L’osier de saint Bouchard

« Voici qu’il me revient à l’esprit la vieille légende que, tout petit, mon grand-père aimait à me raconter, lorsque je l’accompagnais à son four à chaux situé de l’autre côté de la vallée : saint Bouchard habitait Chery ou Schy dans un bois, et chaque jour il venait puiser l’eau à cette fontaine, dans une corbeille d’osier… »
Henri Tricault, Histoire de Selommes, 1934,
édité par Pierre Mignaval en octobre 2016

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Quand le vieux saint Bouchard vivait encore à Selommes, mon village, il se fit faire un jour un panier d’osier. Un grand et beau panier à larges mailles qu’il voulait avoir pour puiser, disait-il, de l’eau à sa fontaine.

Pour puiser, disait-il, toute l’eau du grand ciel, au flanc de la colline verte d’où jaillissait sa source, comme une humble couleuvre habillée de reflets.

Dans ce pays de sources il avait en effet fait jaillir comme un autre sa fontaine, notre vieux saint Bouchard. Une fontaine pure, semée de cresson, d’écrevisses et de têtards bleus, murmurant dans sa mousse des mots qu’on ne comprenait pas.

— Un panier en osier pour y prend’de d’l’iau ? le pè’ Bouchard, l’est-y don dev’nu maboul ?

— Non, c’est qu’y veut à la fin nous faire vouër un miraqu’, not’saint !

Il y avait longtemps, en effet, bien longtemps, qu’on attendait au village un miracle du saint, qui s’était contenté jusque-là, après avoir fondé sa source, de mener dans son bois de Chery une vie de bonhomme, gardant ses chèvres et en passant le lait dans des linges d’enfants pour faire des fromages minuscules.

Longtemps, si longtemps, on avait attendu, qu’on n’y croyait plus guère, à ses miracles, et qu’on avait fini par le traiter comme un vieux sans soutane, au village, et par l’appeler père Bouchard.

Mais l’idée d’un miracle possible réveilla la foi dans les coeurs endormis de méfiance. Les dévotes s’activèrent et firent fabriquer à Blois, peut-être même à Tours, un panier comme on en n’avait jamais vu, de fin osier doré tressé comme une dentelle, vraie corbeille de mariée que le saint n’aurait plus qu’à remplir d’eau bénite, de perles de sermons, et de divins miracles.

On vint apporter le panier un matin, en procession, avant de partir aux champs, à la pointe du jour, à cette heure encore trouble où l’aube essuie ses yeux ensommeillés avec son mouchoir rose.

Les hommes se massèrent sur le rivage étroit du ruisselet, pour voir comment s’y prendrait le vieux saint, qu’on avait surpris dans ses ablutions. Les femmes s’agenouillèrent un peu plus haut, avec les vieux et les enfants, au rond de la colline, pour adorer d’avance la merveille à venir.

Le grand saint remercia l’assemblée, prit le panier, et se pencha sur l’eau. Dans le profond silence on entendit très bien ses deux genoux craquer lorsqu’il s’accroupit tout au bord.

Mais vaillamment il inclina son dos voûté, et trempa son panier. Il attendit quelques instants. Puis il le remonta lentement, comme s’il avait été lourd d’un trésor. Oh, ce ne fut pas long… Toute l’eau s’écoula entre les mailles d’osier. Il ne resta entre les mailles blondes qu’un gros têtard pattu comme une vraie grenouille, et quelques feuilles de cresson qui luisaient au soleil.

Le vieux Bouchard regarda son cresson, contempla son têtard, leur sourit à tous deux, et les replongea doucement dans l’eau roussie d’aurore.

Le têtard reprit sa danse de grenouillot, le cresson s’en alla vers le Loir, et de là vers le Loire, et de là vers la mer, jusqu’à ces gouffres raides où s’arrêtait alors le monde – et le vieux Bouchard accroupi enfonça plus profond son panier. La foule attendait en silence, retenant son souffle, les yeux fixés sur le dos voûté du vieil homme. Le panier remonta peu à peu, tout tremblotant, perdant son eau comme vache qui pisse.

Le souffle revint à tous, et tous poussèrent un grand soupir. Il n’y avait pas d’autre miracle à admirer, en effet, dans le fond du panier, qu’une jeune écrevisse transparente. Le vieux Bouchard l’admira un instant, puis la replongea dans l’eau, où elle s’en fut bien vite rejoindre ses compagnes. Il y eut dans l’assistance un grognement de déception. On aurait au moins dû la faire rougir à la marmite, sa crevis’, pour la manger à la veillée, coupée en trente-six bouts que le saint aurait bien pu un peu multiplier. Et même qu’il aurait pu en attraper une douzaine d’autres à remultiplier, pour faire bon poids…

Mais Bouchard retrempa son panier. Il n’y resta cette fois qu’une barbe d’écume irisée qu’il fit glisser dans le soleil comme une dentelle de rosée. Puis il plongea encore et encore son panier… son pied tremblant vacillait sur l’herbe, son dos chancelait de fatigue…

…et le soleil grimpait sur l’horizon comme un bon travailleur, avec sa hotte de lumière, et les spectateurs impatients commençaient à gronder, à piétiner et à douter.

« I nous f’ra don pas de miracle à c’jour cheus nous, le père Bouchard, l’est rendu, l’est trop vieux, i sait pus y faire, p’êt’ même qu’il a jamais su… Pour moué, j’nous en r’tournons aux champs de c’pas ! »

Peu à peu tous partirent. Il y a tant à faire en ce monde, n’est-ce pas, tant de travail et de peine à fournir pour arracher sa pitance à la terre, cette avare, qu’on ne peut pas rester planté sur ses deux pieds en se tournant les pouces, à attendre un miracle qui se fait trop attendre, pour honorer un petit saint que personne ne connaît et qui a pris de l’âge.

