Chapeau

Le trac, elle avait tellement le trac.

Pourtant, devant le miroir, avec ses crèmes et ses crayons, elle avait retrouvé un peu d’assurance. 

Car ça, au moins, elle savait… Elle avait été une professionnelle, autrefois… Cela semblait si loin, elle pensait avoir oublié, mais en maniant les pots, les pinceaux et les crayons, tout lui était revenu. Elle n’avait rien perdu de son savoir-faire, finalement.

Quinze ans, quand même, elle avait été dans le métier… quinze ans… dans le confort parfumé et feutré de l’institut… chez Monelle… Toutes ces années heureuses, elles étaient encore là, vivantes, au bout de ses doigts fatigués, dans la précision du trait, dans la délicatesse des nuances, dans la rapidité de la conception. Même si ensuite, aux abattoirs où elle avait encore été bien contente à son âge de retrouver un CDI, quand Monelle, après son accident, avait été obligée de liquider… même si là-bas, forcément, dans le froid et le dégoût, ses mains s’étaient engourdies et durcies, tandis que son coeur d’artiste…

On se fait à tout, mais pour s’y faire il faut défaire un peu de soi, chaque jour un petit tout petit morceau de soi, ça ne paraît pas, mais à force. A force, on se réveille un matin, les yeux collés, on se rendort de fatigue, puis on se lève en vitesse, affolée, et on court prendre le bus au bas de la rue, à peine peignée, sans s’être maquillée… et le lendemain… le lendemain, on se lève encore un peu plus tard, on ne fait même plus l’effort de se peigner.

De toute façon, même les abattoirs avaient fini par fermer. Liquidés. Liquider, quel horrible verbe, comme si tout, d’un seul coup, tout ce qui nous faisait exister et tenir, se mettait à couler, décomposé, mort et noirâtre, dans le fleuve lent du néant. De l’oubli. Le passé, le passé, non, surtout ne pas, ne pas s’accrocher au passé. Ne pas jouer les bois flottés. Ne pas se laisser aller. Redresser la tête, lutter contre le courant, regagner la berge, marcher, remonter des projets. N’importe lesquels. Des projets. On le lui avait assez dit. Ne pas flancher, jamais, toujours être debout. Avancer.

Et là, c’était bien un projet, quand même, qu’elle avait ? Un projet comme un autre. Pas plus idiot qu’un autre. Il n’y a pas de sot projet, il n’y a pas de sot métier. Elle y arriverait. D’ailleurs c’était tout à fait provisoire. Juste le temps de…

Si seulement elle n’avait pas eu ce trac.

Elle prenait plaisir à se maquiller, pourtant, devant le grand miroir un peu piqué, elle éprouvait même un vrai bonheur à retrouver les gestes, les sensations douces et poudreuses, sous les doigts, sur la peau du visage. Le bonheur de se dessiner un visage, de s’offrir un regard, un sourire, une peau de star – ou de clown, à vrai dire, mais quelle importance, du moment que c’était un visage à offrir aux regards.

Elle avait longtemps rêvé de devenir maquilleuse de cinéma. Ou de théâtre. Elle aurait pu, bien sûr qu’elle aurait pu. Il aurait suffi de tenter sa chance à Paris. De frapper aux bonnes portes. D’y aller au culot. Pourquoi est-ce qu’elle n’avait jamais osé ?  Le trac, toujours, le trac. Satané trac, qui avait paralysé sa vie entière.

Avec son expérience, son talent, elle aurait pu, après Monelle, au lieu des abattoirs, elle aurait pu, même si Ludo… elle aurait pu malgré tout monter quelque chose… un vrai, un grand projet. Au lieu de… Au moins, cette fois, elle avait pris sa décision. Un petit projet, d’accord, très provisoire, d’accord, mais c’était toujours un projet. Pas de honte à avoir. Elle irait au bout. Malgré le trac. Elle en était capable. D’une certaine façon, c’était… oui, une sorte de test. Une forme d’épreuve. Après cela elle le saurait vraiment, si elle aurait pu… si elle pouvait… enfin… si… prendre sur elle… accomplir une décision difficile, aller de l’avant… Bref, trac ou pas, il fallait. Elle allait s’en tirer.

