte un peu avant midi. Le facteur passe tard, dans notre chemin Coquet… une fin de tournée, pour lui, forcément, cette longue impasse en lisière de ville. Et puis il y voit mal, avec la fatigue il fait facilement des erreurs. Je ne lui en veux pas… ça me donne l’occasion de sonner chez les voisins, de faire ma petite tournée, de bavarder un moment. Ensuite les voisins viennent sonner à leur tour. Et on bavarde encore. On a le temps, chemin Coquet, ce n’est pas comme en ville.

C’était une lettre étrange. Une très belle lettre, si l’on veut, avec son adresse élégamment calligraphiée. Mais si jaunie, si froissée, si usée et fanée qu’elle semblait avoir traversé les années. Le tampon sur le timbre avait si largement bavé qu’il était devenu indéchiffrable. Et le timbre lui-même, ce papillon exotique… je n’aurais pas su le dater. Je ne suis pas philatéliste… maudit tampon qui avait recouvert aussi la date imprimée sur le timbre… Les couleurs étaient encore très vives certes… et pourtant elles avaient quelque chose de… je ne sais pas bien l’expliquer, quelque chose de… passé, de démodé… bref… tout cela me semblait… disons que j’avais, sans pouvoir l’assurer, l’impression qu’il s’agissait d’une lettre postée il y a des années… Combien d’années ? Ah, comment savoir ?… vingt, trente, peut-être. Ou davantage encore…

Il en arrive, quelquefois, de ces vieilles lettres oubliées par la poste – on lit cela dans les journaux, à la rubrique « insolite » que j’affectionne. Oui, on en retrouve, parfois. De très vieilles lettres restées coincées on ne sait où. Un jour, elles reprennent leur voyage, elles vont enfin où elles devaient aller. Comme si le temps avait de petits tiroirs secrets qui s’ouvriraient brusquement, sans qu’on sache pourquoi, et alors même qu’on croit en avoir perdu la clé.

Mais après tout, cette lettre, était-elle vraiment si ancienne ? La poste avait très bien pu rééditer un vieux timbre de collection… avec ces modes « vintage » qui font fureur, c’était une possibilité… Quant à l’usure de l’enveloppe… peut-être l’expéditeur n’avait-il fait que récupérer une vieille enveloppe, pour y fourrer un papier anodin ? Alors… alors, pourquoi tant de soin pour calligraphier l’adresse ? Bah, il y en a, des gens qui, pour se faire pardonner d’avoir économisé leur argent, dépensent à flots leur peine… des avares généreux, en somme… oui, ça existe… je suis un peu comme ça, moi-même.

J’ai sorti ma loupe. Le tampon sur l’oiseau, décidément, était complètement indéchiffrable. Aucun indice, par ailleurs… même pas une adresse d’expéditeur… absolument rien. J’ai eu beau tourner et retourner l’enveloppe, l’observer par transparence, la tâter et la soupeser… aucun moyen de savoir ni qui ni quand ni quoi… 

Certes, elle avait du charme, cette lettre, un charme désuet, fragile, de missive bien pliée, de billet d’amour enrubanné oublié au grenier dans un coffre à bijoux ou un carton à chapeaux, mais au fond, qu’est-ce que cela pouvait me faire, ce vieux papier froissé, sali d’usure, bon à jeter… quelle importance ? Il ne contenait certainement aucun secret, ce n’était probablement qu’une de ces lettres polies, conventionnelles et ponctuées de fautes ridicules, comme on en trouve place Charrette, le samedi, dans les bacs des brocanteurs qui bradent les successions.

Pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher de laisser mon imagination courir et galoper… Non, je n’aurais pas su expliquer pourquoi elle tentait ainsi ma curiosité, cette lettre tombée par hasard dans ma boîte.

Puisqu’elle n’était pas pour moi.

Que le facteur s’était encore trompé.

C’était seulement une lettre égarée. A remettre à son juste destinataire. Voilà tout.