Seul un garçon du village – un gringalet maladroit qu’on appelait le Benêt, souvent même le Feignant, de ceux qui laissent fuir les bêtes et renversent les oeufs, qui ne savent que rêver et bayer aux corneilles, s’émerveillant de tout en jouant du flûtiau – resta près du vieil homme.

—Tu ne me demandes pas pourquoi je puise l’eau avec un panier d’osier ?

—Non.

—Pourquoi donc ?

—Parce que j’ai compris, dit le Benêt

—Et qu’as-tu compris, Benêt ?

—Que tu as tant travaillé à contempler le beau de la fontaine, et tout le beau de cette aube roussaude qu’y a trempée le ciel, que tu es bien fatigué, et fort assoiffé, et qu’il faut que je te puise avec mon flûtiau une ration d’eau fraîche pour te désaltérer et te rendre des forces.

—C’est tout ce que tu as compris ?

—Non. J’ai compris aussi que dans ce beau de la fontaine il y avait toute la vie des sources, et qu’un peu de cette vie pouvait servir à nourrir celle des hommes, si l’on était patient.

—C’est toi qui devrais être un saint. Donne-moi donc un peu d’eau de ta flûte ! J’ai bien soif en effet, et je me sens tout enfiévré de lassitude.

Le Benêt trempa sa flûte dans la source où flottait encore un dernier haillon d’aube, puis la tendit au saint. Le vieux Bouchard but longuement, dans une mélodie de joie modulée de rosée et orchestrée de grenouilles.

Et quand il eut bien bu, dans les algues d’écume toutes emplies d’arcs-en-ciel qui restaient accrochées à ses doigts, le saint revigoré et rajeuni tressa une douzaine de paniers diamantins, qu’il donna au Benêt, pour qu’il ait de quoi, toute sa vie et même bien après, puiser à la fontaine. Certains prétendent encore que sainte Cécile, descendue tout exprès d’un nuage où elle voyageait pour écouter le saint, tailla dans un bouquet de saules un flûtiau d’angelot qu’elle lui tendit en souriant, et qu’il offrit aussitôt au Benêt.

Quoi qu’il en soit de cette réalité qui importe bien peu aux légendes, notre Benêt sut en tirer parti. Et, se penchant à son tour pour boire au beau de la fontaine, il y trempa tant de fois ses paniers diamantins et sa flûte assoiffée, qu’il devint à la fin le plus patient pêcheur d’écrevisses, le plus habile cueilleur de cresson, le plus doux poète et le plus grand joueur de flûtiau de toute la vallée de la Houzée.

Voilà comment le Benêt du village se changea en riche homme. Voilà comment il devint le bén’aise, le ben b’nêt d’autrefois. On le respecta, et ses descendants firent bonne souche de Beauce et de Selommois. Mais il leur resta toujours au coeur, un peu de cette eau de source, de flûte et de fantaisie, qui jadis avait coulé si fraîche dans le jeune sang du Benêt bén’aise.

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Tel fut le dernier miracle accompli à Selommes par saint Bouchard, dont la trace ensuite s’égare, tournoyant dans le temps comme le cours capricieux de la Houzée. Selon certains, il continua longtemps de puiser l’eau dans son panier d’osier, en écoutant jouer le bén’aise Benêt, puis mourut en silence dans son bois plein d’oiseaux. Selon d’autres, il s’en alla bientôt après prêcher comme un jeune homme du côté de Vendôme où il bâtit son ermitage. Qui peut savoir ?

Mais en mémoire du panier d’osier, on fit sainte sa fontaine, la fontaine saint Bouchard de Selommes, dont l’aube du miracle avait teinté pour toujours les eaux pures d’une rouille moussue. Et c’est depuis ce temps qu’on y amène les malades et les vieux, pour qu’ils boivent jouvence dans l’eau ferrugineuse.

Et c’est depuis ce temps que l’on sait au village, que ceux qui perdent temps à regarder sans fin tout ce beau des fontaines où se trempe le ciel sont les bén’aises de ce monde, qui savent aussi nourrir, de patience, d’écrevisses, de cresson, de mots qui chantent et de tendre musique, les hommes de la terre.

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6 commentaires pour L’osier de saint Bouchard

  1. jill bill dit :

    Oh que c’est joli… merci Carole !!!

  2. Aloysia dit :

    Oh ! Carole, moi qui habituellement me lamente de la tristesse de ce que tu écris, là, j’ai pu rire et m’émerveiller !! Merci, Carole, c’est si beau aujourd’hui…
    Je ne savais pas que « Bouchard » était un prénom (je connaissais bien « île Bouchard », sans plus…) ni qu’il avait son saint ; et j’ai trouvé ton patois vraiment délicieux !

  3. Livia dit :

    Quelle jolie conte que celui de saint Bouchard! Je ne le connaissais pas.

  4. almanito dit :

    Benêt, ben’aise, jolie similitude de mots. Le bonheur à celui qui prend le temps d’attendre, de regarder et de révéler la beauté des choses les plus humbles. Je crois que ton saint et ton benêt étaient tous deux artistes.

  5. mansfield dit :

    Une atmosphère à la George Sand, j’adore! Allier conte et terroir un beau mélange!

  6.  » … à cette heure encore trouble où l’aube essuie ses yeux ensommeillés avec son mouchoir rose » : atmosphère géorgique !

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