Mais d’abord, réussir le maquillage. En faire une oeuvre d’art. Le masque blanc, d’abord, céruse épaisse et grasse, écrin de pâte à bien poser, pour accueillir l’autre masque.

Deux cercles rouges, un sur chaque joue, tourbillonnants comme la joie. Inversés parce que tout ce qui tourne peut se tourner et retourner en son contraire – aussi bien qu’inversement, c’est évident. Garder confiance.

Le tour des yeux large et bien dessiné. Reblanchir les paupières, pour couvrir parfaitement les sourcils, avant de les repeindre savamment un peu plus haut, sur l’arcade.

Accent aigu sourcil gauche, accent grave sourcil droit. Question-réponse, en somme. Quand on a des problèmes, il faut s’interroger, aller chercher en soi les réponses, c’est ce qu’on lui avait dit, l’autre jour, à l’agence, non ? 

Avec le rouge à lèvres élargir la bouche en sourire. Il suffisait de remonter les bords. Le sourire, c’est un code. Un simple demi-cercle sur une feuille de carton, c’est un sourire qui fait plaisir. Et l’essentiel n’était-il pas de faire plaisir aux gens ? Leur offrir un sourire. C’est une belle chose, d’offrir un sourire aux gens. Ils en manquent presque tous. A qui ne manque-t-elle pas, au fond, la joie, en ce monde où tout se liquide si vite ? Alors un vraiment beau sourire.

Maintenant les paillettes. En déposer partout sur le maquillage gras, qu’elles s’incrustent dans le masque comme des étoiles dans leur ciel, que ça brille, que ça pétille et que ça scintille sous les guirlandes de Noël. Sur la perruque aussi. Que ça brille, que ça vibre, que ça fasse danser les yeux des enfants. Et des autres aussi.

Mais ce léger frisson de ses mains… Cette transpiration sur les ailes de son nez, qu’il lui fallait essuyer avant de poser le nez de feutrine rouge… Ce trac, ce trac, oh, ce trac… si seulement elle pouvait l’oublier ce trac, qu’elle avait.

C’était la première fois, évidemment. On pouvait se dire que ça passerait, ensuite. On se fait à tout c’est évident. Mais ce trac, là, maintenant, comme ça, quand même, c’était tellement… tellement idiot !
Si ses mains n’avaient pas tremblé à ce point, elle n’aurait pas raté le sourcil gauche. Mieux valait l’effacer, recommencer. Un chiffon légèrement imbibé d’eau tiède, frotter doucement sans abîmer le reste du masque, ce ne serait rien, quelques minutes de perdues, et alors ? Il lui restait encore assez de temps.

Le costume, heureusement,  elle l’avait préparé et passé à l’avance. Elle n’y arriverait plus, maintenant, à agrafer les boutons pressions, avec ce trac qui crispait tous ses muscles.

Il était bien, le costume, d’ailleurs, franchement, il était bien. Rien à dire. Il tombait impeccable.

Un tissu bien chaud, en plus. Elle n’aurait pas froid. Ç’aurait été terrible d’avoir froid, alors qu’il fallait donner chaud aux coeurs.

Un très beau manteau, vraiment. Rien à redire. En velours. Du bon velours de coton épais  tout soyeux, couleur crème et bordé en fourrure de laine blanche.

Pas un costume moderne tout mince en synthétique. Un vrai beau costume à l’ancienne. Celui que Ludo mettait, dans le temps, pour amuser Nick. Un costume qui lui venait de son grand-père. On le gardait dans la naphtaline. Il paraît que c’est les Rois, qu’ils fêtaient, là-bas, dans le pays du grand-père. Mais Ludo le mettait toujours pour Noël. On n’allait pas acheter un autre costume exprès, puisqu’on avait celui-là.

Elle avait juste raccourci un peu les manches et reblanchi la fourrure avec un peu d’eau de javel – bien diluée, ça ne brûle pas. Le costume était un peu court pour Ludo, on voyait dépasser le bas de ses jeans, et que ça faisait bien rire Nick, un grand roi mage en jeans.