L’adresse calligraphiée indiquait le 55. Cela au moins était certain. Le 55 se lisait très nettement. Le facteur est presbyte, il se trompe beaucoup, ces numéros si joliment dessinés, avec leurs longues hampes, avaient pu l’induire en erreur… il avait confondu les 5 avec les 6, évidemment… j’habite au 66, côté pair. Et le 55… c’est en face. Un peu plus loin. Tout au bout de la rue.

La lettre était pour la dame du 55… Madame E.-C., 55 chemin Coquet… C’était tout simple. Et pourtant, cela aussi, c’était bizarre… Car qui pouvait bien écrire maintenant au domicile de la dame du 55… ?  Celle qu’on avait vu partir en ambulance cet été et qu’on n’avait pas vue rentrer. Celle de la vieille maison dont les volets dépeints ne s’ouvraient plus depuis au moins trois mois. On aurait pu supposer qu’au moins le courrier était réexpédié… depuis trois mois !

J’avais le temps – le temps, ma vie en déborde, désormais, de ce temps qui m’a tant manqué, autrefois… du temps à perdre et du temps à tuer, comme on dit, hélas, je n’en ai plus que trop ! Sans hésiter davantage, énervée de curiosité comme j’étais, j’ai descendu la rue avec la lettre – autant m’acquitter rapidement, n’est-ce pas, de ce petit devoir de voisinage. Et puis c’était – je dois l’avouer, je suis curieuse, terriblement curieuse – c’était aussi un prétexte pour approcher de la maison fermée. Je ne passe jamais de ce côté de la rue qui ne mène vers rien, tout au fond de l’impasse… M’y rendre les mains vides ? j’aurais eu l’air de le faire exprès.

Alors que là, c’était tout simple, tout naturel. Je déposerais la lettre dans la boîte, qui sans doute déborderait de publicités, je lèverais la tête vers les volets clos, j’écouterais le silence avec un petit frisson, comme on fait dans les maisons hantées. Peut-être, avec de la chance, la boîte serait-elle ornée d’une étiquette : « Prière de ne pas déposer de courrier, il n’y a plus d’occupant à cette adresse ». Quelque chose dans ce genre… Alors, je remporterais mon enveloppe, je serais autorisée à l’ouvrir, certainement, cette lettre, pour savoir à qui la renvoyer… On est autorisé, je pense, dans ces cas-là, pour trouver le nom de l’expéditeur, à ouvrir les courriers qui ne nous sont pas destinés… afin de pouvoir les renvoyer, il faut bien… non ?

Mais quand je suis arrivée devant 55, je l’ai tout de suis remarqué, l’un des volets était ouvert. L’un des volets ? Je me souvenais très bien qu’ils étaient tous fermés, le matin encore. C’est une maison dont j’aperçois la façade depuis le balcon de ma chambre. Et chaque soir et chaque matin, depuis plus de trois mois, je me faisais la réflexion : « Elle est encore fermée, la maison du 55 ». Alors un des volets ouverts… je l’aurais vu, forcément… Quelqu’un venait donc de l’ouvrir… Tiens tiens…

Au lieu de me contenter de glisser la lettre dans la boîte aux lettres rouillée, j’ai sonné.

Je ne la connaissais que de vue, la dame du 55 – bonjour-au-revoir-il pleut-il neige-il vente-il tonne-il gèle-quel temps-quel merveilleux soleil-à ne pas mettre un chien dehors-un véritable été de la saint-Martin-mais attendez les saints de glace-bonsoir madame-et bonne nuit à vous – sur le trottoir où on se croise, dans la queue de la boulangerie, devant l’arrêt du bus, vous savez ce que c’est. Rien de plus, elle est si discrète, la dame du 55, élégante et discrète, d’une élégance discrète, à moins que ce ne soit plutôt une élégante discrétion… En tout cas il y a des décennies qu’elle s’est installée là, et personne ne la connaît vraiment, dans le quartier. Mais entre voisines, c’est toujours mieux d’essayer de créer des relations courtoises. Et s’il s’agissait d’un nouvel occupant, c’était encore plus important, évidemment, de paraître accueillante… 

J’ai sonné encore.

