La lettre était arrivée le matin.
Il ne l’avait pas ouverte, il l’avait simplement retirée de la boîte, et l’avait fourrée près de son portefeuille, dans la poche intérieure de son manteau. Puis il avait grimpé l’escalier quatre à quatre, jusqu’au dernier étage où sa poitrine essoufflée s’était brusquement emballée, battant de grands coups douloureux qui rebondissaient sèchement sur le papier crissant. Au point que, cette fois, il avait dû s’asseoir un bon moment sur les marches. Mais il s’était tout de même repris, avait titubé quelques pas vers sa porte, avait fini par réussir à tourner la clé dans la serrure. Enfin, extirpant la lettre de sa poche, il l’avait jetée sur la table de la cuisine, tiède et froissée comme un vieux coeur. Et il s’était affalé sur son unique chaise dépaillée.
L’enveloppe l’avait regardé longtemps, pensivement, fixant sur lui le regard oblique de ses trois initiales imprimées et battantes. S… A… D… SAD… Machinalement, il l’avait redressée, la replaçant sur la table à l’aplomb du rebord, droite et obstinée avec ses coins aigus comme des griffes, si blanche sous la netteté sombre des initiales imprimées.
S… A… D… SAD.
La SAD parvenait toujours à ses fins. Qui donc lui avait dit cela, récemment ? C’était sans importance d’ailleurs, les gens disaient tant de choses… D’ailleurs personne ne l’avait vu, tout à l’heure, dans l’escalier. L’essentiel était qu’il garde assez de force pour ne pas ouvrir l’enveloppe. Jamais. Même pas pour en jeter aussitôt le contenu froissé dans la poubelle de la cuisine. Ne pas ouvrir, ne pas répondre, voilà comment il l’emporterait sur la SAD.
Ce n’était pas la première lettre qu’il recevait.
Il avait décacheté les trois précédentes. On ne se méfie pas, d’abord. Qui donc lui avait dit cela, aussi ? Mais désormais, il savait, il se méfiait.
« Monsieur, ronronnait la première lettre, au vu des résultats de l’enquête menée par la SAD en collaboration avec votre médecin traitant, nous avons le plaisir de vous informer que vous êtes éligible à notre programme E.
Afin de bénéficier dans les meilleurs délais de ce programme entièrement gratuit, nous vous invitons à prendre rendez-vous… «
Suivaient un numéro de téléphone et une adresse de messagerie. Sur une autre feuille, une longue liste d’analyses absconses et de chiffres incompréhensibles menaient à ce Bilan final, où son NS, évalué en fonction de ses diverses pathologies ainsi que selon d’autres critères, tels que son âge avancé, l’absence de famille proche, et le faible niveau de ses revenus, était calculé avec une précision méticuleuse, sur une grille allant de 1 à 10.
9,65.
Ce qui, en effet, le rendait pleinement éligible au programme E.
9,65 ? En d’autres circonstances, l’aberrante précision aurait pu le faire sourire. Mais il n’avait pas eu envie de sourire. Il s’agissait de son NS, après tout, et chacun savait qu’il était extrêmement regrettable d’atteindre un NS placé au-delà de 6,5 sur la grille de Charles. Extrêmement regrettable. Cependant il n’y avait pas à s’inquiéter, avait-il pensé. Un NS trop lourd donnait des droits, après tout. Et même des droits exceptionnels. Il serait pris en charge… Entièrement remboursé… La SAD veillait à tout… On s’occuperait de lui. Son NS lui donnait désormais droit à toutes les attentions. À des lettres à en-tête de la SAD, par exemple.
