Le placard

Un courant d’air, probablement. Certainement. Un simple courant d’air. Cela arrive, les courants d’air. Même dans les couloirs sans fenêtre, cela peut arriver… à la faveur de certaines circonstances, certes assez rares, mais tout à fait envisageables, un courant d’air peut se produire à des endroits où le vent ne semble pas devoir s’introduire.

Bref, ce n’était qu’un de ces petits accidents de la vie quotidienne qu’il faut bien accepter.  Un accident… tout au plus un incident. Qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques, il est vrai.

Car la porte, brutalement, s’était refermée sur lui. 

C’était, heureusement, un très vaste placard. Heureusement, ou malheureusement, car s’il n’avait pas été aussi vaste, il n’aurait bien entendu pas été amené à y entrer tout entier, il se serait contenté de se pencher par l’embrasure et de tendre la main, pour attraper sur une étagère le dossier qu’il cherchait, la porte n’aurait pas pu se refermer ainsi derrière lui, et rien de ce qui était arrivé n’aurait pu arriver.
Mais à vrai dire ce placard, c’était plutôt un cagibi. Un très vaste placard, ou un petit cagibi, on pouvait hésiter sur la dénomination.

Toujours est-il qu’il était entré sans méfiance dans le placard-cagibi, qu’il y avait introduit tout entier son corps voûté, que même il s’était avancé de deux pas dans la pénombre, pour approcher de l’étagère du fond, celle des numéros 100, où devait se trouver le dossier que monsieur Aicard avait réclamé.

Le dossier 112. 

Il avait juste eu le temps de constater que le dossier 112 ne se trouvait pas à sa place, sur l’étagère du fond. Qu’il n’y avait rien, absolument rien, entre le dossier 111 et le dossier 113, qui eux, étaient impeccablement rangés entre 110 et 114, eux-mêmes impeccablement rangés entre 109 et 115… bref, que quelqu’un avait déplacé, voire égaré le dossier 112 et qu’il allait falloir entamer une longue recherche dans les archives endormies du cagibi-placard, quand la porte, brusquement, s’était refermée.

Aussitôt, bien sûr, il s’était retourné, et il avait tenté d’ouvrir de l’intérieur. Mais ses doigts anxieux avaient eu beau parcourir le bois en tout sens, ils n’avaient découvert aucune poignée, aucun ressort susceptible d’être actionné. 

Si bien qu’il avait dû, peu à peu, se rendre à l’évidence, à la triste évidence. Au bout de quelques secondes il en avait déjà été tout à fait certain : le mécanisme ne pouvait pas s’ouvrir de l’intérieur. Un tel cas, semblait-il, n’avait pas été prévu par l’artisan qui avait posé la porte, il y avait de cela… combien d’années ? – Ah, trente-huit ans, forcément, exactement, il s’en souvenait parfaitement, c’était juste à ses débuts, quand l’entreprise avait connu cette expansion qui lui avait permis d’embaucher de nouvelles recrues, qu’on avait décidé d’adjoindre aux bureaux ce grand placard – enfin, ce petit cagibi, logé au fond du couloir K, afin d’y stocker les dossiers qui commençaient à s’accumuler.

Un homme sympathique, cet artisan, aimable et souriant, qui sifflotait en travaillant… il se souvenait encore de son bon visage moustachu… mais un étourdi, tout de même, un impardonnable étourdi, car un professionnel doit prévoir tous les cas de figure, tous. Et, par exemple, la possibilité qu’une porte de placard ou de cagibi se referme, à la faveur d’un coup de vent, ou de tout autre incident regrettable et imprévisible, sur l’employé qui, ayant été obligé d’y entrer tout entier pour atteindre les étagères du fond, ne pourrait plus en ressortir par ses propres moyens si la porte n’était pas dotée, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’un mécanisme permettant d’en actionner l’ouverture. Un cas exceptionnel, évidemment, puisqu’il ne s’était encore jamais présenté… sans doute, sans doute, mais les cas exceptionnels ne sont-ils pas, justement parce qu’ils sont exceptionnels, ceux que l’on doit prévoir avec le plus de soin, car, faute de recul et d’expérience on en mesure mal les implications ? Question de sécurité… et la sécurité, avait coutume de répéter M. Aicard, ne pouvait être considérée comme parfaitement assurée tant qu’on n’avait pas envisagé tous les cas de figure, tous les accidents, tous, même les plus inimaginables, ainsi que les correctifs ou les palliatifs permettant, sinon de les éviter entièrement, du moins d’en limiter les funestes conséquences.

