Un téléviseur

En ce temps-là, c’était il y a tant d’années… j’étais étudiante, une petite étudiante en lettres, frêle et timide, tapie dans un studio mal meublé au papier défleuri, à l’étage d’une vieille maison grise qu’on avait divisée.

Au rez-de-chaussée, le vaste logement sur jardin était resté sans locataire. J’étais seule à l’étage avec mon voisin de palier.

Mon voisin… 

Je venais d’un pays lointain, et, dans cette grande ville dont j’ignorais tout, où je ne connaissais personne, j’avais loué la chambre sans la voir, sur la foi d’une annonce, attirée par le faible loyer, l’immédiate disponibilité, l’adresse si proche de l’université, toutes sortes de mauvaises raisons qui m’avaient paru excellentes. Louer une chambre sans la voir ! Ne faites jamais cela… Mais il y a pire encore : louer une chambre sans l’entendre !

Dès le premier soir – non, dès le premier après-midi, dès le premier instant, j’avais compris qu’il me serait impossible de supporter ma nouvelle existence. 

Car mon voisin n’était pas un homme. C’était un téléviseur. C’était La Télévision en personne. C’était un homme-télévision.

Des flots sans fin de rires, de chansons, d’informations terrifiantes et de musiques sirupeuses déferlaient, refluaient, se brassaient, s’échappaient de chez lui, sonore écume qui rampait sous les portes, grimpait aux cloisons, se cognait au plafond, et retombait pour l’assommer sur mon esprit accablé. J’avais eu beau combler de papier journal le moindre interstice, protéger le mur avec le matelas que j’avais arraché du lit, me résignant à dormir sur le sol, j’avais eu beau remplir mes oreilles de bouchons de cire enfoncés jusqu’au plus profond des tympans, partout me poursuivaient les musiques et les voix, et les cris et les rires, répandant leurs tentacules, envahissant ma vie, noyant ma liberté, s’introduisant au fond de mon cerveau pour étrangler chacune de mes pensées, pieuvres de bruit qui m’étreignaient sans espoir.

Car mon voisin, jamais, jamais, n’éteignait son appareil – et même la nuit, même la nuit, la nuit surtout, ELLE imposait son règne, sa puissance et sa voix, emplissant la maison de son vacarme arrogant de déesse. 

ELLE, tout se réduisait à ELLE.

Pas une heure, pas une minute, pas un instant sans ELLE.

ELLE seule pensait, souffrait, riait, criait. ELLE seule vivait et respirait près de moi.

Car lui, l’homme qu’ELLE avait dévoré et dont ELLE avait pris le visage et la voix, lui, je ne l’avais jamais vu. Il ne semblait jamais sortir. Non, il se tenait là, tout proche et pourtant inaccessible, affreusement présent et tout à fait disparu, derrière la porte, dans le flot ininterrompu des chansons, des informations, des jeux, des films et des musiques sirupeuses, et des boites à rire, lâchés à tue-tête sur mon innocente existence.

Je ne l’avais jamais vu, l’homme-télévision qui vivait près de moi, mais je le haïssais. Je le haïssais de toute la haine que je vouais à son insupportable téléviseur, à la Télévision dont il s’était fait l’incarnation – ou plutôt qui avait pris possession de son être.

Dehors, pourtant, sur la boîte aux lettres rouillée, il y avait bien un nom, un nom humain, pâle et fragile, posé en lettres hautes, penchées, un peu tremblantes, sur un papier jauni où l’encre s’effaçait :

monsieur SUPIOT 

monsieur Supiot. Cela aurait pu me toucher, ce « monsieur » tout vieillot, aplati et voûté, et dépourvu de majuscule… Mais non, je le haïssais, je vous dis, car si je ne l’avais jamais vu, je l’avais entendu, tant de jours et de nuits durant, chanter, pérorer, susurrer et brailler, de sa voix de télévision, mon voisin, mon insupportable voisin, l’infernal monsieur Supiot.

Il était sourd sans doute, cet imbécile. Est-ce que c’était possible, de mettre le son aussi fort ?

Que je le haïssais, oh, que je le haïssais, de tout ce qui me restait de volonté et de pensée, je le haïssais, lui, l’homme-télévision qui m’avait délogée de ma vie.