Il ne restait plus qu’à enfiler les bottines. Les petites bottines blanches imitation hermine qu’elle avait achetées un jour dans l’affolement des soldes, la dernière année de l’Institut, qu’elle ne se doutait pas de l’accident, du désastre où Monelle allait tout liquider – des bottes voyantes avec leurs grands poils blancs, qu’elle n’avait jamais osé porter, mais qu’elle avait quand même gardées, parce qu’elle avait tendance à tout garder, à entasser comme une avare les miettes de mémoire, à se raccrocher au passé, des bêtises qui l’empêchaient d’aller de l’avant, on le lui avait souvent dit et c’était vrai. Ludo le lui disait toujours, et il n’avait pas tort, et le conseiller, l’autre jour… il avait encore insisté, le conseiller, à l’agence : aller de l’avant de l’avant de l’avant ! Elle avait tellement de mal, toujours, à admettre l’évidence, à faire face, à passer à la suite. Monelle, les abattoirs, le divorce, le départ de Nick, les lettres de Morat-Tombini qui s’accumulaient depuis un mois, et qu’elle aurait dû ouvrir… Ne pas se laisser emporter comme un bois flotté. Réagir. 

Puisqu’elle avait eu cette idée, qu’elle s’était préparée, elle avait réussi à monter ce petit projet pas bête qui pouvait l’aider à s’en sortir, à … enfin avec ces lettres qu’elle recevait toutes les semaines, elle n’avait pas le choix. Il fallait bien faire quelque chose. Puisqu’elle s’était décidée. Dé-ci-dée. Préparée. Pré-pa-rée. Vraiment.

Le trac, cet idiot de trac, aujourd’hui, il n’allait pas l’empêcher de réaliser au moins ça, ce petit projet qu’elle avait fini par mettre au point, extrêmement modeste évidemment, peut-être même un peu idiot, mais qui était un début, qui allait lui prouver qu’elle était forte, qu’elle pouvait s’en tirer, qu’elle savait surmonter, qu’elle avait le cran de…

En tout cas les bottines auraient au moins fini par servir à quelque chose. Elles étaient marrantes, en fait, kitsch et marrantes, juste ce qu’il fallait. Tant pis si la gauche appuyait un peu sur son cor, il ne s’agissait pas de marcher, seulement de rester un moment immobile, à jouer de la trompette.

La trompette. Ah, la trompette, c’était le plus dur… Ce trac, le trac qu’elle avait, lorsqu’elle pensait à la trompette !

Pourtant.  Puisqu’elle s’était préparée. Pré-pa-rée. Entraînée. Tous les jours, elle avait répété, elle n’avait rien laissé au hasard. Mieux que préparée, elle était prête. Bien sûr qu’elle était prête.

Une belle petite trompette, astiquée, couchée dans son étui soyeux comme un bijou. Dans une trompette comme celle-là, on pouvait souffler, s’époumoner, ça plairait toujours même si. 

Ouvrir l’étui pour vérifier… oui, elle y était toujours, et elle luisait, elle brillait comme un sou… enfin, comme un son –  un son très pur lancé dans l’air glacé des rues en fête.

Refermer l’étui soigneusement, qu’il n’aille pas s’ouvrir en route – laissant choir l’instrument dans la boue noire du caniveau. Non, jamais !

Pourvu seulement qu’elle arrive à. Oh, ce trac ! Qu’elle arrive à… En public…

Elle sentait des gouttelettes de transpiration froide rouler sous son nez de feutrine.

Le trac. Oh le trac. Le trac, cette vague d’eau sale et froide, qui montait dans son corps, envahissant et noyant tout son être.

Elle avait toujours eu le trac, de toute façon, quand il s’était agi de jouer en public. Même dans les défilés où pourtant le son aigu de son instrument se perdait dans le fracas du groupe.

Pourtant, étant jeune, elle avait appris très correctement à l’harmonie municipale. Et elle se défendait aussi bien, finalement, que ceux qui n’avaient pas le trac. Elle se débrouillait plutôt pas mal, c’était ce que tout le monde disait, et pendant les défilés, elle voyait les regards des garçons se poser sur ses lèvres arrondies et tremblantes.

