Le Tos


Le Tos, ils l’appelaient, les gars du chantier. Et ils crachaient leurs mégots sur son passage. Lui, il se contentait de baisser la tête sans rien dire, honteux vaguement sans savoir distinguer si c’était vraiment d’être un Tos, qui le mettait si bas, ou simplement d’être un lâche. Est-ce que c’était sa faute, pourtant, si dans son pays la crise avait mis tous les emplois par terre comme de vieilles murailles lézardées ? Est-ce que c’était sa faute, si on avait fait venir des Tos dans chaque camion à parpaings pour bâtir des murs neufs dans le pays des autres ? Est-ce qu’il y pouvait quelque chose, s’il était devenu un Tos, et si on n’avait pas pris la peine de lui apprendre plus de français qu’il n’en fallait pour tourner le ciment ? Et s’il avait un accent rugueux qui tranchait l’air bêtement comme une scie tournant à vide, est-ce que c’était une raison pour en rire ? Partout où il était passé jusque-là, c’était Babel, et on ne l’avait jamais traité en paria, même si on l’avait fait travailler comme une bête en oubliant souvent de le payer. Sur les grands chantiers où il avait été embauché jusqu’alors, on parlait toutes les langues connues, et même les inconnues – polonais, roumain, peul, bengali ou chalcatongo : il avait entendu marteler, cogner, rouler et siffler toutes les langues du monde. Il n’y avait pas d’étrangers sur les chantiers immenses où s’édifiaient les tours et les centres commerciaux de la ville, il n’y avait que des déracinés.

Mais ici, c’était autre chose. Un petit chantier. Un lotissement sans charme d’une quinzaine de maisons à planter en banlieue sur un terrain pierreux. Les gars venaient de Provins, et ils formaient une petite équipe itinérante où le patron ne voulait que des Français. On ne l’avait pris que parce qu’un gars était tombé d’une échelle et qu’il s’était salement abîmé une vertèbre, au dernier moment. Il fallait bien tenir les délais, et le patron avait pesté en signant son contrat, parce qu’on ne trouvait plus de Français pour bosser.

Il en avait essuyé, au début, le Tos, des crachats de moqueries, ça crépitait et ça jaillissait, piquant les yeux et le coeur dans un tourbillon de détresse, comme le sable et le gravier lancés sur le ciment frais, quand la bétonnière s’emballe. Si bien qu’il avait tout de même fini par se durcir, le Tos, à force de tourner tout saignant dans la bétonnière à injures. Et il avait commencé à les observer, les gars du chantier. Des gars comme lui, au fond, qui en avaient vu de dures, qui finiraient sans doute au chômage après un accident, qui s’étaient bétonnés, dans la machine à retourner les vies, et renvoyaient en crachant tout leur surplus d’angoisses. Des gars qui vivaient seuls, entassés dans les baraquements, et que leurs haines soudaient mieux que l’amour. Des gars qui avaient tous rêvé d’une autre vie, maintenant qu’on fait rêver les gens sans répit devant leurs télés et sur leurs écouteurs, et qui avaient dû ravaler si profond leurs désirs qu’ils en avaient des renvois de dégoût. Juste des lâches, qui préféraient cracher sur autrui plutôt que de cracher sur leur bout de miroir, dans les baraquements où ils se rasaient le matin sans penser à autre chose qu’aux bières qu’ils s’enverraient le soir. Aussi lâches que lui-même qui acceptait de subir leur mépris. C’est pourquoi il ne les méprisait pas. Mais il les observait. C’est qu’il était malin, le Tos. Et patient.

L’été s’était avancé. Le chantier avait recouvert une bonne moitié du terrain pierreux de maisonnettes aux murs minces. C’est à ce moment-là qu’avait commencé l’Euro de football. Les gars suivaient tous les matchs, le soir, sur un petit ordinateur qu’ils posaient sur une caisse. Ils vouaient un culte au foot. Ils connaissaient toutes les équipes et gardaient toutes les pages sportives du journal local que le patron leur laissait, quand il l’avait lu. Ils vénéraient, surtout, les footballeurs de renom. Les salaires inouïs des joueurs, leur vie de luxe et de patachon, ne leur inspiraient pas la moindre jalousie, mais les hissaient jusqu’à la sphère des dieux. Les gars ne jouaient jamais quant à eux, il est vrai, il n’y avait pas même un ballon à pousser du pied, dans la petite cour pierreuse cernée de modulaires. Ils préféraient tous siroter des bières et fumer. Mais ils savaient par coeur d’où venait chaque joueur célèbre, enfant de pauvre ou de maçon, fils de banlieue ou gamin de village, comme eux, qui s’était élevé, par la magie d’une volonté inconnue d’eux, jusqu’au ciel des idoles.