Pourtant… Qu’en savaient-ils, réellement, de son NS, qu’en savaient-ils, ces gens qui ne parlaient que par sigles ? Il y avait bien cette arthrose tenace qui raidissait ses gestes, son éternelle sciatique, l’essoufflement qui le saisissait, chaque fois qu’il attaquait le dernier virage de la pente raide de l’escalier grimpant vers son troisième étage. Cette déroute inexplicable et soudaine de ses intestins, aussi, parfois – parfois seulement, mais aux moments les plus inattendus et les plus gênants, il est vrai – cette faiblesse honteuse qui lui faisait redouter les sorties. Et ces coups de cafard, rarement, rarement, quelquefois tout de même, il le reconnaissait, à Noël, par exemple, ou lors des fêtes qu’organisaient ses voisins, lorsque les éclats de musique et la mitraille des rires envahissaient la cour, rebondissant d’un mur à l’autre, cernant son logement solitaire. Assurément la mi-joie – c’était le terme qu’il affectionnait -, la mijoie, cette douce amie, tendre quoiqu’un peu amère, nourrie du souvenir de tant de joies disparues, était une vieille compagne. Et aux vieilles compagnes on s’habitue si bien qu’on finit par les aimer, ou tout au moins par les supporter. Oui, telle qu’était sa vie, dans sa mijoie d’hiver, il entendait la vivre pleinement, et jusqu’au bout. La mijoie n’était plus la joie d’antan, certes, loin s’en fallait, mais elle gardait encore en elle un peu des saveur d’autrefois, et du monde rétréci qui était désormais le sien il tirait chaque jour son menu butin de bonheurs brefs et d’infimes merveilles. Cela lui suffisait. Alors le programme E ? Qui donc avait imaginé cela, lui proposer le programme E ? Non, il ne voulait pas… il ne vou-lait pas ! Puisqu’on n’était pas obligé, n’est-ce pas ? Puisque la SAD n’avait qu’une mission d’information et d’accompagnement, comme il était écrit partout, dans les articles des journaux, sur les affiches colorées, sur les vitrines des magasins de mode, sur les flancs rebondis de foule des autobus surchargés et sur les panneaux lumineux d’information qui balisaient les rues, interpellant les passants de leur clignotement continu : « Vous avez plus de soixante-dix ans ? Vous vous sentez isolé ? Vous rencontrez des problèmes, de santé ou d’argent, provisoires ou chroniques ? La SAD peut vous aider, vous informer et vous accompagner. » Puisqu’il n’avait besoin d’aucune aide, même pas de celle de ces femmes qui venaient chaque lundi l’espionner, sous prétexte de lui faire son ménage, il pouvait bien ignorer la SAD, les panneaux lumineux, et son NS fâcheux, il pouvait bien…
Il avait donc enfoui la première lettre au fond du tiroir de la table de la cuisine, du côté des couteaux pointus qui ne lui servaient plus à découper la viande, depuis qu’il avait cessé de pouvoir mâcher. Il l’avait enfouie là, au plus profond de l’obscur tiroir, sans oser la détruire cependant – allez savoir pourquoi ? Peut-être était-ce là son erreur… ces lettres-là, si on ne les détruit pas, si on ne les réduit pas en cendres, oui, ces lettres-là, pâles, nettes et opiniâtres, avec leurs initiales noires aiguës comme des antennes d’insectes, poursuivent toujours quelque part leur chemin insidieux. Et eux, qui savent tout, savent aussi qui lit et qui ne lit pas leurs lettres… qui les détruit et qui n’ose pas…
En tout cas, il avait essayé de ne plus y penser. Il avait même pris un chaton, chez lui, petite boule blanche que lui avait proposée sa concierge, animal minuscule et racé au cou si délicatement taché de noir qu’on aurait cru un doux collier de mots. Un chaton bien vivant, gracieux et remuant, au NS certainement inférieur à 0,2 sur la grille de Charles, qui ne s’inquiétait ni de l’avenir, ni du passé, et ne se passionnait que pour l’instant. Une sorte de preuve, s’ils venaient enquêter chez lui. Et aussi un drôle d’ami qu’il avait aussitôt pris plaisir à voir sauter et danser, jeune et souple, s’accrochant de toutes ses griffes au moindre haillon de soleil, dans le petit appartement sur cour où se tenait sa vie.
Bien sûr qu’il était satisfait de sa mijoie, bien sûr qu’il y était à l’aise, dans cette vie étroite qui lui était échue. Autant que ce jeune chat qui courait de table en buffet comme au coeur d’une forêt d’Amazonie, et qu’un instant de soleil suffisait à ravir. Le NS… quelle blague ! Non, décidément, le programme E n’était pas pour lui. Quel fonctionnaire obtus avait donc inventé cela : lui proposer, à lui, à lui ! le programme E !
La seconde lettre cependant était tombée deux mois plus tard dans la boîte, juste au début de l’hiver, à cette période délicate où l’obscurité retombe comme un couvercle de bois pourrissant sur les petits appartements sur cour et sur les journées lentes que la pluie et le froid confinent.
La seconde lettre.