N’était-il pas étrange, d’ailleurs, en y réfléchissant, que M. Aicard, si soucieux de sécurité, n’ait pas envisagé, depuis tant d’années maintenant qu’il était en charge du service, le cas de cette porte de placard-cagibi, au fond du couloir K, démunie de tout mécanisme permettant de s’en extraire de l’intérieur, au cas où un hasard extraordinaire aurait conduit l’un de ses employés – ou lui-même, pourquoi pas ? – à s’y retrouver enfermé ? Et dans le noir le plus complet ! Car l’éclairage, lui non plus – c’était insensé de constater aujourd’hui à quel point l’aimable moustachu avait été négligent –, ne pouvait pas être enclenché de l’intérieur.

Constatant, donc, la difficulté de sa situation, il avait fait de son mieux pour échapper à la panique, et il avait tenté, aussi calmement, aussi méthodiquement que possible, de découvrir un moyen d’ouvrir la porte en se passant du mécanisme malheureusement absent. Pendant de longues secondes ses doigts avaient tâtonné, essayant d’agripper un quelconque crochet, une fente où passer un crayon, un gond à soulever. En vain. Les gonds étaient de ce modèle supérieur qu’on ne peut retirer des charnières sans un outil spécial, le bois lissse et épais, n’offrait aucune prise, et la fente minuscule, sous la porte, qui laissait passer un imperceptible rai de lumière, était si mince qu’on n’aurait pu même y glisser une feuille de papier à cigarettes. Il n’avait d’ailleurs sur lui, n’étant pas fumeur – Dieu merci ! – pas la moindre feuille de papier à cigarettes.

Alors, laissant de côté son habituelle discrétion, il s’était résolu à cogner sur le bois de la porte, et à appeler au secours. Doucement d’abord, car il ne se souciait pas de faire savoir à tous les bureaux qui entouraient le couloir K qu’il avait eu la maladresse de se laisser enfermer dans le cagibi-placard. Puis, personne ne venant, aussi fort qu’il avait pu.

Mais le courant d’air qui avait fait claquer la porte du placard avait dû aussi faire claquer la porte d’accès du couloir K, car nul n’avait rien entendu. Et nul n’était venu à son secours.

Naturellement, il avait cherché à tâtons, sur les murs et derrière les dossiers, partout, un interrupteur, pour tâcher d’y voir clair et de retrouver, au moins, le dossier 112 qu’il était venu chercher, afin de ne pas perdre son temps de salarié à l’horaire minuté, dans ce local où manifestement il allait devoir séjourner quelques minutes, voire quelques dizaines de minutes de plus que ce que monsieur Aicard avait pu imaginer. 
Mais il n’y avait nulle part, absolument nulle part, d’interrupteur, et il avait dû attendre dans la profonde obscurité que seule égayait, mince rayon d’espoir, la minuscule fente, sous la porte, où vacillait, presque invisible, la lointaine lumière des bureaux où on continuait à s’affairer.