Lui, le Tos, il ne s’était jamais intéressé au foot, mais il avait bien observé les gars : il avait vite compris que les matchs pouvaient être sa chance. Et il avait eu la chance avec lui tout au long.

Car l’équipe portugaise avait foncé vers la finale, de conquête en conquête.

Dès les premières sélections, les gars avaient commencé à dire, pensifs, en le regardant : « Ils ne sont pas mauvais, ils se défendent bien, tu dois être content, le Tos, non ? ». Après le deuxième grand match remporté par les Portugais, lorsqu’il avait été question des quarts de finale, on avait arrêté de l’appeler le Tos. On disait le « Portos », ou le « Tuga » et c’était déjà mieux. Lorsqu’il avait été question pour l’équipe portugaise de la demi-finale, on s’était mis à l’appeler Cristiano, histoire de rire un peu, bien sûr, mais c’était quand même le début du respect. Surtout, maintenant, il y avait des gens qu’ils moquaient ou exécraient ensemble. Ensemble ils avaient ri du présentateur fou des Islandais, et il avait fait semblant de haïr avec eux les Allemands. Ça les avait rapprochés, ces détestations théâtrales et communes. Et quand il avait planté son petit drapeau du Portugal à la fenêtre du baraquement, son voisin de chambrée n’avait rien dit. Il avait juste planté, tout à côté, son petit drapeau français. Le vent les avait poussés dans le même sens pendant des jours, leurs deux petits drapeaux, si joliment qu’on aurait pu croire qu’ils iraient désormais de conserve – qu’il aurait pu le croire lui-même, s’il n’avait pas été si longtemps le Tos.

Le jour, sur le chantier, on continuait à lui cracher des mégots de rancoeur comme des flèches émoussées, parce qu’il piquait le travail des Français et l’argent des impôts, alors qu’il n’était qu’un sale bâtard de Portos et un feignant de Tuga. Mais le soir, au lieu de le laisser à l’écart, les gars l’interrogeaient longuement sur Ronaldo et sur Eder, et ils écoutaient avidement tout ce qu’il leur racontait. Et lui, qui avait toujours fui les séances de sport à l’école, qui n’avait même jamais regardé un match entier à la télé, lui qui avait toujours trouvé bizarre et risible que des milliardaires en shorts se mettent à courir sans raison derrière un petit ballon ridicule que leurs coups de pieds frénétiques changeaient en lapin farceur, il avait commencé à se passionner, à s’enthousiasmer. Il inventait, puisqu’il ne savait pas, et c’était beaucoup mieux. Dans son mauvais français il avait réponse fabuleuse à toutes leurs questions et à tous leurs désirs. Il les faisait rêver, le soir, les gars suants et fatigués qui sirotaient des bières dans leurs bleus recrépis de plâtras, rêver à ces champions en maillots immaculés qui sabraient le champagne au caviar, et qu’il semblait si bien connaître. Il racontait, il racontait, s’enflammant à mesure, tandis qu’ils buvaient leurs canettes en s’émerveillant, oublieux des parpaings et des ferrailles qui leur avait fait les muscles si durs et noués de douleurs. La nuit, quand tous dormaient, il allumait son téléphone, et il cherchait des détails sur internet, des ragots, des rumeurs, sans s’occuper de vérité, juste de quoi pouvoir mieux inventer le lendemain. Il faisait provision du sable des légendes, qui bâtirait le lendemain des murailles entières de récits peints à fresque.