Elle n’était plus anonyme, celle-là. Pas encore familière, mais déjà plus anonyme. Une lettre écrite pour lui, rien que pour lui, qui l’avait fait trembler…
« Monsieur Moineau G., disait-elle,
En l’absence de réponse à notre courrier précédent, nous revenons à vous. Nous tenons en effet à vous rappeler que votre NS de 9,65, récemment calculé par nos services, vous ouvre droit à notre programme E. Nous vous précisons que ce programme entièrement gratuit a été mis en place afin d’assurer jusqu’au terme de leur existence le bien-être physique et moral de chacun de nos concitoyens, et tout spécialement de ceux que fragilise un NS insuffisant.
Il est de notre devoir de vous informer que, si vous ne faites pas valoir vos droits d’ici le 31 décembre de l’année en cours, vous courez risque de perdre le bénéfice de votre éligibilité. Nous vous invitons donc à prendre rendez-vous au plus vite avec l’un des médecins de notre équipe spéciale, au 09 45 72… (numéro gratuit accessible 24h/24 et 7j/7). «
Décidément, avait-il pensé, ils savaient choisir leur moment. Ce petit coup de grisaille qui l’avait saisi à la gorge, le matin même, quand il avait ouvert ses volets sur la pluie noire d’hiver cognant du poing, dans la cour, sur les hauts tambours des poubelles. La colère du chaton, qui n’avait pas eu sa pâtée du matin, et se traînait contre lui, gémissant et griffant, boule tiède hérissée de reproches. Cette douleur dans l’épaule, ennemie de jadis qu’il croyait endormie, brusquement réveillée par l’humidité… Et sa mijoie qui s’attristait. Sa mijoie devenue méjoie, toute trempée de mélancolie, qu’il ne reconnaissait plus… Et ce frigo qui hoquetait… c’était le pire de tout peut-être, ce vieux frigo chancelant d’être vide, désespérément vide, qu’il ne pourrait remplir que le lendemain – ou le surlendemain, quand il aurait touché sa pension – pourquoi, pourquoi donc était-elle en retard ? un tel retard… ce n’était encore jamais arrivé ! -… la lettre était venue à la rencontre de tout cela. La SAD parvient toujours à ses fins... qui donc avait prononcé ces mots ? Est-ce que ce n’était pas monsieur Ravel, son partenaire de belote, qui lui avait fait cette confidence amère, avant de partir, l’année passée ? Pauvre Ravel. Tous avaient souligné son civisme et son altruisme, lors de l’EC qui avait été organisée, très bien d’ailleurs, par les responsables de la SAD. Pauvre Ravel, envolé avec ce petit tas de cendres qu’on avait dispersé dans le potager urbain désigné par la SAD. Il lui avait toujours manqué, depuis. Il pensait souvent à lui, quand on lui tendait son panier de légumes, au MagDi. Un brave gars, ce Ravel. Oui, ce devait être lui qui avait eu cette formule. A moins que ce ne fût Violin, son ancien voisin de la Tour des Constellations, qu’on avait vu partir, lui aussi, en ambulance, deux ou trois ans plus tôt.
A l’époque, il n’avait pas voulu prêter trop d’attention à ces départs. Les gens partaient, leur appartement était attribué à un nouveau locataire, puis on se rendait à leur EC. C’était comme cela, on le savait, et il n’y avait là rien de tragique. Bien au contraire. Car la SAD était un service public, et la SAD n’obligeait personne. Tous décidaient librement, et pour leur plus grand bien : c’était écrit dans les journaux et sur les affiches, et sur tous les panneaux lumineux, et on l’avait maintes et maintes fois répété aux informations. La SAD ne décidait jamais rien, elle se contentait d’informer, puis d’accompagner gracieusement les bénéficiaires. La SAD était appréciée de tous pour sa compétence et son efficience, la SAD était, de toute évidence l’une des avancées les plus marquantes du monde contemporain, une victoire sur l’archaïque et dégoûtante misère de la condition humaine.