La sonnerie, cette dois, a résonné longtemps, longtemps, étrangement, s’affaiblissant, se renforçant, s’atténuant puis reprenant encore, comme s’il lui fallait parcourir un espace particulièrement vaste, tordu de coudes et de recoins où le son aurait rebondi, avant de se perdre, et de rebondir encore.

J’ai attendu un moment, l’oreille aux aguets.

Enfin quelque chose a craqué dans la maison. Il y avait bien quelqu’un.

J’ai sonné de nouveau.

Cette fois il y a eu ce pas léger derrière la porte. Le battant enfin s’est ouvert en grinçant. Très lentement, comme avec effort.

Une femme toute frêle, attifée d’une perruque blonde et frisée qui glissait sur son front, a fini par passer la tête.

—Vous venez pour la lettre ? Je savais bien qu’elle finirait par arriver…

De sa main diaphane elle l’avait déjà saisie, déjà ouverte. Et elle la lisait avec de petits gloussements rieurs, en rougissant, comme… comme une jeune fille lisant une lettre d’amour. C’était peut-être une lettre d’amour, finalement, cette lettre fanée, avec son oiseau et son adresse en ronde. Une lettre d’amour ? Elle était si frêle, ma voisine du 55, elle semblait si fatiguée, si malade, sous sa perruque mal ajustée de jeunette… diaphane… vieillie sans doute plus que réellement vieille, jolie encore peut-être… mais tout de même… qui donc aurait bien pu lu envoyer de vieilles lettres d’amour ? D’ailleurs non, la lettre qu’elle avait retirée pour la lire de la vieille enveloppe usée paraissait neuve et fraîche, et même… – il me semblait bien… et même légèrement parfumée…

—Entrez donc, nous irons au jardin, bavarder un moment, entre voisines…

—Je ne voudrais pas…

Cependant, la dame souriait, elle avait rajusté sa perruque – qui ma foi lui allait fort bien -, elle semblait très aimable, elle avait une voix si douce, si jeune – et j’étais si curieuse.

—… vraiment pas…

Je suis entrée, la porte s’est refermée derrière moi et nous sommes restées toutes deux dans la pénombre. J’ai eu un grand frisson. C’était sinistre, là-dedans, en fait. Encore bien plus sinistre que je n’avais pu le supposer. La maison sentait le renfermé, il y faisait froid, l’humidité se plaquait sur la peau, reptilienne et gluante. 

—Je viens seulement de rentrer, vous m’excuserez… J’arrive à l’instant. Enfin, le temps que vous descendiez la rue, naturellement. Je vous ai aperçue, je me suis dépêchée… Mais je n’ai pas encore pu aérer. Je n’ai réussi à ouvrir que les volets de la cuisine, pendant que vous approchiez, vous ne marchiez pas très vite, heureusement, j’ai quand même réussi à les tirer… des volets de métal, si lourds, ah… ces vieilles maisons… ça prend tout de suite l’humidité, quand on laisse fermé. J’étais à l’hôpital, figurez-vous… depuis trois mois… que c’était long… trois mois… ! ils ne voulaient pas me laisser sortir… ils ne m’ont même pas aidée à me repeigner, à me remaquiller… ils vous laissent comme ça, là-bas, ils n’ont pas le temps, une vague toilette, et hop, au suivant ! Mais nous serons mieux au jardin, avec ce soleil. On se croirait encore en été, vous ne trouvez pas ? Je les aime, oh, comme je les aime, ces belles journées d’automne où l’été traîne un peu. On croirait que le temps fait halte, vous ne trouvez pas ? par pure bonté pour nous, pauvres voyageurs, le temps s’en vient faire halte dans un virage de soleil tendre, avant de regagner la grand route âpre de la saison d’hiver.

Le temps dans un virage de soleil tendre ? La grand route âpre de la saison d’hiver ? 