Heureusement, il était un homme patient. Attendre dans l’obscurité quelques minutes, ou même une demi-heure, voire une heure entière, dans une vie humaine, c’était si peu de chose. Enfant, à l’école primaire, il avait connu le petit local sombre où l’on rangeait balais et serpillière, et où l’institutrice enfermait quelquefois les enfants turbulents. Une fois – c’était par erreur, évidemment, car il avait toujours été un élève modèle – une fois, un chenapan l’ayant accusé de son propre méfait, il s’était retrouvé là, pauvre innocent, pendant près d’une heure, mais il avait fait front… Oui, s’il avait pleuré, ce n’avait été qu’à cause de l’injustice subie, pas par manque de courage… Il n’était pas de ceux qui ont peur du noir, des malheureux qui souffrent de claustrophobie, et ses longues années dans l’entreprise l’avaient doté d’une patience à toute épreuve. Il attendrait, s’était-il dit, puisqu’il le fallait, il attendrait le temps qu’il faudrait. Bien entendu, il en restait conscient, il ne pouvait être question de le payer une heure entière à ne rien faire, mais il trouverait par le suite le moyen de rattraper le temps ainsi gaspillé. Bien que cette oisiveté ne fût pas de son fait, il savait que l’entreprise ne pouvait se permettre de tels gaspillages, et c’était volontiers, très volontiers, qu’il récupèrerait…

De toute façon, il en était certain, monsieur Aicard allait s’impatienter. Monsieur Aicard était un homme irascible, qui détestait voir ses employés flâner. Il se fâcherait nécessairement de cette absence prolongée, il enverrait quelqu’un. La petite Aline, par exemple, qui effectuait un stage dans l’entreprise depuis seulement deux jours, et qui ne demandait qu’à bien faire, dans l’espoir d’une improbable titularisation. Ou bien le jeune Lemaire, qui avait de si grandes jambes et qui était toujours si impatient de se lever. Ou bien même monsieur Aicard viendrait en personne, tant il serait irrité, vérifier ce que devenait le dossier 112. Il était impossible qu’il en fût autrement. On n’envoie pas un vieil employé chercher au bout du couloir K, dans le cagibi-placard du fond, un dossier important, sans se demander pourquoi, au bout d’un temps déjà significatif, et malgré le zèle dont sa vie durant il a fait preuve sans se lasser, il ne revient pas.

Mais ni la petite Aline, ni le jeune Lemaire, ni même monsieur Aicard n’étaient venus le délivrer. Personne n’était venu. 

En désespoir de cause il avait fini par s’asseoir sur le plancher, le dos appuyé contre les étagères. Ce n’était pas très confortable, et le sol était si incroyablement poussiéreux qu’il avait éternué plusieurs fois – certes, ce n’était pas Mme Marty, la femme de ménage, qui le délivrerait, en en juger par l’épaisseur de la poussière, dénonçant sans équivoque le petit nombre des visites qu’elle avait réservées au placard-cagibi pendant les deux dernières décennies – mais il souffrait des pieds – hélas, ce sont des maux qu’il faut bien endurer, passé un certain âge – et ses articulations raidies commençaient à le tourmenter.

Ainsi installé, et nonobstant la poussière épaisse et les éternuements intempestifs, il s’était résolu à prendre patience. A intervalles réguliers – il avait, aussitôt assis, décidé de compter les secondes et de compter les minutes, pour s’occuper l’esprit et ne pas perdre, dans l’obscurité, la conscience exacte du temps – ce temps minuté des salariés dont, quoi qu’il arrivât, il devrait compte à l’entreprise – à intervalles réguliers, donc, il battait du tambour sur la porte, dix coups puissants, scandés de cinq appels sonores qui rebondissaient contre les parois en soulevant la poussière :

« Au secours, au secours, ouvrez, ouvrez-moi, je suis là ! ». 

Qu’un employé consciencieux en fût réduit à passer plus d’une heure assis sur le sol poussiéreux d’un placard-cagibi, sans que personne ne s’inquiétât de rien, certes, cela dépassait l’entendement, mais il saurait attendre, il pouvait tout à fait à attendre, même une matinée entière, avait-il pensé en comptant les secondes, les minutes, et les coups de poings sur la porte. 