Pourtant, à l’époque, quand Violin lui avait dit : « La SAD parvient toujours à ses fins » – car c’était bien Violin, finalement, et non Ravel – pauvre Ravel, si naïf… Oui, c’était bien Violin, il en était certain maintenant, qui avait dit cela, et qui même avait ajouté, d’une voix plus basse : « Faites attention, Moineau, on ne se méfie pas, d’abord », il en était tout à fait certain… – quand Violin avait dit cela, il avait posé sur ses mains nouées d’arthrose des yeux si tristes, si profonds, si emplis de regrets, que pour la première fois, il avait eu un doute. Si la SAD… mais non, tous le savaient, dans un monde civilisé, la SAD était une grande avancée humanitaire, un incontestable progrès…
D’ailleurs les lettres qu’il avait reçues étaient toutes très polies, très mesurées. Rien de comminatoire, rien d’inquiétant, une amabilité sereine et attentive… Nul doute : la SAD veillait sur lui, et lui, il restait entièrement libre et maître de son choix. D’ailleurs… et malgré la petite tentation qu’il avait eue, sur le moment, il n’allait pas donner suite… Non, non, pas donner suite… Il en avait parfaitement le droit. Le programme E n’était pas pour lui, voilà tout : puisqu’il aimait sa mijoie, qu’il se sentait bien dans sa vie, telle qu’elle était. Sombre, râpée, étroite et usée comme un manteau de vieux pauvre, peut-être, mais sienne et finalement douillette. Il était ainsi, un homme de bon caractère et qui prenait au simple fait d’exister un plaisir tranquille, à chaque instant renouvelé, qu’aucune souffrance physique ou morale n’aurait pu lui ôter. Il aimait la vie, il aimait sa mijoie, et même encore sa méjoie des jours tristes, et cela valait bien 5 points de moins, sur l’échelle de Charles.
La deuxième lettre avait donc rejoint la première au fond du tiroir aux couteaux. Mais, cette fois, il avait fermé le tiroir à clé. Que la personne envoyée par les services municipaux qui venait, chaque lundi, faire une heure de ménage et ranger la vaisselle, n’aille pas… on ne savait jamais, avec ces gens qu’on vous imposait.
Et justement, le lundi suivant, il s’était demandé si… car tous ces services étaient en lien, n’est-ce pas… il avait vérifié plusieurs fois si la clé se trouvait bien toujours au fond de sa poche, car la femme qui était venue ce matin-là (chaque semaine les services municipaux envoyaient une personne différente, si bien qu’il n’avait pas le temps d’apprendre leurs noms inscrits sur les badges ornant leur blouse blanche)… Cette femme… était-ce Lydia ou Mélissa ? Ce devait être plutôt Marissa… Cette femme… Comment avait-elle pu savoir ? En passant l’aspirateur, elle avait dit négligemment : « La SAD ne vous a pas encore écrit ? Vous devez remplir les critères, pourtant ? »
Il avait fait d’abord semblant de ne pas entendre (n’était-il pas normal qu’il soit sourd, à son âge ?). Mais il avait vivement réagi lorsqu’elle avait déclaré, en partant, d’un ton d’autorité : « Je vais faire un signalement hygiène, il vous faudrait une heure de ménage de plus, on voit bien que vous n’y arrivez plus du tout. Et puis avec ce chat que vous avez pris… « . Il avait voulu protester, se défendre, mais elle avait ajouté, compatissante : « De toute façon, vous savez, nous, on ne peut pas tout faire… même s’ils vous donnent encore une heure de plus, ça ne durera pas, et, à un moment, le mieux, ça sera toujours la SAD. »
Il avait fixé longtemps la porte, bien après le départ de la femme, comme si quelqu’un avait placardé là sur la peinture écaillée on ne savait quelle affiche brouillée dont il aurait essayé, anxieusement, de déchiffrer les termes.
La femme avait dû faire, en effet, un signalement hygiène, car dès le jeudi suivant, il avait reçu la troisième lettre. Une lettre des services municipaux, cette fois, qu’il avait ouverte sans méfiance, pensant qu’il s’agissait, en effet, de lui attribuer une heure hebdomadaire de ménage supplémentaire.
Mais c’était tout autre chose.
« Monsieur Gilles, Albert, Donatien MOINEAU, disait la lettre,
Nous avons le regret de vous annoncer que, malgré le rapport favorable transmis par le CHS, vous ne remplissez pas les critères nécessaires pour bénéficier de l’heure d’assistance ménagère hebdomadaire supplémentaire que vous avez sollicitée auprès de nos services (il ne se souvenait pas d’avoir fait une telle démarche, mais ce devait être la femme du lundi, cette Vanessa, qui…).
