Le byooki

Il y avait si longtemps qu’ils se connaissaient.

La première fois qu’ils s’étaient rencontrés… ou du moins, la première fois que monsieur Primo avait aperçu le byooki et deviné sa puissance, il était encore tout jeune, presque enfant. Cela s’était passé il y avait si longtemps, si longtemps, qu’il peinait à s’en souvenir. Il le revoyait cependant très bien, à peine terni par les années, ce drôle d’insecte qui s’était posé un soir sur la lampe, dans sa chambre d’autrefois, projetant sur les murs son ombre étrange. Il s’était penché vers la lampe pour regarder de plus près. C’était… qu’était-ce donc, au juste ? Jamais il n’avait vu un tel insecte, une sorte de mite de couleur sale, aux ailes atrophiées, presque une larve encore, dont le corps à demi transparent révélait les organes répugnants. Seuls les yeux semblaient achevés, si noirs, si intenses. Et il avait eu l’impression bizarre que l’autre le regardait. 

Alors, pris d’une peur soudaine, il s’était mis à hurler. La lampe s’était brisée. La pièce avait été soudain plongée dans l’obscurité. L’insecte avait disparu silencieusement, mêlant son ombre tourmentée aux ombres terrifiantes de la nuit. Cette nuit-là, il n’avait pas dormi.

Et la seconde fois ? La seconde fois… C’était beaucoup plus tard. Il était devenu un homme fait, dont tous enviaient l’incontestable réussite. Ce matin-là il partait en week-end, sur la côte, à bord de son nouveau cabriolet, en compagnie de cette jeune femme trop blonde dont il préférait ne plus se souvenir, bien qu’il eût à l’époque été capable de l’épouser. Soudain, la voiture, trop rapidement lancée, avait manqué un virage.

Une sorte de vertige l’avait saisi, et, aussitôt, l’autre avait été là. Une sorte de scarabée, cette fois, sombre et métallique, qui s’était collé sur ses lunettes de soleil, brouillant entièrement sa vue. La voiture, finalement, s’était fichée dans un fossé boueux. Ils étaient descendu, péniblement, certes, mais vivants, et même indemnes. La femme, sans un mot, avait sorti de son sac un petit miroir et s’était longuement remaquillée. Lui, il avait dû s’allonger à même le fossé, haletant, jusqu’à ce que son coeur retrouve le battement régulier du tambour de la vie. Le scarabée était resté posé sur ses lunettes, à le regarder intensément. Il avait été tout à fait sûr, alors, de le reconnaître.

Bien entendu, la femme l’avait quitté, peu après. Pas son genre, les hommes qui s’évanouissaient de terreur au volant pour finir au fossé.

Il lui avait fallu quelques années pour surmonter la honte et ranger dans le coin le plus obscur de sa mémoire cette pitoyable aventure. Enfin, il avait pu se croire libre. 

Mais l’autre était tenace. Il avait reparu, bien des années plus tard.

Il était devenu bien trop gros, cette fois, pour se poser sur une lampe, ou sur un verre de lunettes, et ce n’était plus du tout un insecte. C’était à cette époque où l’on parlait partout de ce condamné qui s’était échappé, et qui rôdait dans la ville, armé et résolu. Monsieur Primo était seul chez lui ce soir là, devant sa télévision, lorsqu’il avait entendu un bruit, là-haut, à l’étage, un bruit inexplicable, comme un coup qu’on aurait frappé sur un mur. Il s’était levé, tremblant, s’était risqué tout vacillant jusqu’au pied de l’escalier. Et l’autre avait été là, face à lui, sur le palier. Un animal informe, gris et mou, qu’il n’aurait pu nommer, et qui était entré il ne savait comment dans la maison pourtant fermée à clé. C’était lui, de nouveau lui, l’autre, qui se tenait comme un sphinx répugnant devant la porte de sa chambre.

Son apparence avait changé, évidemment, il avait tellement forci, mais c’était bien lui, il en avait été aussitôt certain. C’était le même regard charbonneux qu’autrefois, ce regard lourd qui avait l’air d’en savoir long, si long.

Les yeux fixés sur les yeux froids de la bête immobile, monsieur Primo avait commencé à crier. Mais aucun cri n’était sorti de sa gorge paralysée. L’autre n’avait pas bronché. Il avait continué à le regarder. Très calmement. Même il lui avait semblé qu’il souriait. Puis il avait redescendu lentement l’escalier. Ouvrant lui-même la porte, il était tranquillement sorti. Et monsieur Primo avait distinctement entendu la clé tourner dans la serrure.