Du reste, à la pause de midi, on viendrait forcément le délivrer, il n’y avait plus bien longtemps à patienter A la pause de midi, on s’apercevrait nécessairement qu’il n’était pas, comme d’habitude, assis à sa place au restaurant de l’entreprise. Agnès, la serveuse, qui était si bavarde et prévenante, Agnès, la rousse et ronde Agnès, s’étonnerait, elle demanderait à tout le monde : « Monsieur Rejean n’est pas là aujourd’hui ? est-ce qu’il est malade ? » Et les autres, soudain, s’apercevraient de son absence, réfléchiraient qu’ils l’avaient vu le matin accrocher son pardessus à la patère de l’entrée, s’installer à son bureau, se lever pour se rendre dans le bureau du directeur, en ressortir en hâte en direction du couloir K…  puis… puis qu’il avait disparu, complètement disparu… depuis… depuis… depuis… eh bien, justement, depuis qu’il était allé chercher dans le cagibi-placard, au fond du couloir K, le dossier 112 ! A la table des chefs, monsieur Aicard entendrait leurs exclamations, il se retournerait, comprendrait, donnerait aussitôt l’ordre à quelqu’un de retourner dans les locaux de l’entreprise, d’aller voir jusqu’au fond du couloir K, de vérifier enfin ce qui se passait, du côté du placard-cagibi.

Pendant quelques minutes, tous s’inquiéteraient, tous parleraient de lui, avec cette sorte d’effroi mêlé de joie, cette délectation particulière à ceux qui imaginent autrui en proie à tous les malheurs qu’ils redoutent pour eux-mêmes. On évoquerait avec détails les crises cardiaques, les ruptures d’anévrisme, les chutes et les AVC,  les accès de folie et les désirs soudains de disparition, tous les sinistres accidents qui menacent les employés zélés, passés un certain âge.

Bientôt le messager reviendrait, avec un monsieur Rejean en pleine forme mais tout couvert de poussière.

Comme on rirait alors : « Quelle histoire ! cette porte qui s’est claquée, au fond du couloir K qui n’a pas de fenêtre, si on avait pu supposer… quelle frousse vous avez dû avoir, là-dedans, monsieur Rejean ! Et quelle poussière, nom d’un chien, il faudra que Mme Marty aille s’enfermer elle-même là-dedans avec un aspirateur ! »

Et lui, le pauvre monsieur Rejean, rirait avec les autres, heureux d’être le centre d’une conversation, heureux que la poussière du placard ait, pour quelques moments, donné couleur et consistance à son habituelle transparence.

M. Aicard se fâcherait, réclamerait le silence, et, s’irritant au fond de sa propre défaillance plutôt que de cet accès d’hilarité dans son service, prendrait aussitôt la décision de faire venir un menuisier, pour améliorer la sécurité manifestement défaillante au fond du couloir K, et, malgré l’aimable intercession de M. Rejean qui, soulagé d’avoir été délivré et fort du petit succès théâtral que lui aurait valu sa mésaventure, pencherait pour l’indulgence, il serait si courroucé qu’il convoquerait l’après-midi même et hors de ses heures de service la pauvre Mme Marty, pour lui passer dans son bureau le savon qu’elle avait oublié de répandre sur le sol du cagibi-placard.

Mais, à la pause de midi, il avait eu beau tendre l’oreille et tambouriner à intervalles plus rapprochés, personne, personne n’était venu.

Ils ne s’apercevaient donc de rien, là-bas ? Comment, comment était-ce possible ? On l’avait déjà oublié, effacé ? Même Agnès, la rousse Agnès si bavarde et si bonne ? 

Alors un vrai désespoir l’avait saisi. Il s’était redressé sur ses jambes engourdies et il avait cogné de toutes ses forces, partout, sur le bois de la porte, sur les panneaux des murs et sur les panneaux du plafond, sur les dossiers et sur les étagères, non plus pour se faire entendre, mais pour tout démolir, tout démolir ! – lui, un employé qui avait toujours été si respectueux du matériel ! A grands coups d’épaules, de pied, puis de tomes des Archives reliées, il avait tenté d’enfoncer la porte, de vaincre de tout son corps et de toute sa colère l’obstacle infranchissable.