Car chaque soir, au milieu des gars rassemblés, il racontait Ronaldo, il racontait Eder, il racontait la geste fière et colorée du Portugal conquérant. Un vrai génie épique s’était éveillé en lui. Il disait comment Ronaldo avait, un jour, lancé son ballon si haut qu’il avait atterri comme un petit avion sur le balcon de la femme d’un ministre, qui le lui avait renvoyé avec un baiser imprimé en rouge à lèvres. Une autre fois, c’était Ederzito qui avait visé, tout au bout du terrain, une bouteille de champagne qu’on avait posée là, et le ballon divinement dirigé l’avait inclinée si nettement et si délicatement à la fois que la coupe d’or qui attendait tout près avait été rempli à ras bord, sans qu’une seule goutte de champagne soit renversée. Ensuite le champion, tranquille, était venu trinquer avec toute la foule accourue pour chanter ses louanges. Il montrait avec ses bras tendus les proportions inouïes de la statue de Ronaldo, à Madère, si haute et si brillante, et qu’on voyait de si loin que tous les bateaux, en mer, la saluaient en hissant les couleurs. Il expliquait comment les gens s’assemblaient en cortège, là-bas, au pied de la statue, pour prêter serment au grand roi Ronaldo qui avait un prénom de président américain, et le recouvrir de paillettes dorées, qu’ils posaient avec le bout de leurs doigts en prières sur le bronze d’origine, et comment le vent, ensuite, renvoyait vers les maisons des banlieues et des villages des nuages de paillettes qui retombaient partout, dorant de frais les plus pauvres cabanes et les objets les plus humbles.

Mais ce qu’il racontait le mieux, c’était la colère, la grande colère de Pepe. Une colère qui lui avait pris, pour une histoire de femme, si énorme, si insensée, qu’elle avait obscurci le soleil comme un orage. Une colère qui n’en finissait plus d’être colère, une colère qui n’avait plus de mots humains, une colère de demi-dieu, vaste comme le tonnerre. Les gars frémissaient et tremblaient, ils s’exclamaient en sirotant leurs bières, assis sur les lits de camps. Ils gobaient tout. Ils protestaient bien un peu, quelquefois, pour la forme, parce que tout ça, ce n’étaient évidemment que des menteries, mais ils ne demandaient qu’à admirer et s’émerveiller, et ils écoutaient toujours, passionnément. Même le patron venait s’asseoir parmi eux, opinant de la tête aux plus invraisemblables exploits des joueurs de la Seleção.

Ses triomphes de conteur le grisaient. Chaque soir son imagination s’envolait plus haut, de plus en plus haut, comme le ballon cent fois primé de Ronaldo, comme la gloire naissante d’Ederzito.

Puis les Portugais, contre toute attente, étaient restés seuls en lice contre les Français. Alors il avait senti que les gars commençaient à le respecter vraiment, et même à le craindre un peu. Ils ne semblaient plus du tout se souvenir qu’il avait été si longtemps le Tos, ils paraissaient avoir oublié qu’il lui était arrivé d’être le Portos et le Tuga. Maintenant ils ne disaient plus que « le Portugais », ou même « le Portugal ». « Fais gaffe à ta brouette, Portugais, elle file en aile de pigeon » – « Passe-moi le niveau à bulles, que je voye si je vas marquer le pénalty droit au but, Portugal. » Et il avait l’impression qu’il était réellement devenu, face à eux, le Portugal tout entier, l’essence du Portugais, imprévisiblement astucieux et vaillant, qu’ils redoutaient comme les anciens guerriers de Troie, autrefois, avaient redouté les Grecs.

Il racontait de mieux en mieux, avec des mots qu’il croyait ignorer, dans des phrases qu’il n’aurait jamais cru savoir tisser ainsi de mensonges et de rêves. Ce qui les intéressait, le soir, maintenant qu’on avançait vers la finale, et qu’ils devenaient, eux, les petits gars du chantier, à leur tour, la France même, angoissée et tragique à la veille de la bataille qui devait tout décider, ce qui les passionnait, de plus en plus, c’était de savoir les faiblesses des joueurs. De leurs amours surtout ils voulaient tout connaître. Comment ils étaient avec les femmes, comment étaient leurs maîtresses, s’ils en prenaient vraiment plusieurs par nuit… Alors, pour leur faire plaisir, il avait inventé une merveilleuse et dangereuse Elena. Une femme plus belle que toutes les femmes du monde, une déesse de beauté qui avait enchaîné le coeur de Griezmann, qui voulait l’enlever à Santos, l’entraîneur des Portugais. Les gars écoutaient, juraient qu’il la perdrait, le vieux Santos, son Elena, puisque les belles femmes sont toujours dans le camp des vainqueurs. Et ils se réjouissaient d’apprendre qu’Elena était si belle, car ils savaient que les hommes vraiment grands se grandissent en aimant, ils étaient certains que si Griezman avait l’audace d’enlever enfin Elena, il enlèverait avec elle la victoire, et que la victoire serait à eux – les Français.