Il reviendra, c’est sûr, avait-il pensé. Puisqu’il a la clé. Et son sommeil déjà trop agité en avait été bouleversé pendant des mois.

Pourtant, l’autre, ensuite, l’avait si longtemps laissé en paix qu’il avait presque oublié son existence. Jusqu’à ce matin glacé – il venait juste de prendre sa retraite de directeur général, et il supportait mal la solitude à laquelle l’inactivité l’avait soudain relégué. Il se tenait, fatigué, déprimé, devant la porte du jardin, près de la boîte aux lettres qu’il venait d’ouvrir.

Le ciel était semé de nuées effilochées, rougies d’aurore. Un avion qui passait au loin dessinait au-dessus des arbres et des maisons une traînée de gel si droite, si aiguë et si blanche qu’elle paraissait embrocher comme une lame les nuages sanguinolents. Dès six heures la radio avait résonné de récits effroyables d’attaques et d’explosions qu’avait sinistrement illustrés la télévision aussitôt allumée.

Monsieur Primo, tremblant de froid et de peur, avait commencé à feuilleter le journal qu’on venait de livrer, et qui avait ce matin-là de si énormes gros titres, de si terribles images de guerre et de mort à venir. Il avait levé la tête, épouvanté, et l’autre avait été là de nouveau. C’était un énorme chien maintenant, haut et musclé, mais ses yeux sombres, ardents et fixes, étaient toujours les mêmes.

—Qui… qui es-tu ? avait-il finalement réussi à demander d’une voix qui tremblait.

L’autre n’avait pas hésité un instant.

—Voyons, tu me connais bien… Je suis ton byooki. 

—Mon byooki ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

—Rien. C’est mon nom. Byooki. Est-ce que les noms qu’on porte veulent dire quelque chose ? Et lorsqu’ils veulent dire quelque chose, disent-ils vraiment quelque chose de nous, ou de ceux qui nous les ont donnés ? Et qui sait si ce n’est pas toi, toi-même, qui m’a donné ce nom ?

Monsieur Primo était trop écrasé pour bien comprendre. Mais enfin l’autre avait un nom. C’était rassurant, finalement, que la chose eût un nom, quel qu’il fût… Il s’agrippa à ce nom.

—Soit, je t’appellerai « byooki », puisque tu le veux.

—Et tu me prendras pour compagnon.

—Pour compagnon ?

—Oui. Je suis venu pour te servir de compagnon. Tu vis tout seul, non ?

—Mais…

—Et tu as peur, hein ? 

—Non, non… je vous assure…

—Tu as peur… je suis bien placé pour le savoir, n’est-ce pas ? Tu as peur… tu meurs de peur, tu n’as plus le choix. Je suis ton byooki, c’est comme ça. Tu m’as laissé entrer dans ta vie. Tu m’as laissé troubler ton regard, puis tu as accepté de me confier la clé de ta demeure. Je suis là désormais, je suis là, moi ton byooki compagnon, pour toujours, avec toi et en toi…

—Ah… avait simplement soupiré monsieur Primo, parce qu’il était vraiment trop fatigué, bien trop fatigué, pour réfléchir encore, et parce que de nouveau, écrasé de lâcheté et de résignation, sa volonté se brouillait, perdue d’angoisse, dans le vertige et la nausée qui l’envahissaient.

C’est comme cela que leur vie commune avait vraiment commencé.

Au début il n’avait pas été si difficile, au fond, de vivre avec cet étrange compagnon. Le byooki était tyrannique, certes, il était cruel, insolent et pédant, mais il était expansif et bavard, et il parlait plutôt bien. Ils avaient ensemble, souvent, de vraies conversations. Ils parlaient de la vie, de la mort. Du passé. Du futur. De la mort surtout, puisque tout, toujours, les y ramenait. Mais enfin ils abordaient toutes sortes de sujets troublants, passionnants, dans lesquels l’autre évoluait avec une surprenante aisance. 

Le byooki avait tant de théories originales à développer.

Sur la guerre, par exemple. Il affirmait que les guerres se tiennent d’abord dans l’esprit des humains et que seules celles que les êtres n’ont su vaincre en eux-mêmes se mettent un jour à opposer des soldats, des avions et des chars. Et qu’elles ne peuvent s’arrêter que lorsqu’enfin chacun des combattants, en ses propres pensées, a su revenir à la paix. Ce qui, ajoutait-il d’un air narquois, n’arrive que très rarement. Très très rarement, heureusement, plaisantait-il en grimaçant.