Ma voisine du 55, décidément, était une originale.

—Remarquez, les routes de tempêtes et d’effroi, les chemins rudes où on lutte, debout et arc-bouté contre le vent, je les aime aussi, il faut tout aimer, tout !

Vraiment originale, la dame du 55… elle qui m’avait toujours paru si discrète et élégante, si bon genre.

Une dame qui avait enseigné le grec, d’après ce qu’on m’avait dit. Et le latin. 

Je regrettais un peu d’être venue.

Mais elle marchait devant moi, gracieuse et charmante.

Et déjà nous étions dans la belle clarté tiède du jardin. 

Peut-être qu’elle n’avait pas eu tort, finalement, en parlant de cette halte du temps dans un virage de soleil tendre…

C’était un jardin qui aurait pu ressembler au mien, s’il n’avait pas été à ce point en friche. Un tout petit jardin clos de grandes dalles d’ardoise sombre, comme on en voit beaucoup dans le quartier, qu’envahissait le lierre, les orties géantes, et des chardons immenses hérissés comme des chandeliers. 

Un arbre solitaire dominait ce chaos végétal, un figuier si large, si majestueux, si tranquille, qu’on aurait cru qu’il veillait sur tout un verger. Le soleil de midi donnait à plein sur son immense feuillage.

Je n’ai pas pu m’empêcher de pousser un cri d’admiration :

—Vous avez un figuier… oh, un figuier ! 

—Oui, il est magnifique, mon figuier. Je l’ai longtemps trouvé biblique. Il me semble aujourd’hui qu’il est comme un être humain qui m’aurait attendue. Quand on a vécu longtemps dans le voisinage d’un arbre, on finit par se ressembler… vous ne trouvez pas qu’il me ressemble ? 

Décidément, ma voisine était très… j’ai tourné les yeux vers elle, sottement, pour vérifier… comme si elle avait dit malgré tout quelque chose de sensé que j’aurais pu vérifier… et j’ai vu le panier. 

C’était un simple panier d’osier, mais très grand et d’une belle paille luisante et rousse, dont l’éclat neuf avait ici quelque chose d’inattendu. On avait dû l’apporter depuis peu – comment, sinon, aurait-il résisté à ces pluies continuelles que nous avions eues en septembre ? Il attendait, plantureux, exposé comme un panier de nature morte, recouvrant entièrement la petite table de fer rouillée sur laquelle on l’avait posé.

Je n’ai pas eu le temps d’exprimer mon étonnement. Déjà elle m’avait enrôlée.

—Je vous ai préparé le panier. Prenez-le, prenez-le donc tout de suite ! Vous allez m’aider. Vous allez me cueillir les figues… Vous voyez comme il en y en a, cette année, l’arbre en est couvert… et les oiseaux, ah, ne m’en parlez pas, de ces écervelés ! les oiseaux les piquent du bec et puis ils les jettent, ici, là, n’importe où, n’importe comment, comme si elles n’avaient aucune valeur… on ne pouvait tout de même pas continuer à tout gâcher, les laisser perdre… Vous allez les cueillir, vous, et vous les emporterez.

—Les emporter ? Moi ? Je ne…

—Non, non, vous les emporterez, je vous dis, emportez-les, toutes, toutes, je vous dis, vous, vous, emportez-les toutes ! Vous les donnerez si vous ne pouvez pas les manger toutes ! vous les donnerez à tous ceux que vous rencontrerez, aux voisins, à vos enfants, à vos amis. Des fruits comme ceux-là, il ne faut pas, il ne faut jamais les laisser perdre, il faut les savourer, les donner, les distribuer, que tous en aient leur part. Vous me promettez de tout emporter n’est-ce pas, tout ?