Cette Elena… elle les faisait rêver vraiment. Et moins elle paraissait réelle, plus elle les fascinait. Un gars avait même fait son portrait, en suivant les indications qu’il lui avait prodiguées, et c’était une sacrée pin-up. Une peau de cygne, des seins comme des pommes, et une bouche sanglante dessinée comme un coeur.

Quand le soir de la finale était venu, ils avaient regardé le match tous ensemble, dans le modulaire du patron, pourvu d’un écran plat. Toute la première mi-temps, leurs coeurs avaient battu ensemble, violemment agités par l’attente. Quand Ronaldo, désarmé par sa chute, était sorti sur sa civière allongé comme un roi blessé sur son bouclier, un gars avait même crié, hilare : « Salope d’Elena, c’est encore à cause d’elle, sûr ! « 

La deuxième mi-temps avait déchaîné les sifflets et les cris, l’espoir avait transporté les gars jusqu’à la satanée prolongation. Lui, sans se faire remarquer, il s’était assis un peu à l’écart, près de la porte ouverte, pour pouvoir s’enfuir au plus vite si les choses tournaient mal – c’est-à-dire trop bien. Il avait compris dès qu’il les avait entendus hurler de rage tous ensemble et s’en prendre au téléviseur tout tremblant dont l’image oscillait en tempête. Il n’avait pas demandé son reste, il avait couru, couru de toutes ses forces, en direction de la ville.

Le match n’était pas encore fini, on entendait les présentateurs s’égosiller sur les écrans, dans les maisons aux fenêtres ouvertes où passaient des images de coureurs. Mais à mesure qu’il avançait, les rues se remplissaient de gens qui dansaient et qui criaient en portugais. D’autres Tos, des milliers de Tos, qui travaillaient comme lui sur des chantiers, ou qui faisaient des ménages, ou qui faisaient les concierges, étaient sortis de tous les ateliers, de toutes les cuisines, de toutes les loges obscures. Il fallait croire que les soutes de la ville étaient entièrement peuplées de Tos, qu’on ne voyait jamais, mais qui la faisaient vivre. Aux vrais Tos il soupçonnait que beaucoup s’étaient joints, qui n’étaient pas des Tos, mais des Albanais, des Russes, des Lybiens, des Syriens, et bien d’autres, tous enfants de Babel et citoyens des soutes.

Toute la nuit, les Tos avaient fait la fête. Il avait célébré dignement avec eux la victoire, lui qui jamais, dans toute sa vie précédente, n’avait su reconnaître un ballon de football d’un ballon de rugby. Il avait bu des bières qu’on lui tendait, lui qui jamais ne s’était enivré. Il avait roulé dans la ville à bord de voitures pavoisées klaxonnantes dont les portières s’étaient ouvertes pour le laisser monter, lui qui de sa vie n’avait jamais fait de stop. Il avait lancé les feux d’artifice verts et rouges vers les balcons où flottaient les étendards rouges et verts, lui qui avait toujours détesté ceux qui croient aux Nations. Il avait même rencontré une sirène Tos habillée d’un drapeau, folle de joie et d’ivresse, qui l’avait emmené dans un café miteux qui s’appelait La Calypso. Et il l’avait étreinte avec joie et remords, perdu de bière et stupéfait de trahir, pour un ballon de cuir habilement lancé, sa chère Linda et leur petit garçon.

A l’aube il était rentré complètement exténué.

Il s’était allongé sans bruit, sans pouvoir s’endormir, dans le baraquement surchauffé où les gars gisaient effondrés sur les lits de camp, inquiet de ce qui l’attendait le lendemain.

Mais quand les gars s’étaient réveillés, hostiles et boudeurs, ils ne l’avaient pas battu, ils ne l’avaient pas traité de Tos. Ils s’étaient contentés de se taire, en affichant des visages de deuil. Quand le patron était arrivé, avec son visage fermé, il avait juste essayé, par bravade mais pas trop fort un « Vive le Portugal ! » que personne n’avait paru entendre.

Malgré la fatigue il avait travaillé comme d’habitude, debout dans le soleil qui cuisait les parpaings comme des briques antiques. 

A la pause de midi, un gars lui avait demandé aigrement son opinion sur les victoires qu’on enlève par la ruse, en fatiguant ses adversaires et en déjouant leur vigilance, genre cheval de Trois-machins, au tout dernier moment. Tout le monde l’avait regardé sévèrement, lui qui était le Portugal sournois. Il n’avait pas su quoi répondre. Il avait juste balbutié quelques mots que personne n’avait compris. Les autres avaient ricané, et il avait senti qu’il était en train de redevenir un Tos.