Quand je n’étais pas en cours, je passais mes journées à la bibliothèque, incapable que j’étais de rentrer chez moi. Je travaillais, certes, plus que nulle autre, des heures, tôt le matin, et tard le soir, autant que les horaires d’ouverture me le permettaient. J’étais, sans aucun doute, la plus assidue de tous les étudiants de mon cours, la seule à s’être à ce point enchaînée aux rayonnages austères du savoir – havre de liberté. Mais les bibliothèques fermaient toujours trop tôt, n’ouvraient pas le samedi après-midi, restaient obstinément closes le dimanche, étiraient leurs grilles sur chaque jour férié, et devenaient forteresses aveugles aux périodes de congé. Les congés… tous paraissaient s’en réjouir, c’était pour moi de sombres périodes d’errance et de désespoir. J’en ai passé, des jours de ces affreux congés, des jours entiers, dans le square du quartier, grelottant sur un banc, un ouvrage à la main. Et des jours entiers de pluie, ces jours humides et glacés, où tout me repoussait, je me suis tapie sous des porches, avec mes livres, mendiante de silence. Mais les nuits, où aurais-je pu les passer, les nuits ? Il fallait bien rentrer…

Certainement c’est à ce logement d’alors que dois mes insomnies d’aujourd’hui. Car dormir, dans ce vacarme incessant, dormir, est-ce qu’on pouvait dormir ? Je m’assoupissais, parfois, il est vrai, quand la fatigue me submergeait, mais mes rêves se peuplaient aussitôt de publicités, de débats politiques, d’animateurs survoltés et de télécrochets… et je me réveillais, hébétée, assommée, pour plonger sans défense dans un long baiser d’amour aux violons…

Tôt le matin, en semaine, quand je partais, épuisée, pour l’université, il m’arrivait de croiser dans l’escalier une grande femme en blouse, une sorte de géante, tenant un panier rempli d’où dépassait parfois une enveloppe – de ces enveloppes dont on emballe les factures et tous les courriers disgracieux. Elle abaissait vers moi un regard qui m’écrasait, sans jamais me saluer, puis, pressée, sonnait à la porte braillarde. D’un tour de clé elle ouvrait aussitôt, en criant d’une voix étonnamment puissante : « C’est moi, monsieur Supiot. »  Il ne répondait jamais, n’entendant rien sans doute. Elle entrait, décidée, massive. Et le fracas de la télévision emplissait le palier comme un tonnerre pendant qu’elle fonçait à l’intérieur, de toute sa lourde silhouette de bélier.

Je crois qu’il n’avait pas d’autres visites.

Non, j’ai beau y réfléchir, jamais je n’ai vu entrer chez lui personne d’autre que cette femme. Jamais je n’ai entendu lui parler que cette femme – et l’abominable télévision.

Lui, non, il ne sortait pas. Du moins je ne l’ai jamais rencontré au-dehors, tandis je l’ai toujours, sans la moindre interruption, par la voix de son téléviseur toujours allumé, entendu au-dedans. Ses soirées, ses samedis, ses dimanches, se traînaient tout entières dans le bruit des variétés, des informations et des jeux. 

Il est vrai que j’étais si peu chez moi… Mais quand, parfois, je tentais de rester, stoïque, dans mon petit appartement, je vous jure que rien d’autre ne se passait, qu’il n’y avait pas d’autre mouvement, pas d’autre événement, rien, que ce déferlement sonore de la télévision, avec ses vagues de crimes, de mots d’amour, de certitudes journalistiques et d’invitations à l’achat.

Aux bruits très lents et métalliques qui résonnaient quelquefois, si rarement, derrière les cloisons minces qui séparaient nos vies, je savais qu’il était là, pourtant, et je devinais qu’il était infirme et pitoyable, je l’imaginais poussant un déambulateur, par exemple, remuant des béquilles sur lesquelles il se serait maladroitement appuyé, ou roulant un fauteuil trop lourd. Peut-être même était-il alité – les petits bruits humains que je percevais de temps à autre, venaient toujours, après tout, de la même cloison contre laquelle aurait très bien pu se trouver un lit de métal – un de ces lits de malade qu’on actionne avec des boutons ou des treuils. Oui, c’était, au fond, le plus vraisemblable : un homme alité, immobile, posé comme un meuble usé devant sa télévision toujours allumée, incapable de l’éteindre ou d’en régler le son – à cette époque lointaine où l’on n’avait pas encore inventé la télécommande.

