Bouche d’ombres

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Ce drôle d’objet en bronze… Il est très laid, c’est vrai. Aussi le sortons-nous rarement du tiroir où il dort sa vie de petit monstre.

Malgré sa petite taille, il est bien lourd. Il nous sert, quelquefois, aux beaux jours, à fixer les papiers qui s’envolent, sur la table du jardin, ou à ranger pour quelques heures, avant de les jeter tout à fait, ces infimes débris que le vent nous confie : ailes de papillon aux yeux crevés, graines tombées qui ne mûriront plus, armures vertes ou dorées des scarabées défunts…

Où a-t-il été fabriqué, cet étrange bibelot, et pour quel usage ? Qu’a-t-il voulu représenter, celui qui l’a conçu ? Faut-il y voir un masque de théâtre en réduction ? ou une bouche de vérité à la romaine, ouvrant sa gueule pour mordre à nos mensonges et à nos fautes, à nos oublis, à nos crimes cachés, comme à un irrésistible appât ?

Je n’en sais rien.

Mais je me souviens très bien du jour où je l’ai acheté.

C’était à Niort, du côté du donjon, au bout de la rue du Rabot. Il y a longtemps qu’elle n’existe plus, certainement, la petite boutique longue et sombre qui sommeillait là-bas dans son désordre sale.

C’était une brocante, un fouillis poussiéreux de vieux objets dépareillés et bon marché.

J’étais entrée sans aucune raison précise, en tout cas sans aucune intention d’acheter. Cela m’arrivait souvent, cela m’arrive encore, d’entrer dans les magasins d’antiquités, de flâner dans les brocantes, pour rien. Juste pour respirer cette odeur de fané, de poussière et de vanité, qui émane de tous ces débris de vies disparates qu’on ramasse dans les successions, les faillites et les déménagements. Remuer des étoffes ternies où la forme d’un corps vivant ne se dessine plus que dans les plis et les déchirures, battre comme des cartes les visages effacés des photographies dentelées et brunies, pousser des tiroirs vides d’où s’échappent des mites, lire les lettres toujours vivantes que s’adressaient des morts. Fouiller, imaginer, brasser, extraire de presque rien des bouts de vies perdus qui se feuillettent destins. J’aime cela, il me semble que c’est un peu comme de lire, dans les librairies où on passe, en voyage, des morceaux de romans qu’on ne finira jamais.

J’avais trouvé, sur une commode à pendule, napperon et bouquet de mariée sous globe, ce drôle d’objet si laid, la bouche de bronze et d’ombres que je vous ai montrée, et je le tenais dans mes mains, intriguée par son poids. Soudain, du fond de la boutique, j’ai entendu le marchand parler à quelqu’un que je n’avais pas encore remarqué. La conversation devait être commencée depuis un moment, mais je n’y avais pas pris garde, au début. Et voilà qu’elle roulait jusqu’à moi, qu’elle s’imposait à moi… Je m’étais peut-être légèrement rapprochée de la porte, ou bien le brocanteur avait haussé la voix.

—… au petit matin, on nous a fait sortir en rangs. Le soleil n’était pas encore levé. Il faisait noir, très noir. Et froid…. Ils avaient installé la guillotine, sur la place, devant la prison. La caserne était juste là, de l’autre côté….Ils ont fait venir les soldats pour qu’ils assistent à tout. J’étais jeune, je faisais mon service, à ce moment-là…

Il s’est arrêté quelques instants.

J’ai encore entendu :

—… ils ont amené le type… il a… on l’a basculé quand même… c’est difficile à raconter… le bruit, le sang, on n’imagine plus cela… le clac de la machine et l’homme tranché en deux et le bruit du sang, personne n’imagine plus cela… une femme s’est évanouie dans la foule… un homme a vomi… moi, j’étais jeune soldat…

Il parlait de plus en plus bas. Puis je n’ai plus rien entendu, qu’un vague murmure indistinct. Et le silence est retombé sur la poussière de la boutique. Le silence qui battait comme le sang dans mes mains qui tremblaient, le silence qui battait comme le balancier doré de cette horloge, devant moi, fauchant dans son globe le temps des hommes, de toute sa précision mécanique.

Au fond de la boutique, immobile, je tenais toujours le bibelot de bronze, avec sa gueule ouverte, profonde et sombre, hurlante et grimaçante. Les deux trous noirs des yeux me fixaient, durs et froids, sans pitié, sans regard.

C’était en 1983, deux ans seulement après l’abolition de la peine de mort.

J’ai retourné brutalement la bouche de bronze sur le napperon brodé pour qu’elle cesse de hurler. Le bouquet de mariée s’est effrité sur son napperon fané.

On n’imagine plus cela. Le sang. Personne n’imagine plus cela. Le clac. N’imagine plus cela. Un homme tranché en deux. Le sang et la machine. Guillotine tine tine.