Alors l’après-midi, malgré le soleil et la fatigue qui faisaient tournoyer sa cervelle et trembler sa truelle, il avait travaillé, travaillé. Presque seul il avait monté le grand mur du garage où on l’avait posté. Il venait de poser le dernier parpaing d’angle. Il ne restait plus qu’à remplir les joints. Quelqu’un lui avait passé du mortier. Soudain un vertige l’avait saisi. Il était tombé de tout son haut, comme un veilleur chutant de son rempart.

Il avait atterri sur le ragréage du patron. Sans armes et sans bouclier. En plein dans le ciment frais qui s’étalait lisse et doux comme une mer paisible, il était venu planter les deux vagues pointues de ses fesses.

— Connard de Tos ! avait hurlé le patron, j’va te me le foutre à la porte, tu vas voir comme. A coups de pieds dans son gros cul bétonné qu’il y r’tournera, boire son porto sur la plage, le feignant !

C’était absurde, puisque son contrat se terminait dans deux semaines. Bien sûr qu’on ne le foutrait pas à la porte maintenant. Mais il comprenait la colère du patron. Un ragréage fichu, ce n’est pas rien.

Cependant tous les gars s’étaient rassemblés autour de la dalle, et tous ils s’étaient mis à rire et à siffler, tandis qu’il tentait de se relever, alourdi par le beurre de ciment qui enduisait son arrière-train et commençait déjà à prendre.

« A coups de talons, que je vais te le râcler, ton caca de ciment », avait encore hurlé le patron, content de son succès. Et les gars avaient ri et sifflé plus fort, tous en chœur.

Et il avait compris que c’était fini, que ça ne pouvait pas durer plus d’un jour, sur un chantier comme celui-là, d’être le Portugal glorieux et victorieux. Que les gars s’en ficheraient maintenant, jusqu’aux prochains Mondiaux, des héros et des récitants. Qu’on avait besoin des vainqueurs et des raconteurs de légendes, mais qu’on finissait toujours par les oublier et par les remplacer par de plus grossiers tribuns. Et qu’il faudrait toujours les cracher sur quelqu’un, les noyaux âpres des vies ratées et le vomi des rancoeurs remâchées. Qu’il était vraiment redevenu le Tos, et qu’il allait falloir le retirer au plus vite, déjà flétri par le soleil et le vent, avant qu’on ne le lui fasse avaler comme la honte, le petit drapeau joyeux, déjà vaincu, qui flottait comme un sot à la fenêtre du baraquement.

Alors, malgré la douleur il s’était relevé, il avait baissé la tête sans rien répondre, tandis que le patron continuait à hurler, rigolard, de lourdes variations sur le cul cimenté de ce connard de Tos qu’il allait foutre à la porte avec plaisir. A coups de savates, à coups de souliers de sécurité, à coups de pieds au cul de cette vache !

Le patron aurait du mal à s’en remettre, décidément, du ragréage crevé. Il fallait faire quelque chose.

Il était allé chercher en silence, au baraquement, son unique jean de rechange – celui qui avait des trous d’acide et des taches de ciment granuleuses – , il l’avait revêtu comme un haillon d’armure, et, sans prendre garde à la douleur de ses reins, héroïque et soumis à ce destin qui triomphait de tout, il s’était dirigé vers le camion pour y attraper la pioche, avec la même ténacité que le vieil Ulysse, autrefois. Un chien efflanqué, titubant, avec des yeux d’aveugle tendus d’une taie blanche, était venu d’on ne savait où, flairant la dalle qui durcissait déjà, emportée par une tempête immobile et muette.

Lui, songeant à la femme et à l’enfant qui l’attendaient au pays, il s’était appuyé sur le manche de la pioche, comme un voyageur sur le chemin, face à l’horizon qui se trouble. Le chien ne semblait pas vouloir s’en aller, il s’était collé contre lui, s’efforçant de le reconnaître, et remuant la queue d’amitié débordante. Il y a des gens qui abandonnent les vieux chiens, avait-il pensé. Quand ils deviennent aveugles et qu’ils ne savent plus marcher droit. Et d’autres qui les recueillent, juste avant qu’ils ne meurent, pour être un peu moins seuls.

Et pour se souvenir. Des amis, des amours, qu’ils ont laissés un jour. Qu’ils trouveront, encore, tout au bout du chemin.