—Mais vous ? Vous n’en mangerez pas ? Vous pouvez faire des confitures, si vous en avez trop. Je vous aiderai, si vous voulez, c’est promis, je vous les ferai, j’ai une très bonne recette…

—Des confitures ? Mon Dieu ! Cuire ces beaux fruits d’automne pour les conserver en avare ? Non, non, il ne faut rien mettre en réserve, rien remettre à plus tard, il faut que tout soit savouré, tout de suite… il faut les donner, je vous dis, les donner, qu’elles soient mangées pendant qu’elles sont fraîches, là, dans l’instant !

Cette petite femme frêle et diaphane, à peine convalescente, quelle énergie elle avait, soudain, quelle force en elle, quel désir, quel… – les mots, je ne sais pas pourquoi, se sont brusquement imposés à moi – quel amour de vivre… 

—Mais vous en mangerez quelques-unes, au moins, vous, quand même ? Nous partagerons, puisque vous tenez tant à donner, vous garderez ce que vous pourrez manger…

—Manger ? Comment pourrais-je en manger, voyons ? Vous n’y pensez pas… !

Elle avait eu un si curieux sourire que je me suis sentie stupide. J’avais dû dire une sottise… J’ai baissé les yeux, sans bien comprendre, mais assez honteuse… C’est à cet instant que je l’ai remarqué : elle avait remis la lettre dans son enveloppe, et elle la tenait à la main. Dans le jardin ? pourquoi donc ?

Sans plus protester, j’ai pris le panier, et j’ai commencé à cueillir les figues.

J’ai commencé par les plus sombres, les plus lourdes. Je choisissais celles qui me paraissaient belles, dédaignant les petites, les tavelées, les sèches et les pas-encore-mûres-qui-ne-mûriraient-plus.

—Non, cueillez-les toutes, je vous dis ! Toutes ! Il ne faut rien laisser perdre. Toutes ont leur saveur, vous verrez. Cueillez-les toutes.

Elle s’était placée sous l’arbre, et elle m’indiquait du doigt toutes celles que j’aurais voulu oublier. Je dus même grimper sur le tronc et m’aventurer sur les branches pour jeter dans le panier les fruits les plus inaccessibles. 

—Cueillez-les toutes ! N’en laissez aucune ! Celles qui sont mûres, faites attention, pincez la tige avec les ongles, qu’elles n’aillent pas s’écraser sous vos doigts. Et là, tenez, cette petite encore verte, vous pouvez l’attraper en vous penchant complètement !

Elle était impitoyable. Et moi, au péril de ma vie, j’obéissais. Je devais faire une drôle de figure, là-haut, en équilibre sur des branches incertaines, à pincer du bout des ongles des tiges capricieuses, à étirer des doigts tremblants vers des fruits minuscules qui se dérobaient, à me tordre en tous sens, moi qui suis rondelette et maladroite, avec mes bas filés sous ma robe de ménage et mes chaussures à talons plats. Mais elle était si impérieuse, la petite dame du 55, que je n’éprouvais aucune peur – aucune, même pas la peur du ridicule !

Le panier débordait de fruits, elle répétait toujours : « Toutes ! toutes, je vous dis ! J’en vois encore une, là, à gauche, à droite, tout en haut… et là, encore, encore, n’en laissez pas perdre une seule, même les plus vertes et les plus petites, même les plus véreuses et les plus ratatinées ont leur saveur… »

J’avais fini, apparemment, et je cherchais en vain d’autres fruits à récolter, quand un coup de tonnerre violent a éclaté. Le ciel était très noir depuis une demi-heure, mais, absorbée dans ma tâche, je n’y avais pas vraiment pris garde. J’ai glissé sur les fesses en bas de l’arbre, affolée, achevant de déchirer mes bas et de salir ma vieille robe. Là-haut, les éclairs ouvraient déjà le ciel comme un ventre lumineux, tandis que la pluie tombait sur le jardin devenu obscur et fangeux, comme l’eau lourde et rageuse d’un barrage qu’on aurait d’un coup débondé. 

Et elle ? elle, elle tournait lentement sous la pluie battante, les bras tendus, la bouche ouverte, comme une danseuse.