La maladie était également l’un de ses sujets préférés. Il prétendait, par exemple,  que les maladies vivent et meurent avec les malades, comme des parties d’eux-mêmes, comme des formes boursouflées et tourmentées de leur âme. Il affirmait aussi que ces maladies de l’âme n’affectaient pas exclusivement le corps des individus infectés, mais qu’elles frappaient aussi les corps sociaux dans leur être collectif. Qu’ainsi une foule pouvait tomber malade, spirituellement malade, de la même façon que chacun de ses membres pouvait être atteint par une contagion physique observable. Selon le byooki, tous les grands malheurs de l’histoire des hommes s’expliquaient en réalité aisément par ces maladies saisissant les foules comme des pestes. Et l’on aurait eu beaucoup à gagner, selon lui, si on les avait étudiées au même titre qu’on étudie le bacille de Yersin, la toxine diphtérique, ou le bacille de l’anthrax.

À gagner ? A vrai dire monsieur Primo n’avait jamais cherché à approfondir les théories du byooki.  Cela le mettait, il ne savait pourquoi, vraiment très mal à l’aise. Cela lui donnait même d’insupportables et inquiétantes palpitations.

Mais tout ceci aurait été presque tolérable si le byooki n’avait eu un défaut vraiment abominable, et qui chaque jour s’accentuait : la voracité.

À table, il s’était d’abord montré plutôt poli et mesuré. Puis il n’avait pas tardé à se montrer sous son vrai jour : avide, rapace jusqu’à la monstruosité. Exigeant les meilleurs morceaux, reprenant de tout, fourrant ses pattes molles et sales jusque dans l’assiette et même jusque dans la gorge de monsieur Primo, qui parvenait à peine quant à lui à avaler quelques miettes.

Aussi n’était-il pas surprenant de voir comme il grandissait, cet affreux byooki, à mesure que monsieur Primo, maigrissant et se ratatinant, semblait dangereusement dépérir.

Grand et gros, le poil brillant, le byooki était assurément devenu le plus beau chien du quartier. Tout le monde s’arrêtait lorsque monsieur Primo le promenait en laisse. Les gens posaient des questions, admiratifs. Un peu inquiets aussi, car le byooki avait de si belles canines qu’on aurait pu le croire presque loup. Mais personne ne parvenait à déterminer son espèce.

—C’est un byooki, disait simplement monsieur Primo d’un air las, un byooki. Voilà.

—Ah bon. Un byooki ? Cela me dit quelque chose, il me semble. Une sorte de chien de garde ? Le vôtre doit être un bâtard, mais méfiez-vous, tout de même. Je crois que j’en ai vu un, une fois, à la télé, dans un reportage. 

Le byooki n’était pas un inconnu, sa silhouette massive, sa mâchoire décidée et ses yeux brillants rappelaient quelque chose à tous ceux qui l’apercevaient, mais personne ne savait vraiment quoi.

—Un byooki, vous dites ? Un de ces chiens qui grandissent si vite, alors ? Est-ce qu’ils ne sont pas dangereux, au moins ? Il me semble avoir entendu, à la radio… Faites bien attention à le tenir attaché… qu’il n’aille pas… avec ces canines qu’il a ! Et ces yeux ! 

Et puis, peu à peu, le byooki avait tant grossi et grandi, il s’était tant redressé sur ses fortes pattes, il avait si bien prix l’habitude de bomber le torse et de s’exprimer d’une voix claironnante, en regardant fixement les gens, que c’était lui que les passants s’étaient mis à interroger, lorsqu’il promenait monsieur Primo en laisse, selon sa nouvelle habitude.

—Qu’est-ce que c’est, ce petit chien, là, que vous traînez, monsieur ? Il a l’air bien vieux …

—Juste un petit Primo, une espèce un peu rabougrie, tout à fait couarde, avec parfois quelques velléités de hargne, se rengorgeait le byooki. Mais je vous assure qu’il n’y a plus rien à en craindre, de ce spécimen-là. Il aboie encore de temps à autre, faiblement, mais il ne mord jamais, il en est bien incapable. 