Mais le moustachu souriant qui avait monté le placard n’avait lésiné ni sur l’épaisseur du bois ni sur la qualité des clous. Pas une fissure, pas une faiblesse. L’ensemble était solide. Oh, solide. Si solide qu’il s’y était brisé les épaules et les poings… ses omoplates, ses doigts, ses ongles, son corps entier était maintenant tout meurtri et saignant. Epuisé, il s’était rassis, et il était resté là, immobile et prostré, des heures entières dont il ne songeait plus à compter ni les minutes, ni les secondes.

Enfin, quand la fente minuscule sous la porte n’avait plus laissé filtrer nulle lumière, il avait su que c’était le soir. Qu’était venue cette heure, longtemps après le départ des employés subalternes, où même les cadres, même le petit personnel de ménage, où tout le monde a quitté les lieux, et où les lumières se sont éteintes, à toutes les fenêtres de la grande tour transparente de l’entreprise que la nuit engloutit comme un navire sans matelots.

Et il s’était mis à sangloter comme un enfant, de fatigue, de faim, de terreur, d’asphyxie, comme la petite Brouard qu’on avait oublié de délivrer, un soir, du cagibi de l’école, lorsqu’il avait compris qu’on allait le laisser là, enfermé, toute la nuit, pour toujours peut-être, à agoniser dans la poussière et l’obscurité.

C’est alors que le miracle s’était produit. Un rai de lumière vive avait filtré soudain sous la fente étroite, et la porte, aussi brusquement qu’elle s’était refermée le matin, s’était ouverte en grand, dans un long grincement ironique.

Stupéfait, hagard et engourdi, il était sorti en chancelant dans le couloir fortement éclairé.

Il n’y avait personne derrière la porte, personne dans le couloir K, personne dans les bureaux déserts. Personne derrière quelque porte que ce soit, personne dans le local des toilettes, personne dans l’ascenseur ou dans les escaliers, personne, absolument personne, nulle part.

Il avait rejoint, effaré, son poste de travail… Ses affaires étaient toujours là, intactes et bien rangées, comme il les avait laissées le matin. Son crayon de bois bien taillé, son agenda relié cuir ouvert à la page du 9 avril. Même ce grand diable d’ordinateur, dont il ne s’était jamais habitué à se servir, était resté fidèlement ouvert sur le texte d’un appel d’offres dont il n’avait pu achever la rédaction.

Seul un petit morceau de papier jaune – ce genre de papier adhésif ridiculement voyant qu’on appelle aujourd’hui  « post’it » – avait été collé sur l’écran :

« Demain matin au plus tôt m’apporter sans faute le dossier 112. » C’était signé Aicard. L’écriture était rageusement penchée, et le trait de stylo qui soulignait les mots « sans faute » avait griffé le papier. 

Il s’assit. Contempla le post’it. Un simple morceau de papier jaune, nonchalant comme un papillon de printemps sur l’aride appel d’offres, et pourtant tout chargé de tempêtes.

Il détacha le papillon jaune, le lut plusieurs fois comme s’il contenait une énigme à déchiffrer.

« Demain matin… sans faute…  »
Pourquoi M. Aicard avait-il souligné « sans faute » ? Avait-il voulu lui signifier que ses fautes, en ce jour funeste, s’étaient dramatiquement accumulées, et qu’il allait avoir à rattraper, désormais ?

Il se sentait très las… Le dossier 112… oui, au plus vite, il le chercherait, mais en attendant, puisque M. Aicard ne semblait pas l’exiger avant le lendemain matin, il allait rentrer chez lui, se reposer, se remettre des émotions de sa journée, réfléchir à la tâche qui l’attendait, réfléchir…

Il prit son pardessus à la patère de l’entrée, éteignit la lumière derrière lui, évita l’ascenseur, descendit prudemment, se retournant sans cesse, l’escalier mal éclairé par la petite ampoule qu’avait déclenché le détecteur de présence, et songea qu’après son départ la tour entière allait s’éteindre et sombrer dans la nuit.