Vous n’êtes pas sans savoir que selon le récent décret « Progrès et Santé », le nombre d’heures attribué par nos services est désormais calculé, non seulement selon les besoins estimés de chaque allocataire, mais aussi de façon dégressive, en fonction de l’âge du bénéficiaire au 1er janvier de l’année en cours. Or, compte tenu de votre date de naissance, vous entrez dès ce mois courant dans la tranche 5 qui ne vous ouvrira plus droit qu’à une seule heure hebdomadaire d’assistance. Etant donné que nous ne pouvons attribuer les PHP hygiène-santé que par tranches de trois mois au minimum (décret sur la Simplification Sociale du 19-10), il nous est impossible de faire droit à votre demande.
Cependant, au vu des éléments qui ont été récemment ajoutés à votre dossier par nos agents spécialisés CHS, nous vous invitons à vous tourner rapidement vers les services de la SAD, pleinement qualifiés pour établir avec vous le programme d’aide personnalisé qui pourra convenir à votre situation. »
Suivait un numéro de téléphone, qui était bien sûr le 09 45 72… (numéro gratuit accessible 24h/24 et 7j/7).
La SAD.
Il était resté un moment stupéfait, glacé.
On le traquait. On en voulait à sa personne. On…
Non. Il devait rester rationnel. Il s’agissait d’un pur enchaînement administratif.
Tous les services étaient en lien étroit, bien entendu. La femme du lundi avait sans aucun doute rempli dès son retour au service un dossier informatisé, elle avait coché une case, et cette case avait aussitôt déclenché l’envoi de la lettre, à l’évidence rédigée par un ordinateur. Tout était parfaitement explicable. Nul complot. Et il restait libre de ne pas donner suite. Libre. Il était libre. Il y avait des lois, des textes, des journaux, des commissions, des affiches… Personne ne le contraignait. Personne n’avait le pouvoir de le contraindre. Personne ne le contraindrait.
Evidemment. Mais ce mot : « rapidement »… Pourquoi, dans ces lettres pré-écrites, éprouvaient-ils le besoin de préciser : « rapidement » ? Ce mot… « rapidement », avait un tel accent de… d’urgence… de nécessité… on ne pouvait s’empêcher de croire… c’était cela, rien d’autre, qui l’avait désagréablement frappé.
Peut-être vaudrait-il mieux, au moins, appeler au numéro indiqué, avait-il alors pensé, porté par une inspiration soudaine. Appeler, évidemment. Rapidement. Dire clairement qu’il n’était pas intéressé. Qu’on cesse de lui envoyer des lettres. C’était le moyen d’en finir, de mettre un terme à cette avalanche de lettres, à cet absurde malentendu. Fiévreux, tremblant, mais porté par une énergie neuve et dont il ne se serait jamais cru capable, il avait composé le numéro… L’appel avait sonné, lent, étrange et profond, dans un bureau lointain… Mais au moment où on avait enfin dit « Allô », il avait raccroché. Qu’avait-il voulu faire ? Leur parler ? C’était de la folie. Non, il ne pouvait pas. Il ne fallait pas.
Il avait rangé la troisième lettre avec les autres au fond du tiroir, fouaillant l’obscurité ténébreuse avec un couteau émoussé jusqu’à ce que toutes les enveloppes disparaissent, déchiquetées, collées dans leur sang d’imprimerie, à jamais illisibles, enfin vaincues, contre la paroi de bois brut. Puis il avait fermé le tiroir à double tour, et il était descendu en ville, aussi vite qu’il l’avait pu, courant comme un jeune homme, jusqu’au bord du Soignon, pour jeter la clé au fond de l’eau, parmi les pièces de cuivre qui brillaient faiblement, humbles appels à la fortune et à l’espérance de tant de passants crédules.
Au retour, tout ému, mais empli d’une vigueur nouvelle, il avait voulu s’acheter un paquet de cigarettes – pourquoi ne pas se remettre à fumer, maintenant que la SAD était sur sa piste ? quelle importance cela avait-il encore ? Il s’était introduit dans l’immense file des gens qui venaient pour le loto, essayant de traverser pour accéder au comptoir réglementé du tabac. Une dame qu’il avait involontairement bousculée avait dit, très fort, après l’avoir grossièrement repoussé : « Ce vieux-là, regardez-le ! pourquoi qu’il veut couper la file, pourquoi qu’il veut nous voler une chance, puisqu’il a bien dû la recevoir, sa lettre ? » Et tous avaient approuvé en grommelant… « Ouais, bien sûr qu’il a reçu la lettre… à la SAD, le vieux voleur, dehors ! à la SAD ! à la SAD, le voleur de chômeurs, à la SAD, à la SAD ! « . Il s’était enfui, honteux et hâtif, comme s’il leur avait vraiment dérobé quelque chose à tous. Derrière lui, la foule s’était refermée, morose et compacte, victorieuse, et il était rentré, épuisé, et sans cigarettes.