—L’orage, l’orage… c’est si bon, l’orage, aussi, si bon, si bon… il faut tout aimer, l’orage aussi, il faut l’aimer…

J’ai voulu l’entraîner à l’intérieur. Rien à faire, elle continuait à danser sous l’orage, fascinée. Sa perruque détrempée pendait sur ses épaules comme une chevelure de momie. La lettre dans ses mains se dissolvait en pâte grise. Elle tournait toujours.

J’ai couru jusqu’à la maison pour m’abriter sous la petite marquise du perron.

—Vous partez ? Déjà ? Pourquoi donc ? Vous n’aimez pas la pluie ? Il faut aimer la pluie, la tempête, et l’orage, aussi ! Mais les figues, au moins, n’oubliez pas les figues ! Vous avez laissé le panier. Pourquoi l’avez-vous laissé ? Revenez vite le prendre ! Et la lettre, prenez aussi la lettre, elle est en train de fondre ! Prenez la lettre aussi ! Ce sera pour vous… tout est pour vous…

Je ne sais pas pourquoi j’ai encore obéi. Cette petite femme qui prétendait relever de maladie, elle avait une énergie, une force de volonté… une colère de vivre – c’était cette nouvelle expression bizarre qui maintenant s’imposait à mon esprit, sans que je sache bien pourquoi.

Je suis revenue chercher le panier. Il était lourd, si lourd, de fruits, de boue, de pluie, de toute ma fatigue… J’étais trempée et épuisée, mais je n’ai pas lâché l’anse, j’ai traîné le panier de marche en marche jusqu’en haut du perron. La lettre, je l’avais fourrée en boule dans la poche de ma robe de ménage.

—La porte de la rue est encore ouverte. Vous avez tort de fuir, mais je ne vous retiens pas. On ne peut retenir personne. Personne, entendez-vous… tous s’en vont, toujours ! Alors allez-vous en, vous aussi, puisqu’il le faut, rentrez chez vous ! Mais surtout n’oubliez pas : les figues, mangez-les, donnez-les, pas de confitures, non, jamais de la vie, ne mettez rien en réserve !

Elle continuait à tourner sous l’orage, radieuse, minuscule, de plus en plus petite et diaphane derrière moi qui fuyais.

J’ai regagné la rue, puis, du plus vite que je pu, traînant toujours l’énorme panier, j’ai rejoint mon logement. Ouf. Ma voisine du 55, quelle originale, décidément !

 

L’orage a fini par se calmer. Comme elle me l’avait demandé, j’ai mangé ce que j’ai pu, puis j’ai distribué des figues à tous mes visiteurs de l’après-midi. A ma fille et surtout au petit, que j’ai gardé pendant qu’elle était chez le coiffeur – parce que le mercredi, bien sûr, il n’a pas école, le petit.

Le lendemain matin, j’en ai encore donné à la petite employée triste de la boulangerie, à monsieur Dumas que j’ai croisé comme tous les matins avec son chien, et à Mme Barbey, la veuve du kiosque à journaux. Et même à des passants qui attendaient l’autobus avec moi, rue Montaigne.

Un énorme panier, finalement, c’est vite écoulé. Au soir il ne m’en restait plus que quelques-unes, les moins belles, les plus petites et les plus vertes, les pourries et les ratatinées, celles que j’aurais cru immangeables. Pourtant, c’était vrai, ma voisine avait eu raison dans son délire de cueillette, j’ai été bien surprise en les goûtant : elles aussi avaient de la saveur. Une saveur à chaque fois différente, surprenante, intéressante, en tout cas pas du tout désagréable…

Et puis, vous savez ce que c’est. J’ai un peu tardé pour retourner au 55 rendre le panier bien nettoyé, avec la lettre tout à fait illisible tant l’encre avait coulé sous la pluie, mais que j’avais quand même fait sécher à plat, et bien sûr un joli pot de confiture dûment étiqueté – parce que je n’avais pas pu m’empêcher d’en faire, tout de même, des confitures, tout le monde en fait, des confitures, n’est-ce pas ? tout le monde en aurait fait, c’est évident, à ma place, des confitures, avec de si beaux fruits…

Je n’y suis donc allée finalement que la semaine suivante, en fin de matinée.