Le vigile posté devant la porte d’entrée lui ouvrit, l’air surpris. C’était un homme qu’il ne connaissait pas, un employé de cette société prestataire qui envoyait chaque nuit un personne différente recrutée en intérim, néanmoins, il le salua poliment, aussi poliment qu’il était possible, dans son état d’émotion et d’angoisse. L’autre lui rendit son salut, mais non pas avec le respect mêlé d’admiration qu’on doit à un vieil employé zélé qui reste bien après les autres, à ces heures avancées de la nuit où les heures supplémentaires ne sont plus comptabilisées. Non, l’autre avait bougonné son bonsoir en tapotant du doigt, alternativement, sur sa montre et son front, l’air de dire qu’il ne fallait pas exagérer, qu’il fallait être fou pour ne pas comprendre, enfin pour… Oui, pourquoi ? Qu’est-ce qu’il voulait dire, l’autre ? Mais peu importait l’avis de cet intérimaire précaire, il savait et saurait toujours où était son devoir, et ne regrettait pas d’avoir été poli. Question de dignité.

Et, tandis qu’il s’éloignait dans la rue silencieuse, laissant loin derrière lui sa rancoeur, il avait commencé à songer à sa tâche du lendemain, à la façon dont, tôt le matin, une fois entré dans le placard-cagibi, il se hâterait vers l’étagère du devant, puis se redresserait, très vite, afin d’attraper les premiers dossiers, avec lesquels il bloquerait aussitôt la porte. A la fouille minutieuse qu’il opèrerait ensuite, en commençant par l’étagère du fond où il aurait dû se trouver, vidant et inspectant chaque coin et recoin, pour retrouver sans faute le dossier 112. Ou alors – ce serait préférable, au fond – il aurait, dès l’ouverture de la porte, pris soin de la bloquer avec un de ces patins qu’on glisse sous les meubles afin de les caler sur les sols inégaux, et dont il croyait posséder dans un tiroir de sa cuisine un exemplaire dont il se munirait. C’était sans doute plus sûr, oui, ce serait plus sûr de bloquer la porte dès son ouverture, il ne fallait courir aucun risque. Question de sécurité…

Un petit vent frais soufflait sur ses épaules. La nuit était déjà très avancée. Il frissonna. Ses épaules voûtées se crispaient et se repliaient douloureusement, avec un craquement de vieil arbre, sous l’effet du froid. Et ses pieds, ses pieds usés qui n’avançaient plus qu’à grand peine, semblaient glisser dangereusement sous ses pas comme des feuilles mortes…

Donc, il procèderait ainsi, et ensuite…

Le vent décidément forcissait. Il entendit un volet cogner au-dessus de lui. Dans un sursaut il glissa sur les feuilles du trottoir, parvint de justesse à ne pas tomber… Les gens décidément ne pensaient à rien, il faut attacher les volets, quand le vent souffle, et il faut balayer les trottoirs, pour empêcherles chutes. Question de sécurité…

Mais où en était-il ? ensuite…

Ensuite ?

Il eut envie de rire. C’était si drôle. Ils croyaient tous l’impressionner, mais lui, il savait tout, il avait déjà tout prévu, tout…

Bien sûr qu’il le savait déjà, qu’il l’avait toujours su, qu’il aurait beau se dépêcher, attraper les dossiers aussitôt entré et les jeter à terre, coincer sa veste dans l’embrasure, bloquer les gonds de la porte avec le patin du tiroir de la cuisine qu’il pouvait tout à fait dissimuler dans une poche de son pantalon, ou imaginer n’importe quel autre subterfuge,

cela ne suffirait pas à empêcher la porte de claquer de nouveau,

que rien ne pourrait empêcher cette porte de se refermer sur lui en claquant,

puisque tous, tous, ils seraient là, dans les bureaux, au bout du couloir K, à souffler de toutes leurs forces le vent glacé de leurs commérages et de leur mépris.