Oh, certainement je l’aurais plaint, je l’aurais plaint, oui, bien sûr que j’aurais pu le prendre en pitié – si ELLE n’avait pas continué à me cracher à la vie son tumulte et sa joie factices.

Mais… non, je le haïssais, mon voisin, de toute sa télévision, de tout le vacarme futile dont il accablait ma cervelle. Et je méditais contre lui toutes sortes d’horreurs : couper avec des cisailles l’alimentation électrique de son appartement… jeter par la fenêtre une pierre assez lourde et bien envoyée pour briser l’appareil d’un ricochet miraculeux… m’introduire invisible et munie d’un marteau à la suite de la femme de ménage… mon imagination était aussi fertile en scénarios que la Bavarde d’à côté…

— Mais vous n’aviez qu’à l’avertir, cette visiteuse du matin que vous aviez remarquée, demander à ce qu’elle baisse un peu le son, s’il en était lui-même incapable… implorer qu’elle appelle un artisan pour munir l’appareil d’un système quelconque permettant de l’éteindre du lit… — Quoi donc ?  — Oh, n’importe quel bricolage aurait pu faire l’affaire, probablement… Ou bien vous auriez pu gagner l’amitié de votre voisin, vous faire prêter la clé, et venir vous-même, au moins la nuit, pour éteindre le poste, quitte à le rallumer – un peu moins fort – au matin… Lui-même en aurait été si heureux, sans doute… — C’est ce que vous auriez fait, vous, à ma place… à ma place… comme si l’on pouvait se mettre à la place de ceux dont la place est dans l’une de ces annexes innombrables que l’enfer a installées sur la terre. Et d’un bout à l’autre vous vous trompez… Non, la femme, je savais bien qu’elle ne m’aurait pas écoutée. Elle était au courant, de toute façon, n’est-ce pas ? Elle m’avait vue m’enfuir au petit matin, les mains sur mes oreilles… Si elle avait voulu agir, elle l’aurait fait depuis longtemps. Et lui, qu’aurait-il pu comprendre à mes demandes ? Pouvait-il seulement imaginer qu’un malheureux téléviseur qu’il entendait à peine, du fond de sa surdité, pouvait me jeter, moi, dans de telles transes ? La Télévision ne trônait-elle pas, toujours allumée et triomphante, dans tous les foyers modernes, observant tous les faits et gestes des habitants, les tenant en son pouvoir. Partout, partout, elle était installée, souveraine, impérieuse divinité des temps modernes. Nul ne songeait à repousser son pouvoir. Et lui, il avait besoin d’ELLE, plus que personne n’en avait jamais eu besoin. Est-ce que c’était sa faute, s’il était immobile, est-ce que c’était sa faute, s’il était sourd ? Est-ce qu’on pouvait avoir le coeur de lui interdire son unique et dernier plaisir, son lien ultime avec le vaste monde ? 

De toute façon, j’étais si timide, alors, comment aurais-je trouvé le courage de parler ? Je préférais me réfugier dans mes plans de vengeance rocambolesques et irréalisables, comme dans un autre film, dont j’aurais enfin pu écrire moi-même les répliques. Et non seulement je me contentais de le haïr, de le maudire, comme on ne peut maudire et haïr qu’un voisin, mais je crois même que je m’en satisfaisais. Que cela me procurait une forme de plaisir douloureux, dostoievskien oserais-je dire… Car il y aurait eu un téléviseur chez chaque voisin de Raskolnikov, bien sûr, s’il avait vécu en notre siècle… et c’est dans la logorrhée déchaînée de la Télévision qu’il aurait abattu sa hache…

—Déménager, alors ? — Déménager ? Est-ce qu’on déménage, lorsqu’on est une étudiante désargentée, et qu’on vient de trouver à se loger pour pas cher, lorsqu’on vient de verser une caution, en économisant sur les frais de transport et sur la nourriture ? Lorsqu’on ne connaît encore personne, et qu’on ne peut imaginer de dépenser encore pour s’installer ailleurs ?

Il n’y avait rien à faire. Rien, je vous dis. Rien. Tout au plus, quelquefois, m’arrivait-il, de cogner sur les murs et de hurler. Peut-être percevait-il la vibration et s’en étonnait-il, mais il n’entendait rien, il ne répondait rien. Et ELLE, s’amusant de mes plaintes inutiles, me narguant obstinément, continuait de brailler, de brailler…

Voici donc où j’en étais, où nous en étions, sur ce palier minable, cercle supplémentaire et inconnu de l’enfer.