D’ailleurs, ils sortaient de moins en moins. La télévision avait pris, au fil du temps, la place de tout. Promenades, conversations, et même repas n’existaient plus que face à la télévision. Les informations, surtout, avec leur « fil d’actualité » tournant en boucle, emmêlant les images et les mots, absorbaient toute l’attention du byooki. Monsieur Primo, à vrai dire, avait toujours été passionné par les actualités, il avait toujours regardé avec une fascination mêlée de malaise ces images de violence et ces discours de guerre, en tirant la certitude aussi oppressante que vaguement réconfortante que le monde était un invivable enfer dont il avait bien fait de s’éloigner pour s’enfermer chez lui. Avant l’arrivée du byooki, cependant, il lui arrivait encore quelquefois de prendre un livre, ou un journal. Ou même d’écouter un peu de musique.

Depuis qu’ils vivaient ensemble, l’écran ne s’éteignait plus jamais. Le byooki poussait le volume à fond, et regardait avec extase les plus horribles scènes, se tordant de rire lorsque le présentateur se perdait en commentaires rassurants, avant de répéter, d’un air de défi résolu, ses étranges théories sur les maladies de l’âme et la contagion des foules.

Un soir où le byooki, après un flash d’information particulièrement chargé de cris et de sang, lui avait, longuement, savamment, parlé de la mort et des diverses façons torturantes dont on agonise en ce monde, monsieur Primo s’était senti si mal, si profondément atteint, qu’il avait décidé de voir un médecin.

Il avait quelque chose au coeur, il en était sûr. Il était malade. Très malade. Il allait consulter, se soigner.

Le byooki, alors, s’était frotté les mains. Monsieur Primo avait aussitôt compris son erreur, mais il était trop tard pour reculer. L’après-midi même, le byooki, quittant sa chère télévision, avait conduit lui-même son Primo chez le vétérinaire du quartier, dans sa voiture dont il gardait désormais les clés et les papiers confisqués.

Le vétérinaire les avait reçus tous les deux ensemble, intrigué. Il avait longuement interrogé le byooki, l’avait laissé pérorer, puis il avait écouté distraitement, avec une impatience non dissimulée les quelques explications bafouillantes que monsieur Primo avait tenté de lui donner, de sa langue désormais si faible et embarrassée. Pour finir il avait fait signer des papiers au byooki, avant d’installer le malade dans sa clinique pour ce qu’il avait militairement appelé « une batterie d’examens ».

Bien sûr qu’on va le tirer de là, avait dit le vétérinaire. On s’en occupe. Ici, c’est comme à l’armée, on lutte. Jusqu’au bout. Courage et ténacité, voici notre devise. 

En effet, monsieur Primo avait rapidement repris quelques forces. « Du poil de la bête », disait le vétérinaire, en lui caressant gentiment le crâne.

Le byooki, bizarrement affaibli et amaigri depuis qu’on soignait si bien son Primo, lui rendait chaque jour visite. Chaque après-midi, il venait, il s’asseyait sur le grand fauteuil de Skaï, et il s’endormait. A son réveil, ragaillardi, il se remettait à parler d’abondance. Plaisantait avec les infirmières et les aides-soignantes, discutait avec le vétérinaire, se rendait indispensable. Et, de jour en jour moins somnolent, plus bavard et plus assuré, il reprenait du poids et des forces. Tandis que monsieur Primo, incapable désormais d’articuler la moindre parole, et de faire comprendre au personnel de quoi il retournait réellement,  se remettait à dépérir tristement. 

De guerre lasse on l’avait renvoyé chez lui. Puisqu’il a quelqu’un pour veiller sur lui, c’est aussi bien, avait dit le vétérinaire.

Quelqu’un. 

Le byooki était maintenant quelqu’un, en effet : un impressionnant bonhomme à la mâchoire épaisse, au corps grand et gras de notable, avec toujours les mêmes yeux sombres et dévorateurs. Et le même appétit féroce et vampirique. Mais, était-il en présence d’un témoin, aussitôt, tout miel et dévouement, il faisait mine de s’empresser. « Ce pauvre Primo a vraiment un excellent maître », disait tout émue l’infirmière qui passait de temps à autre. « Il a de la chance. C’est bien rare, pour un vieux Primo, d’être soigné comme ça. Il y a tellement de gens qui préfèrent les piquer. »

Monsieur Primo, épuisé et épouvanté, presque paralysé, ne quittait plus le lit. Silencieux, de plus en plus rabougri, il réfléchissait. À après. À bientôt.

Bien sûr que l’autre allait le faire piquer. Par pitié, prétendrait-il évidemment. Il l’entendait déjà. Ce ne serait plus très long.

Le vétérinaire s’occuperait de la piqûre, et le byooki, solennel, lui fermerait les yeux. Il ferait même un peu semblant de pleurer. Puis il appellerait la société de pompes funèbres, commanderait un cercueil pour chien et un emplacement pour chien dans le cimetière pour chiens. Peut-être même ferait-il graver une plaque « À mon cher Primo ».