Elle claquerait, cette porte, encore et encore, elle se refermerait sur lui sans qu’il pût l’empêcher.

Mais, il prendrait la précaution de s’équiper, cette fois, d’une lampe de poche, une lampe qu’il fixerait sur son front pour qu’elle ne tombe pas lorsque la porte se fermerait d’un coup – une lampe qu’il coincerait par exemple avec de la ficelle dans la visière de cette vieille casquette qu’il n’avait pas jetée, et qui devait se trouver quelque part dans la penderie de la chambre – , afin de commencer au plus vite ses investigations, dans le cagibi-placard où on l’avait relégué… Il avait tout prévu, tout…

Car le dossier 112, il le savait, il le savait déjà, il lui en faudrait, des heures, des jours, des  semaines et des mois de recherche, de preuves et de contre-preuves, d’indices et de vérifications, de soupçons et d’évidences, pour découvrir avec la plus absolue, la plus insoutenable, la plus incontestable certitude, qu’il n’existait pas,

ou du moins qu’il ne s’était jamais trouvé dans ce placard-cagibi du fond du couloir K,

où son corps fatigué allait désormais se recouvrir, lentement, jusqu’à l’asphyxie finale, de toute la poussière accumulée

de ses trente-huit années de bons services.

 

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10 commentaires pour Le placard

  1. almanito dit :

    Le placard est à la personne en fin de carrière ce que la poubelle est à l’objet obsolète. Une société déshumanisée où il faut être beau et jeune pour avoir le droit de respirer…
    Ton récit est poignant, je retenais mon souffle en te lisant!

  2. Francis dit :

    Dans ton couloir-cocotier, l’angoisse monte à te lire et les images se bousculent. Derrière les dossiers, les murs sont-ils faits d’ossements de catacombes ? Drôle de caisse-cercueil de retraite !
    Merci pour ce fort bon moment

    • carole dit :

      J’aime beaucoup cette idée de murs-catacombes, mais je ne suis pas allée aussi loin. Rien que poussière accumulée et silence obstiné.
      Le « placard », hélas, est, pour beaucoup, la dernière station avant le terminus Néant.

    • carole dit :

      Merci, Cardamone. J’apprécie toujours beaucoup tes visites, tu le sais. A bientôt peut-être ?

      • Bruidelo dit :

        Oui! Je m’agace de ne pas réussir à venir plus régulièrement, j’aime beaucoup te lire… mais c’est drôle quand même que ce soit quand apparaît un jeune Lemaire que je trouve enfin le temps de venir ici!!! 😉

  3. La Baladine dit :

    Envoûtant, et parfaitement perturbant… Tu maîtrises les atmosphères étouffantes. Employé zélé, usé, bon à jeter. .

  4. Quichottine dit :

    C’est terrible et envoûtant.
    J’espérais qu’il serait délivré autrement… et qu’on se rendrait compte qu’il n’était pas complètement inutile.
    Mais combien malheureusement, finissent leur carrière dans un placard où plus personne ne vient les chercher ?
    Terrible constat.

  5. luciole 83 dit :

    Et bien, moi qui suis claustrophobe… j’ai eu du mal à respirer… Eprouvant ! et surtout très émouvant… Ce vieil employé zélé est bcp plus clairvoyant qu’il ne voulait se l’avouer… mais épreuves et chemin faisant, il lui a fallu se rendre à l’évidence… C’est si difficile, parfois, d’ouvrir les yeux sur l’angoissante réalité !
    Que dire de la coupable complicité obséquieuse des autres employés qui ne pipent mot et font semblant de ne s’apercevoir de rien !!!
    Ton récit si superbement conté m’a touchée violemment car je l’ai vécu de près avec plusieurs personnes de ma famille… qui ne s’en sont pas remises !
    Bravo !
    Bises

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