Et puis.

Et puis un soir , quand je suis rentrée, je n’ai plus rien entendu.

Sur le trottoir, qu’envahissait d’habitude la rumeur des ondes, il y avait eu, déjà, ce silence inhabituel.

J’avais poussé la porte d’entrée de la maison. Une sensation bizarre, oppressante, inattendue, s’était aussitôt emparée de moi.

Le silence.

Rien. Plus un bruit. Plus une chanson. Plus un animateur exalté. Plus un violon tremblant sur d’invisibles visages. Plus rien, je vous dis. Plus rien, que le silence.

Le Silence.

Lourd. Épais. Obscur et insondable. Comme la…

Le silence, je vous dis.

Un silence de banquise. De cave, de fin du monde, de…

Un silence si profond que le lendemain même je m’étais procurée une petite radio, sur laquelle à mon tour je m’étais mise à écouter, en sourdine d’abord, puis de plus en plus fort, les chansons du hit-parade et les bulletins d’informations…

J’étais seule désormais dans la maison vide. Seule, avec ma petite radio, aux prises avec le silence.

Non, je n’avais pas d’amis. J’étais étrangère à cette ville, je vous l’ai déjà dit, j’étais arrivée depuis si peu de temps, et puis j’étais d’une timidité extrême. Et si terriblement « bûcheuse », à décourager tous les efforts, dans ces bibliothèques où l’on m’avait vu continuellement, studieusement perdue dans mon immense fatigue. Personne ne venait jamais dans la maison vide. Et, insensiblement, le soir, je montais le son de ma petite radio que je n’éteignais plus.

Ce silence. Bien plus terrible que le bruit d’avant.

J’ai attendu. Il allait revenir, peut-être, celui d’à côté ?

J’ai monté la garde à la fenêtre, guetté dehors la boîte aux lettres qui s’emplissait. Même une fois j’ai appelé, d’une cabine, l’hôpital local, m’enquérant d’ un monsieur Supiot, qui par hasard, peut-être… Mais personne ne savait. Du reste, à qui demander ? La femme en blouse ne venait plus. J’envoyais tous les mois mon chèque à l’adresse d’un propriétaire lointain qui ne m’avait pas donné de numéro de téléphone. Le quartier était dépourvu de tous commerces, et les habitants des maisons voisines, jeunes couples à enfants occupés de leur propre avenir, n’avaient jamais pris garde à l’être invisible et sonore qui avait vécu près de moi, de l’autre côté du palier.

J’ai attendu longtemps, montant toujours le son de ma petite radio.

L’appartement d’à côté restait clos sur son profond silence.

Quelque chose avait dû se passer. Quelque chose de…

Oh, ce silence !

L’angoisse me donnait un vertige continu. Ce grand silence, cette immobilité d’à côté de moi, c’était tout simplement horrible. Bien plus insupportable que jamais ne l’avait été le raffut de l’abominable télévision.

Ce silence aussi figé que la glace. Aussi vaste que le néant. J’avais l’impression que j’allais y glisser moi-même, disparaître en lui comme il y avait disparu lui-même.

J’avais tout à fait cessé d’étudier, je ne me rendais plus ni en cours ni dans ces bibliothèques que j’avais hantées. Incapable de sortir, je restais dans ma chambre, allongée, à écouter ma petite radio, dont le son, bien que de plus en plus fort, ne m’accompagnait jamais vers le sommeil, mais vers l’angoisse dévorante d’une nouvelle et perpétuelle insomnie.

De toutes mes forces j’aurais voulu qu’IL revienne. Qu’ELLE soit de nouveau là, bavarde et insupportable, emplissant ma cervelle de ses diatribes absurdes et de ses chansons écoeurantes. Que je puisse de nouveau le maudire et le fuir. Que de nouveau il emplisse ma vie, lui vivant, de son vacarme d’homme-télévision.

Mais il n’est jamais revenu.

Un jour, enfin, cela faisait peut-être un mois que…

… un jour, j’ai entendu qu’on remuait des meubles à côté. Je suis sortie sur le palier, le coeur battant. Par la porte entrouverte, j’ai aperçu l’appartement vide. Les murs étaient recouverts du même papier à fleurs fané que celui de mon propre logement.