Déjà rien que ça, à l’époque, ces regards curieux des garçons, ça lui donnait un trac terrible. Juste de penser qu’on la regardait jouer, même si on ne l’entendait pas bien.

Alors maintenant…  ! Qu’elle n’avait plus vingt ans. Plus du tout. Qu’elle n’avait plus le souffle – elle avait trop fumé, dans la période sinistre des abattoirs. Dire que chez Monelle elle avait réussi à arrêter complètement… Et puis il n’y avait pas si longtemps qu’elle s’y était remise, à la trompette. Depuis qu’elle avait du temps à elle – c’était le bon côté, depuis qu’ils avaient liquidé, qu’elle n’arrivait pas à retrouver, c’était le bon côté, elle avait le temps – elle arrivait à s’entraîner presque tous les après-midis, quand les voisins du dessus étaient partis, naturellement, puisqu’eux ils travaillaient, pour limiter les histoires… Seulement on ne pouvait pas rattraper les années perdues… il fallait reconnaître qu’elle n’avait plus son aisance d’autrefois. Et déjà autrefois elle se débrouillait plutôt pas mal, d’accord, mais pas non plus…

Tout de même, ce trac, c’était idiot, elle n’avait prévu que des trucs très simples, sus par coeur depuis l’enfance. Des petits refrains de Noël entraînants que tout le monde connaissait. Evidemment, même sur des morceaux simples, quand on manquait de maîtrise, on n’était pas à l’abri d’une fausse note. Et alors ? Une fausse note, cou-ack ! Ce ne serait rien, une fausse note, qu’une note un peu marrante qui ferait rire les gens… la trompette saluerait et brillerait  dans la lumière comme la joie, et c’était tout ce qu’il fallait.

Le temps était beau, encore heureux, c’était une chance… Beau, mais froid quand même. Pas beaucoup au-dessus de cinq. Elle n’avait jamais supporté le froid. C’était devenu une obsession, le froid, à la fin, aux abattoirs. Bah, le froid… dans le manteau en bon velours épais… elle serait tout à fait cosy, comme disait Monelle, dans le temps…  cosy, c’était un des mots préférés de Monelle. Non, le froid, ce n’était rien, avec ce manteau-là, c’était le trac, surtout, qui… La peur de ne plus savoir, de laisser déraper ses doigts sur les pistons, de laisser son souffle tremblant la trahir. Sacrée bêtise, le trac. C’était pourtant si simple, de jouer quelques airs, juste un petit moment de fête, dans l’ambiance de Noël, faire plaisir aux gens… c’était tout naturel, elle avait participé à tant de défilés, autrefois, c’était bon, de jouer pour les autres, de donner un peu de plaisir aux enfants, aux vieux qui s’arrêteraient avec leurs chiens. D’ailleurs, même si elle faisait une ou deux fausses notes, sous son masque clownesque et dans son costume fourré, personne ne pourrait la reconnaître, elle n’aurait pas à avoir honte… et puis même, quelle importance ? du moment qu’elle était là pour la joie et la fête… Non, ce trac, c’était complètement idiot.

Elle allait se lancer, c’était tout, et ça irait. Comme autrefois, dans les défilés de la Lyre amicale, quand l’angoisse du début finissait par se dissiper, dans l’ardeur de la musique et la chaleur du groupe.

Elle prit la trompette et commença à jouer « De bon matin, j’ai rencontré le train… sol-sol, ré, sol… » La voisine frappa aussitôt un grand coup contre le plafond. Celle-là. Elle était donc rentrée manger, aujourd’hui ? Ou alors on l’avait virée elle aussi ? Virée, liquidée, bien fait.

Continuer quand même. Ne pas se laisser intimider. Ce n’était pas parce qu’elle avait un grand appart avec balcon, cette… enfin… qu’elle allait faire la loi.

« …de trois grands rois qui allaient en voyage… ». La voisine frappa encore. En rythme. Drôle de tambour. C’est du Bizet, crétine ! 