Tous les volets étaient de nouveau fermés. Je l’avais remarqué, bien sûr, depuis mon balcon, qu’ils s’étaient refermés dès le soir de ma visite, mais je m’étais dit qu’avec la dame du 55, des volets fermés, ça ne signifiait rien… Du moment qu’on n’avait pas revu d’ambulance et que personne ne l’avait vue partir… maintenant que je la connaissais, je l’imaginais très bien, ardente et dansant dans la pénombre en murmurant : « L’ombre, la nuit, il faut aussi aimer l’ombre et la nuit ! » Parce que c’était vraiment une originale, la dame du 55, une originale…

J’ai sonné. Plusieurs fois.

C’est le facteur qui m’a interrompue.

—Vous sonnez au 55 ? Pas la peine, il paraît que la dame est décédée. 

—Décédée ? Quand donc ? Vous devez faire erreur…

Je la voyais, là, devant moi, comme si j’y avais été, encore, au milieu du jardin, toute frêle mais si forte et ardente sous l’orage. Décédée ? Allons donc.

—Je peux vous préciser ça… on a eu un papier, hier, au centre de tri… un avis de la famille, pour la redistribution du courrier… j’ai la fiche, là, voilà… madame M. E.-C. : décédée le 6 octobre à 12h09, hôpital du Bout des LandesC’est écrit, là, regardez. Nous sommes bien au 55 chemin Coquelicot ?

—Chemin Coquet.

—Oui, oui, 55, chemin Coquelicot… c’est ça, c’est bien ça… madame E.-C., DCD le 6 octobre à 12h09, DCD… vous lisez ? Ça m’aurait étonné aussi que je me trompe. J’ai de la mémoire pour ces choses-là. Vous la connaissiez, vous, cette dame ? Si vous voulez l’adresse de la famille, pour les condoléances ? Ou bien si vous avez une lettre à renvoyer… je vois que vous avez une lettre à la main…

J’ai regardé l’enveloppe. Le papillon m’a regardée. Le cachet, l’adresse, tout le reste avait disparu sous l’orage, mais ce papillon, j’avais réussi à le sauver, il avait l’air de vouloir encore s’envoler. J’ai fait non de la tête, j’ai refermé ma main. La lettre, non, elle m’appartenait.

Le facteur n’a pas insisté. Il a repris sa tournée hésitante.

Moi, je suis restée encore quelques instants devant le 55. Le temps de reprendre mes esprits.

Un vertige m’avait saisie.

Certaines choses sont impossibles, et c’est moi qui dois me tromper. Ou bien c’est tout de même le facteur qui se trompe. J’ai vérifié sur le calendrier, en rentrant. Certainement je confonds, je perds la tête probablement… ou bien non, c’est le plus vraisemblable, le facteur s’est encore trompé, ils se sont trompés quelque part, tous, en remplissant leurs fiches… on met si facilement un chiffre à la place d’un autre, quand on remplit des imprimés. D’ailleurs, il est presbyte, le facteur, c’est évident, il se trompe tout le temps… à la poste, ils feraient mieux de lui offrir des lunettes neuves, ça gagnerait du temps sur la tournée, il faut le voir relever ses petits verres épais de myope à chaque boîte aux lettres, et approcher les adresses de son nez pour vérifier les numéros.

Car le 6 octobre, c’était bien mercredi, le jour où j’ai gardé le petit, le jour de l’orage qui a déraciné mes géraniums. Et c’est justement un peu après midi que j’ai cueilli les figues, dans le jardin du 55.