J’ai entendu des voix se rapprocher, j’ai pris la fuite, je ne sais pas pourquoi. Ils auraient su, eux, pourtant, ils n’auraient pas pu me refuser une explication. Mais j’étais, je vous l’ai déjà dit, si timide, et puis… et puis, peut-être n’avais-je pas vraiment envie de savoir.

Une voix de femme, une voix d’homme paraissaient se disputer, en parlant de quelqu’un qu’ils appelaient « papa ». Une autre voix, plus grave, annonçait un prix qui ne semblait pas leur convenir, et refusait d’en démordre. Puis ils ont semblé accepter. La porte a claqué, la clé a claqué une dernière fois dans la serrure, des pas pesants ont descendu l’escalier, lentement. A travers le rideau de ma chambre, j’ai vu l’homme et la femme monter dans un taxi. J’ai remarqué cette petite valise noire, ventrue et déformée que la femme tenait d’une main. Je me suis souvenue que, chez nous, au garage, il y en avait une, presque semblable, aussi noire, aussi ventrue et aussi déformée, une petite valise de Skaï au fermoir rouillé toute recouverte de poussière et d’une moisissure bizarre, jetée dans un coin sombre à araignées, et qui venait de « Saint-Maur », comme on disait sans préciser davantage.

Le chauffeur a jeté sans égards la petite valise noire dans le coffre. L’homme et la femme, sont montés à l’intérieur du véhicule, paraissant toujours se disputer. Le taxi a démarré, il a pris la direction de la gare.

Alors j’ai tourné les yeux, de l’autre côté de la rue, vers la camionnette fatiguée du brocanteur. Il avait déjà fini de la remplir et un vieux téléviseur à cadre de bois roux vernis me regardait maintenant, penché, par la lunette arrière.

Je l’ai aussitôt reconnu.

La camionnette a démarré en tressautant et en fumant.

Le téléviseur s’est un peu affaissé contre la vitre, son large visage gris s’est empli d’une sorte de buée triste.

Lentement, j’ai tiré le rideau, et, soudain, très vite, traçant dans l’air, de ma bouche au ciel sombre, un ample geste de la main, pour qu’il me voie bien, je l’ai embrassé.

Il m’a semblé que sa face embuée s’éclairait d’un sourire doux.

Et la camionnette a disparu, pour toujours, dans le virage du bout de la rue.

.

.

 

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14 commentaires pour Un téléviseur

  1. Aloysia dit :

    Carole, comme toujours ton récit me laisse sans voix… L’originalité du sujet déjà frappe en même temps que le sentiment de l’avoir soi-même totalement vécu ; puis ce passage imperceptible vers un renversement de situation, si magistralement exprimé que je me suis rappelé ce film de Polanski qui m’avait terrifiée : « Le locataire » ! Enfin le transfert de l’image humaine sur l’appareil de télévision définitivement personnalisé… Et je ne parle pas de ta méditation sur le « Silence », qui est le point fondamental et qui résonne en moi comme en tout individu j’en suis certaine ! Car le Silence, j’en sais qqchose, est le terreau de notre vie profonde, ce qui nous anime tous, et nous avons donc besoin de « notre Silence » qui est notre identité : sauf qu’étant vivants; nous voulons un silence « habité », habité de nos goûts, de nos habitudes, de nos projections. Etant orientés vers le monde extérieur, nous ne pouvons le supporter qu’agrémenté de jolis sons rassurants. Tandis que le vrai Silence, le Silence profond, celui que rien n’anime, il nous terrifie. Tant que nous n’aurons pas exploré nos profondeurs intimes nous ne pourrons savoir de quoi il est constitué et l’associerons à la mort… alors qu’il n’est que l’effacement d’une page pour la rendre éclatante de virginité.et de promesses créatives.
    Encore bravo Carole.

  2. almanito dit :

    Peut-être que le silence t’effrayait parce que tu étais jeune, je suis assez d’accord avec le commentaire précédent, peut-être aussi n’était-ce pas le vacarme incessant de la télévision qui te manquait par la suite, mais la simple présence humaine de ce pauvre homme.
    Vivant dans un quartier très bruyant, à un point que parfois j’en pleure de fatigue, je suis toujours étonnée que certains, lorsque par miracle le silence s’installe un moment, ouvrent leur radio ou leur télé au lieu de profiter de cet intermède précieux, vital. A croire que les gens ne se supportent pas eux-mêmes, que cette impression de vide comparable à la solitude les accable, alors que le silence est une occasion de se ressourcer…ou même de pouvoir -enfin! – dormir.