Pourtant, avec la sourdine, franchement, le son ne portait pas trop. Une sourdine extra. Une bubble wah-wah. Empruntée exprès pour l’occasion. C’était toujours gênant de demander, mais pour une fois elle avait osé, et un ancien de la fanfare qui s’était essayé au jazz, dans le temps, avait bien voulu la prêter. Indispensable, la wah-wah. Pour la joie, pour la fête. De la joie, de la fantaisie, de la légèreté, c’était ce qu’il fallait. Bulles de joie, de fantaisie, bulles de Noël plein la rue. Wah wah, bubble wah-wah !

« ….de trois grands rois dessus le grand chemin ». 

Le grand chemin.

Le grand trac, oui.

Oh, ce trac, qu’elle avait.

Tant pis. Ne plus y penser. Y aller. La pendule marquait 13 heures. Il était temps. Se décider. Partir.

Dans sa hâte elle frôla la pile de lettres posées sur la table. L’une d’elles tomba à terre, s’écrasa du côté du tampon SCP Morat-Tombini et se recouvrit de paillettes envolées du manteau. Pas la peine de ramasser. On verrait ça après, quand elle rentrerait avec… enfin quand elle aurait… que ça irait mieux.

Partir. Se dépêcher. Le bus passerait dans dix minutes. Enfin plutôt quinze. Mais il valait mieux prendre une petite marge. Au cas où il serait en avance. Ils passent en avance, en banlieue, les bus, souvent, pour gagner du temps ensuite en ville dans les embouteillages. Au cas où… où sa montre retarderait, on ne sait jamais. Enfin au cas où.

Le trac. Ce trac. Oh ce trac.

Elle était déjà arrivée à la porte et peinait à introduire la clé dans la serrure, quand elle eut, soudain, l’idée.

Une idée magnifique qui allait tout changer : emmener le petit tabouret de bois pliant. Le tabouret sculpté à deux marches qui lui servait à poser ses plantes. Le tabouret changerait tout. Debout sur le tabouret dans son costume, avec la trompette qui luirait au-dessus des passants, elle aurait quelque chose de surnaturel, de magique.

Le trac, ça donnait des idées, finalement, ça stimulait l’imagination, le trac. Car c’était une idée épatante. Hissée sur le petit tabouret, elle aurait une allure… une silhouette… En tout cas elle se sentirait plus grande, beaucoup plus grande, beaucoup plus forte, beaucoup plus… beaucoup moins…

Dans la rue personne ne se retourna en la voyant passer. A cette époque de l’année, ça n’étonnait personne, une femme maquillée en costume de fête tenant un tabouret et un étui à musique.
Tout allait bien, tout irait bien. Elle s’arrêta, posa ses paquets, tendit ses deux mains devant elle pour voir : elle ne tremblait presque plus. Tout allait bien.

Mieux que bien.

On ne peut mieux.

.

Et… oh non ! 

Elle était déjà à l’arrêt du bus lorsqu’elle s’aperçut qu’elle l’avait oublié.

Oublié ?

Non !

Si. Oublié. Oublié. 

Se dépêcher revenir se dépêcher ne pas perdre un instant courir.

En courant elle pouvait.

Y arriver.

Courir se dépêcher courir.

Pas moyen pas moyen

de s’en passer

faire vite. 

Elle pouvait.

Elle courait à perdre haleine, s’empêtrant les bottines dans le bas du costume. Le tabouret la gênait et la trompette tanguait dans son étui, heurtant les parois soyeuses à coups lourds qui faisaient se retourner les passants. Mais il fallait courir, courir. Avec de la chance elle aurait encore le bus de 13h15. Pas question d’attendre celui de 15h30 qui arriverait trop tard en ville. Se dépêcher, rouvrir la porte d’un coup de clé, le prendre sur le buffet du séjour, refermer la porte en vitesse, pas le temps de ranger le chapeau dans l’étui à trompette, filer, courir, courir, elle y arriverait, elle allait s’en tirer.

En le calant bien sur la perruque, même si elle courait encore plus vite au retour,

à perdre haleine

à ne plus avoir souffle.