Tous savaient maintenant. Tous savaient, c’était évident. La femme du lundi. Les services municipaux. Les chômeurs qui faisaient queue pour valider leur allocation-loto. Tous savaient. Comme si cela avait été écrit sur son front. Comme si les panneaux lumineux avaient craché partout son nom et son âge, inscrivant en lettres clignotantes son désastreux NS. Il n’aurait jamais dû appeler, composer le numéro gratuit… il n’avait rien dit, mais eux, là-bas, ils avaient compris, parfaitement compris qu’il s’affaiblissait. Ils n’allaient plus lâcher leur proie, ils rappelleraient, ils écriraient à nouveau. Ils allaient lancer la chasse. Les gens appelleraient dès qu’il sortirait, on le conduirait là-bas… Oh, mais il serait plus malin qu’eux tous, il allait quitter l’appartement… partir dans la nuit, louer une chambre d’hôtel sous une fausse date de naissance… il était d’allure juvénile encore, mince, à peine ridé, si peu voûté… on le croirait, on ne prendrait pas la peine de vérifier sa fiche d’IN biométrique.
Mais le chat ? Le chat… il ne pouvait laisser le chat… Il suffirait de laisser la porte ouverte, un voisin s’en occuperait, la concierge le reprendrait… Tout était possible encore… Tout… Il attrapa sa vieille valise, au sommet du placard.
Soudain, il y eut un coup contre la porte. Des gens paraissaient s’affairer dans le couloir. Un déménagement, sans doute. C’était si fréquent, dans cet immeuble vétuste… Il jeta un coup d’oeil par la fenêtre… Une camionnette attendait dans la rue. Une camionnette blanche, portes arrière ouvertes, gardée par un homme en pyjama vert et en blouse blanche qui regardait sa montre. Pauvre déménagement, déménagement de pauvre… mais il n’avait pas de temps à perdre avec le déménagement des autres. Il devait d’abord penser à partir, remplir la valise, se hâter, se hâter… Le chat, grimpé sur la table, paraissait guetter. Il était inquiet, sans doute. On dit que les animaux sentent les choses. Même les tout jeunes. Cependant, comme il avait grandi et grossi… Ce n’était, le mois dernier encore, qu’un jeune chaton… comme il avait forci, et… pourquoi venait-il de tourner si bizarrement vers lui ses yeux perçants ? Ses yeux jaunes de jeune tigre… Pourquoi continuait-il à le fixer ainsi, dans la nuit qui grandissait ?
Il poussa un faible gémissement et se laissa tomber, sans résister, lorsque l’animal sauta d’un bond sur sa poitrine, enfonçant ses griffes.
A la porte, on frappa de nouveau.
Excellent, il y a tjs quelqu’un pour… prendre « soin » de vous, la SAD par exemple, qu’on le veuille ou non… snif parfois !
Cela fait froid dans le dos ! Peut-être connaîtrons-nous cela un jour…
Flippant et merveilleusement bien écrit. Je suis totalement admirative…
Le plus pénible dans cette histoire, pénible parce que nous y sommes tous confrontés, parce qu’en vieillissant, il nous faut contraindre notre mémoire à en retenir toujours plus, ce sont les acronymes, froids, implacablement majuscules qui nous envahissent, déshumanisant les relations jadis humaines …
Les peurs humaines sont si bien cernées et éveillées en nous… et j’adore, j’adore les noms des « copains de belote » : Ravel et Violin… Trop beau…
Ambiance kafkaïenne, quand la société dépossède l’individu de lui-même. On y arrive, non?
Je ne sais qu’écrire… c’est un récit qui sonne tellement vrai.
J’espère pourtant que nous pourrons résister longtemps.
Epatante, Carole, la richesse des interprétations qu’on peut donner à ton texte jusque dans les détails : c’est exactement ce que j’attends d’une bonne littérature.
Le premier enseignement que j’en tirerai est qu’il n’est pas raisonnable pour un Moineau de garder chez lui une lettre qui ronronne comme un chaton. 😉