  3. jill bill dit :

    Il y a dans la vie des choses qui exaspèrent, celles des autres, et un beau jour curieusement elles manquent ces choses… Ce vieux bonhomme était un solitaire qui avait épousé sa télé en somme, combien de gens ainsi, ma foi, plein… merciiiiiiiiiii !

  4. Livia dit :

    Et dire qu’il y a des tas de « téléviseurs », qui braillent, avec devant des gens déshumanisés, qui avalent sans tri les salades qu’ils moulinent.
    Là où j’habitais avant, il y avait en dessous de mon appartement une vieille femme sourde, méchante et sale qui faisait exactement comme ton voisin, brailler sa télé jusqu’à extinction des programmes et la rallumait dès le début de ces imbéciles programmes. Nous avons tout essayé mon mari et moi,peine perdue! La télé hurlait si fort que la vaisselle dans le buffet tintait…
    Et puis, un jour, une ambulance est arrivée et on l’a embarquée. Elle n’est jamais revenue!
    Je ne dirai pas que nous avons été « heureux », mais soulagés oui!
    Seulement voilà, deux autres vieilles l’ont remplacées et la télé a recommencé…moins fort, mais nous étions si énervés qu’un jour mon mari (lui pourtant si calme d’habitude) est descendu et les a menacées d’appeler la police, que cela pouvait leur couter 200 francs de pénalités, etc… nous avons été après cela à couteaux tirés et nous ne disions plus bonjour devant les boîtes aux lettres…
    Et puis, mon mari a fait une attaque, et nous avons déménagé, laissant les deux vieilles dans l’immeuble embêter les autres occupants, je ne sais ce qu’elles ont devenues, mortes sans doute, elles étaient bien âgées!
    La télé est un instrument de torture pour certains!

  5. Dalva dit :

    J’ai été complètement plongée dans ce récit.

  6. Dalva dit :

    Bon, je ne suis pas très douée pour le commentaire de texte, je sais…
    Mais je peux juste te dire bravo.

  7. gadgio dit :

    Merci pour ce partage de votre vie d’étudiante .. timide!
    J’ai aimé vous imaginer !

  8. Géhèm dit :

    Et voilà un syndrome de plus ; celui du téléviseur. Merci Carole !
    Ton talent mérite qu’on lui associe celui de Chollet-Buisson.

  9. mansfield dit :

    Le silence et son contraire, le bruit incessant. Je crois préférer le premier mais le silence peut-être assourdissant! Alors vivre parmi les hommes, une quête perpétuelle de la liberté? Celle qui commence là ou celle de l’autre finit!

  10. Quichottine dit :

    Je ne sais qu’ajouter…
    C’est un texte terrible… mais si conforme à des réalités qu’on refuse parfois de voir.
    J’ai aimé te lire, voir ce voisin trop bruyant devenir peu à peu plus humain… jusqu’au dénouement auquel je m’attendais mais qui m’a émue profondément…
    Merci pour tout, Carole.

  11. N’y a-t-il pas toujours quelque part quelqu’un ou quelque chose qui nous gêne, fût-il chien ou téléviseur ??

    Vivre seul au fond d’un bois est-il envisageable ?
    Je crains malheureusement que non !

    • carole dit :

      Oui, et la jeune narratrice (non, ce n’est pas moi !) finit par s’en apercevoir. Le bruit, c’est l’autre, et c’est la vie. Et le goût pour le bruit exprime le besoin de l’autre, lorsqu’il fait défaut. Tandis que le silence nous confronte à nous-même, mais aussi à la mort. Bruit et silence, ce sont deux « pôles » dans notre humanité.

  12. polly dit :

    Percutant. L’ambiance rendue est absolument abominable et je l’ai ressentie d’autant plus pour avoir subi ce genre de viol auditif qui rend dingue. Je me suis sentie aspirée par ton texte, corporellement.
    Quel talent!

  13. Hélène *** dit :

    Et j’imagine, un nouveau voisin, une nouvelle voisine, épuisée par les lamentations d’une petite radio criant sur fond de friture toutes sortes inepties. Une petite radio qui aurait avalé la jeune étudiante timide.
    Très très beau texte Carole. Quel plaisir! Merci*

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