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13 commentaires pour Les figues

  1. jill bill dit :

    Que dire…. son fantôme, oui son fantôme, mais même ce facteur vous dirait, ça n’existe pas……

  2. Pastelle dit :

    Une très belle histoire de fantôme, avec tant de détails qu’on y croit forcément. Oui on y croit. Il ne fallait pas faire de confiture. 🙂

  3. Quichottine dit :

    C’est alors qu’elle dansait sous la pluie que je me suis dit que la dame était un fantôme…
    Si je te dis que tu m’as fait pleurer, tu me crois ?
    Tu aurais tort de ne pas me croire. Une lettre comme ça, j’en ai reçue un jour, mais je n’ai jamais revue celle qui l’avait écrite. Elle était morte deux ans plus tôt, un mois après avoir mis au monde une petite fille. Dans cette lettre, elle m’annonçait sa joie de vivre, la joie d’être maman pour la première fois. Nous avions le même âge.
    Ton récit est merveilleux. J’aime cette vieille dame, le nom de la rue, la joie de danser sous la pluie aussi.
    Mais je ne t’aurais pas aidé à terminer le panier de figues, je ne les aime pas.
    Merci pour cette page, Carole.
    Passe une douce journée.

  4. almanito dit :

    Savourer toutes les petites choses que la vie nous offre, savoir trouver du charme à tout ce qui nous rebute, prendre la vie comme un cadeau, telle qu’elle est et sans essayer de la retenir, qui mieux qu’un fantôme peut en parler?
    Un conte philosophique superbe sur la générosité, le bonheur et le partage.
    Et en plus du sens biblique, quel beau symbole que le figuier! Sais-tu que le figuier ne vit que grâce à une sorte de guêpe très spéciale qui ne peut se reproduire que dans la figue; une fois libérée de ses larves sans lesquelles aucune figue n’arriverait à maturité, ces dernières sortent par le petit orifice du fruit, mais la guêpe, trop volumineuse, elle, reste et meurt à l’intérieur. Ni figuier sans cette guêpe unique, ni guêpe sans figuier.

  5. Charles Schramme dit :

    bonjour, Cela fait des années ? que dans ce blog je suis du regard ces douces lettres qui forment des mots ,des phrases qui se glissent des oreilles jusque dans nos coeurs…bravo…de tous les textes, ceci est de loin mon préféré…..ouhou (Charles)

  6. La Baladine dit :

    Chère Carole, il y a dans cet hymne à la vie des phrases d’une beauté saisissante… et une admirable fulgurance dans l’âme de cette petite dame du 55 qui, au moment de quitter le corps qui l’habite, vient, à toute force, transmettre cette urgence pure: vivre, vivre maintenant, vivre pleinement, savourer l’instant présent!

  7. mansfield dit :

    Rêve éveillé, fantastique, début de folie? Un bien joli conte évoquant le temps et ses distorsions.

  8. Cardamone dit :

    Toujours la même grâce dans tes nouvelles. Merci Carole

  9. Dalva dit :

    Intrigantes ces premières lignes. Ce sera la prochaine histoire que je vais télécharger sur mon téléphone.

  10. Dalva dit :

    J’ai lu ta nouvelle sur mon téléphone, pendant un trajet en transport en commun. Ce téléphone, c’est un cadeau que je n’avais pas demandé. Et je le trouve formidable. C’est très agréable de lire sur l’écran.
    Est-ce tu as déjà pensé à te faire publier par des éditeurs de nouvelles en ligne ? Je ne sais pas si ça marche ce genre de « livre », si les gens sont prêts à payer pour cela. Mais tes nouvelles ont les qualités nécessaires pour une publication. Elles sont très abouties. Elles font « pro ».
    Revenons aux figues…
    Dès le début de la nouvelle, on sait qu’il y a un mystère et on a envie d’avancer dans la lecture pour connaître sa résolution. Et, à un moment donné, quand la narratrice ramasse les figues, j’avais compris qu’il y avait quelque chose de l’ordre de la mort, mais sans que ce soit angoissant ou glauque. Quelque chose de naturel et léger. Mais je n’avais pas deviné cette fin là. C’est une fin très bien amenée. A la fois prévisible et surprenante.

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