Il ne manquerait pas, ensuite, de passer à la banque avec les papiers que monsieur Primo avait cachés des années plus tôt sous une latte du parquet, mais qu’il n’aurait aucun mal à découvrir.

Avant de mettre la maison en vente, et de partir, obèse et arrogant, au volant de la voiture définitivement volée, chercher un autre Primo à dévorer.

Un autre Primo… Ou une foule, peut-être, une foule, bien sûr, maintenant qu’il était devenu si respectable et si riche. Oui, c’était une foule, c’étaient des foules immenses qu’il mènerait, bientôt, comme il avait mené son Primo, voracement, jusqu’au néant. Tant de malheurs, alors, surviendraient… tant de douleurs, tant de misères et de terreurs… tandis que le byooki, toujours plus grand et gras, toujours plus prospère et avide, poursuivrait dans ce monde son chemin tyrannique… A moins que déjà d’autres byookis, ailleurs, partout… entraînant derrière eux des peuples entiers, de grands pans de l’histoire…

Non.

Non ! Il fallait à tout prix empêcher… tout reprendre au début. Recommencer.

Et, soudain révolté, surmontant sa terreur, monsieur Primo, incapable de parler, se redressait sur son oreiller et serrait son poing minuscule et raidi, dans une rébellion dérisoire, rêvant à ce qui serait arrivé, si, d’emblée, jadis, au lieu de se mettre à hurler d’angoisse, il avait, tout bêtement, refusant de lui prêter attention, écrasé d’une pichenette, avant de s’endormir tranquille, la mite infime, la demi-larve sale qui était venue poser son ombre sur sa lampe. Ou s’il l’avait, au moins, dédaigneux, tenue à bonne distance, sans jamais s’abaisser à se courber vers elle. Quelle belle existence il aurait eue, quelle liberté ! Quelle paix en lui, quelle dignité et quelle maîtrise… Quels qu’eussent été les aléas de sa vie, heureuse ou malheureuse, et quand bien même il aurait eu des catastrophes à affronter, jamais aucun byooki n’aurait osé s’installer à demeure chez lui, jamais ce sale byooki n’aurait pu prendre le dessus… Il aurait suffi qu’au bon moment, jadis… c’était si simple… Mais il n’était jamais trop tard, il se reprenait à y croire, et il se soulevait sur ses oreillers, enfin courageux, prêt à tout recommencer.

À zéro, se répétait monsieur Primo, serrant son petit poing maigri pour ne pas le reperdre, ce beau courage tout neuf qui lui était venu, si tard.

À zéro.

C’était toujours dans ces moments que le byooki s’approchait, rigolard, et, d’un bon coup de griffe, desserrant les doigts rabougris de son Primo, ouvrait le poing frêle d’où s’envolait immanquablement, très haut, encore plus haut, vers de nouveaux triomphes, la même éternelle et maudite petite mite transparente, battant l’air sale et gris de ses ailes atrophiées en projetant partout son ombre lourde et tourmentée.

Tandis que la peur, de nouveau, la peur, cette maladie dont on ne guérit pas, clouait sur son lit de douleur le moribond aux mains brisées.

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7 commentaires pour Le byooki

  1. jill bill dit :

    La terreur, celle que nous connaissons aujourd’hui…. il nous faut l’écraser avant qu’elle ne nous écrase… merci, jill

  2. Surprenante mais si pertinente allégorie dont les clés de compréhension sont en nos poches : à nous de savoir les utiliser pour ouvrir les bonnes et fermer les mauvaises portes.

  3. almanito dit :

    Les manipulateurs sont des coquilles vides qui se nourrissent de la vie des autres en exploitant leurs faiblesses mais aussi leurs forces avec un réel pouvoir de séduction. Tout à fait dans l’actualité, cette fable angoissante.

  4. Aloysia dit :

    Un itinéraire stupéfiant à travers la folie…. Toujours aussi fulgurantes, ton écriture et ta pensée, Carole. Allégorie pour la manipulation ? Peut-être ; mais le manipulateur est en nous.

  5. mansfield dit :

    Un beau texte où les images, saisissantes, de nos démons intérieurs et extérieurs, donnent une dimension surnaturelle aux événements qui nous touchent quotidiennement.

  6. Quichottine dit :

    Ne le laissons jamais nous dévorer.
    Est-il encore temps ?

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