Il avait caressé le chien qui s’était aussitôt couché à ses pieds, haletant, épuisé, et il s’était demandé s’il lui resterait assez de force pour casser le ciment devenu plus dur que de la pierre, avant de tout recommencer, sans aide, tout à l’heure, quand tous auraient arrêté pour siroter des bières et fumer, et qu’ils le regarderaient de loin, crachants et méprisants, vendre pour rien sa sueur de Tos.

Puis il s’était redressé, et, saisissant la pioche, avait donné le premier coup, ferme et résolu, comme on trace sa route.

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12 commentaires pour Le Tos

  1. Quichottine dit :

    Ton récit est passionnant, et très émouvant, comme toujours.
    En te lisant, je l’écoutais raconter, inventer, captiver son auditoire, et je l’étais aussi, captivée. 🙂
    Merci pour le courage que tu donnes à cet homme pour qui le travail est la seule gloire valable.
    J’ai adoré .
    Passe une douce journée.

  2. Aloysia* dit :

    Comme tu sais rentrer dans le coeur, l’âme et la vie des réprouvés… Le travailleur, le vieux chien… N’y a-t-il vraiment qu’injustice, douleur et rancune en ce monde ? Ou est-ce simplement pour rappeler la dernière carte du tarot de Marseille : le Mat ?

  3. Aloysia* dit :

    Oui, Quichottine a raison ; ce n’est pas quelqu’un qui connaît le moindre sentiment négatif, c’est juste un exemple de courage et de grandeur, à l’image de Jean Valjean !

    • carole dit :

      Il n’est pas vraiment héroïque, mais il sait tirer parti du besoin des humains de se créer des héros. En ce sens, il est rusé. Mais finalement il est surtout courageux et tenace. Comme Jean Valjean, peut-être, et surtout… comme Ulysse.
      J’ai été frappée pendant cet « Euro » 2016 par le côté épique des compte-rendus journalistiques. Un peu de parodie donc dans mon récit. Ce qui n’empêche pas la pitié.

  4. almanito dit :

    C’est ainsi, les humains ont toujours eu besoin d’exutoires pour cracher leurs déceptions et leur amertume envers ce que la vie leur donne et curieusement, ce sont ceux qui leur ressemblent le plus qui en sont les victimes, alors que très logiquement leur haine devrait se porter sur leurs idoles dont les salaires pharaoniques sont une honteuse provocation.
    Mais dis-moi Carole je suis étonnée et amusée de voir tes connaissances en matière de foot 🙂

  5. eMmA MessanA dit :

    Tu nous racontes-là une histoire qui ressemble à la tragédie de l’âme humaine, l’implacable laideur qui veut qu’il faut toujours au groupe une tête de turc à rudoyer.
    Tu nous embraques parfaitement dans l’aventure.
    Bravo

  6. jill bill dit :

    Que dire qui n’a été dit dans les autres commentaires, aller travailler en tant que manoeuvre ailleurs, quant d’autres ont réussi dans le sport scandaleusement riche à pousser le ballon, professeur… « utile » ???? Merci…

  7. Pastelle dit :

    Tu racontes bien… J’espère qu’il va adopter le chien. 🙂

  8. hamza dit :

    Comme toujours en te lisant; il me semble que je quitte complètement mon pays et que je voyage à travers le temps dans un autre pays que je n’ai jamais vu. Je me vois au chantier entrain d’observer ces ouvriers et ce pauvre Tos, qui reconnaissant le a été à la hauteur et s’est montré digne. Puis l’idée m’est venue et je me suis dit que finalement ce pauvre Tos qui semble si bon aurait dû rester dans son pays au lieu de supporter les offenses des autres. Mais c’est si bien racontée ton histoire. Merci Carole.

    • carole dit :

      Merci Hamza pour ce sage commentaire. Mon « Tos » aurait sans doute été plus heureux chez lui. Mais, comme Ulysse, le destin l’a entraîné sur des chemins étrangers. C’est si fréquent, aujourd’hui, et si triste souvent.

  9. mansfield dit :

    Merci Carole pour ce récit témoignage qui signifie qu’on n’est jamais réellement accepté à l’étranger, il suffit de peu pour briser une harmonie de façade. Un peu comme dans les divorces entre groupes sociaux, raciaux, religieux différents. Il faut beaucoup d’amour ou d’admiration pour s’accorder, c’est plus fort que tout, que tous, mais au moindre pépin, ça s’écroule comme un château de cartes….
    Le ton de la narration est captivant.

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