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Voilà comment j’ai décidé de l’acheter, ce bibelot si laid. Je ne pouvais pas le lâcher. Dans le creux de ma main, boule lisse, lourde et têtue, il était comme un morceau de passé qu’il fallait empêcher de rouler.

Le brocanteur me l’a emballé dans une petite boîte en carton remplie de sciure. Il avait un visage mélancolique et tout ridé tendu comme un vieux parchemin autour de ses deux yeux très ronds, très noirs et toujours vifs. Il était seul à son comptoir. Celui à qui il avait raconté son histoire devait être parti sans que j’entende tinter la porte. Ou bien il n’y avait jamais eu personne. Peut-être le marchand vieillissant avait-il simplement l’habitude de se raconter à lui-même l’horrible scène qui avait souillé sa jeunesse, jadis.

Comment aurais-je pu savoir ?

Il y a tant de choses qu’on ignore et qu’on ignorera toujours, tant de vieilles vies qui s’en vont avec leurs secrets, tant de choses inouïes et inimaginables, merveilleuses ou atroces, que seuls portent encore jusqu’à nous, comme des phrases incomplètes et obscures sur des feuillets effacés, les objets usés et dépareillés qu’on trouve à vendre, pour quelques sous, dans les boutiques encombrées des brocanteurs de province.

 

 

 

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11 commentaires pour Bouche d’ombres

  1. jill bill dit :

    On trouve de tout dans les objets, du plaisant comme de… l’affreux, comme cette conversation qui a marqué l’homme qui a vu, entendu même cette mort donnée hier encore… Cet objet pourrait fort bien être la tête du supplicié à sa fin… un cri d’horreur étouffé ! Merci Carole…

  2. Quichottine dit :

    Souvenir terrible de cette guillotine…
    J’espère que la peine de mort ne sera jamais rétablie chez nous, ou que si un jour elle l’est, ce ne sera pas ainsi.
    Incroyable objet… mais tu lui as donné une force que nul lecteur n’oubliera.
    Merci, Carole.
    Passe une douce journée.

  3. ecrimagineur dit :

    La laideur ou la beauté sont subjectives. Ici, n’avons-nous pas la beauté du cri encore puissant et plein d’espoir devant les horreurs du monde ? Mais, même en se forçant …

  4. Pastelle dit :

    Heureusement dans les brocantes il y a aussi des objets qui ont des histoires douces et tendres… Ca compense. 🙂

  5. J’aime quand les choses ne sont pas dites mais simplement suggérées comme le rapport entre cette tête grimaçante et le récit du vieux brocanteur … J’aime ces réflexions qui émaillent le texte d’images si parlantes : le balancier de l’horloge  » fauchant dans son globe le temps des hommes, » J’aime enfin l’ambiance si bien rendue de ces vieilles boutiques poussiéreuses où on entre pour caresser du bout des yeux un peu de son passé.
    J’aime de plus en plus m’attarder sur votre chemin de ronde.

  6. almanito dit :

    Ce sont peut-être nos cris, nos rages, nos révoltes, nos peurs et nos souffrances jamais exprimés qui se lovent dans cette bouche grotesque et sombre…

  7. Cendrine dit :

    Une bouche d’inspiration, une allure de petit monstre que j’aime beaucoup… Les choses dites « laides » suscitent toujours en moi de l’émotion, je les trouve belles à leur manière et je songe toujours aux mots de Baudelaire: « le beau est toujours bizarre »…
    De cette bizarrerie naissent tant de chimères et de réalités intéressantes…
    Fascinante histoire où règne de la douceur en dépit de la présence du couperet, ta poésie de vie qui flirte si bien avec la mort me séduit à chaque fois.
    Belle journée Carole, amitiés

    • carole dit :

      Je t’avais dit, après la lecture de ton article si intéressant, que j’allais sortir de son tiroir ma petite « bouche de vérité » en bronze et je l’ai fait.

  8. « Masque de théâtre » ou « Bouche de la Vérité » que, dans un superbe article, Cendrine a tout dernièrement rappelé à notre souvenir, qu’importe après tout de définir exactement cet objet puisque dans tous les cas, peu ou prou, il évoque un certain Mensonge ,..

    • carole dit :

      Pour une fois (car ce n’est pas toujours le cas, évidemment), il s’agit d’une histoire vraie, puisque j’ai réellement acheté cet objet étrange à Niort en 1983, dans cette boutique dont le propriétaire semblait obsédé par l’exécution à laquelle on l’avait obligé à assister.
      Mais le Mensonge, pour moi, en l’occurrence, c’est celui d’une société qui se croit civilisée alors qu’elle enferme en elle beaucoup de barbarie. En France, la guillotine fut un véritable traumatisme collectif, dont je remercierai éternellement monsieur Badinter de nous avoir délivrés.

  9. mansfield dit :

    Ton récit me fait penser au « Pied de momie  » de Théophile Gautier, au début tout du moins, cette manière qu’a un objet de réveiller tout un passé chez un brocanteur… La peine de mort? Je me demande comment ça peut encore exister aux US!

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