Courir, de toutes ses forces courir, elle était forte, elle le pouvait.

Bien calé sur sa tête il ne tomberait pas.

Le chapeau.

Le chapeau de velours haut de forme à fond de carton rigide qu’elle avait marchandé la semaine précédente exprès au vide-grenier de la Bouteillerie.

Le chapeau ravissant.

Qu’elle avait oublié. Pourquoi donc ? Oh, pourquoi ?

Le chapeau.

L’indispensable chapeau.

Le chapeau jaune comme beurre frais,

le chapeau qui,

artistement posé un peu de travers sur sa perruque bleue,

lui donnerait vraiment un air de joie

quand elle arriverait

rue Royale.

Le chapeau.

Le chapeau tiède

qu’elle poserait sur le sol

glacé.

Le chapeau rigolo

qu’elle poserait devant le tabouret,

après avoir pris soin d’y nicher une pièce luisante.

 

Avant de reprendre son souffle

et sa trompette,

 

et de grimper

là-haut.

.

.

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11 commentaires pour Chapeau

  1. jill bill dit :

    Chapeau Carole, comme tjs… tu sais nous émouvoir avec tes récits… merci, jill

  2. almanito dit :

    Un récit tellement émouvant qu’il fait monter les larmes dès le début: « On se fait à tout, mais pour s’y faire il faut défaire un peu de soi »…Cruellement vrai. Cruellement ironiques aussi les paillettes qui se répandent sur les factures, comme si un miracle pouvait arriver…
    Elle est attachante cette femme généreuse qui dans sa misère pense à donner des sourires et de la joie aux passants et le trac qui l’étreint montre bien que sous la mascarade nécessaire du déguisement, elle restera toujours ce qu’elle est: grandiose et forte.

    • Quichottine dit :

      Comme Almanito, j’allais citer la même phrase de ton récit… comme elle, j’allais te dire que cette femme est grandiose…
      Et comme sans doute tout le monde, j’ai été très émue en te lisant.
      Merci pour cette page, Carole.
      Passe une douce journée.

  3. ecrimagineur dit :

    J’ai lu deux fois à suivre … Un texte fort, dans lequel les objets sont des personnages. Une écriture cinématographique, aux mots puissants, qui nous prend aux tripes … Bravo, et merci.
    Loïc

  4. Josette T dit :

    trop émue pour écrire…

  5. La Baladine dit :

    En détresse et dignité, cette volonté qui frise l’absurde de rester vaillante et de tenter, encore… Un Sisyphe au féminin, déchirant…

  6. Alain dit :

    C’est un texte superbe, Carole.
    Mais, franchement, dans une telle situation, il y a vraiment de quoi avoir le trac…
    Préparer un tel scénario : un grimage de fête, les paillettes, le costume, subir l’opprobre des voisins avec sa trompette, prendre le risque d’escalader un tabouret… Tout cela pour oublier l’objet essentiel, celui qui donnera sa pleine mesure au résultat final : le chapeau.
    Terrible le trac !

  7. mansfield dit :

    Un texte qui donne envie de se prendre en main et de se hâter comme le personnage vers un possible destin!

  8. Corine dit :

    Bonjour Carole, ça peut aller si vite… Perdre un peu de soi chaque fois et surtout le respect de ce que l’on montre, eh puis en venir à se dire ah quoi bon ? Mais cette femme a gardé le plus précieux, le courage qui lutte contre tout, le trac, l’abandon, de lutter contre soi, de n’être pas un ces « bois flottés » tout en gardant son amour pour son tendre passé et ce qu’elle ne jette jamais. Cette puissance de sourire au lieu de se ramasser sur elle-même (ce qui ne serait pas condamnable). Son sourire intérieur est immortel même quand ses lèvres tremblantes cherchent à se cacher. A part le temps passé, ce fameux temps qu’on ne retrouve plus, je crois bien qu’elle n’a rien perdu. Se remettre en question, écouter, elle l’a conservé aussi, chose rare surtout sous les épreuves. Je ne vais pas faire trop long : c’est terrible et beau.
    Très beau week-end, Carole et bravo. On ne peut pas juste passer sur ce blog.

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