Le Mur

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« Ils sont là, et chaque matin semble accroître leur nombre. « 

(Kafka, La Muraille de Chine)

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Vous devez venir de loin, de très loin, voyageur, pour ne pas connaître le Mur.

D’un autre monde, peut-être ? D’un monde qui ne connaîtrait pas les murs ?

De ces confins, peut-être, où vivent encore, dit-on, des peuplades nomades qui se contentent de tentes ou de cabanes de branchages, de chasses incertaines et de troupeaux errants ?

Ici, le Mur ne saurait plus surprendre personne, et il est rare, à vrai dire, de plus en plus rare, qu’on vienne me trouver, moi le guide, pour m’interroger. Si rare même que, je ne vous le cacherai pas, le Conseil a décidé de ne me donner aucun successeur, lorsque, l’année prochaine, je partirai à la retraite.

Il est à craindre, alors, étranger, que l’histoire du Mur ne sombre définitivement dans l’oubli. Le Mur ne semble plus, ici, susciter assez d’intérêt pour qu’on lui offre un gardien. C’est ainsi.

Pourtant… être derrière ou devant le Mur, vivre dans ou hors les murs : tout s’est longtemps résumé à cela. Nous ne savions situer les choses et les êtres que par rapport à ces murs que partout nous avons érigés. Et nous appelions cela la Raison.

Cela vous amuse, étranger, que la Raison ait tant à voir avec les murs ? mais la Raison est une chose très sérieuse, croyez-moi, car la Raison est de la famille des murs. Aussi imposante que leurs pierres. Aussi pesante qu’un grand pan de rempart écrasant ses fondations. Et cependant aussi fragile, aussi friable que cette boue séchée dont on fait le mortier qui ajuste les blocs.

Il n’y a, voyez-vous, il n’y a jamais eu, dans le monde que nous avons connu, et qui, tant que le Mur se tient debout, est encore notre monde, que deux sortes d’humains : ceux du dedans – et ceux du dehors. Cela pourrait vous sembler simple, exagérément simple. Détrompez-vous, il n’y a rien de plus complexe. Car à l’intérieur même de ce « dedans » que définit tout mur, que définit, mieux que tout autre, ce Mur que vous êtes venu visiter et qui les symbolise tous – à l’intérieur, donc, de ce « dedans », il y a encore des murs, des dizaines, des centaines, des milliers, des millions, une infinité de murs. Des murs qui séparent les maisons des rues, des murs qui isolent de la foule les temples et les palais, des murs qui distinguent les rues où l’on rampe à l’ombre de celles où l’on se pavane au soleil, des murs devant lesquels on dort sur le pavé, des murs derrière lesquels on repose mollement dans des lits douillets, des murs séparant ceux qui savent de tous ceux qui ignorent, des murs, des murs, tant de murs…

Ajoutons à cela que le dedans n’est jamais l’exact contraire du dehors, bien qu’il soit par essence son symétrique, car du dedans on peut tomber dans le dehors, et du dehors on peut, quelquefois, bien que très rarement, je vous l’accorde, revenir au dedans. N’allez pas imaginer, étranger, que le monde des murs soit aussi stable et sûr que ses parois innombrables. Il m’est même arrivé de penser, étranger, que le monde des confins, ce monde nomade que rien ne semble fixer, est, en réalité, beaucoup plus stable et solide. Qu’il est peut-être, au fond, lui qui ne vit qu’au rythme du soleil, des étoiles et de la terre mouvante, le seul univers vraiment stable et éternel. Mais… vous avez raison, c’est de ce monde, et de ce Mur, que je dois vous parler, et de rien d’autre.

… Nous sommes le monde des murs, je vous l’ai déjà dit et je vous le redis, puisque c’est là le point essentiel. Que serions-nous sans ces murs qui soutiennent nos pensées, faites, à leur image, pour enclore et pour repousser, pour tracer partout des traits, des lignes et des cloisons, pour classer et pour séparer ? Et quelles seraient-elles, nos pensées, si l’un d’entre nous, un jour, n’avait eu l’idée de tracer une ligne sur le sol et d’entasser sur cette ligne horizontale, selon d’autres lignes verticales, les pierres qui ont bâti le premier mur ?

Car il a bien dû y avoir un premier mur, n’est-ce pas ? Une décision, un jour, une direction, une intuition géniale, la première ligne, la première pierre, le premier angle et le premier ciment, l’esquisse, en somme, déjà parfaite, et qui contenait en elle tout le futur : les haines, les guerres, les misères, les prisons et les solitudes, mais aussi la paix, la chaleur du foyer, la douceur séductrice de la propriété, l’inépuisable richesse des archives et les joies du calcul. Le pire et le meilleur, indissolublement cimentés comme les pierres de ce mur qui a suscité vos questions…

Je peux vous expliquer bien des choses, puisque je suis le guide. Mais il y en a beaucoup aussi que je devrai laisser dans l’ombre – car un vieil homme comme moi, oisif et livré à ses méditations divagantes, a entrevu tant de mystères et mis au jour tant de questions sans réponses, vous vous en doutez, qu’il ne lui est pas loisible de communiquer ce qu’il n’est pas sûr de comprendre lui-même. Du moins j’essaierai de vous exposer ce que je sais ou crois savoir, et ce que je cherche encore à savoir. Car n’est-ce pas le plus étonnant, que plus ma connaissance du mur s’approfondit, plus elle m’échappe ?

En effet, en effet… je m’égare. Je sors de mes fonctions. Et vous faites bien de me reprendre, étranger :  je suis le guide, je ne suis pas là pour vous perdre dans les méandres ombreux de mes incertitudes, mais pour vous conduire et vous éclairer.

Que voulez-vous savoir ? L’histoire, peut-être, l’histoire très ancienne de notre Mur ? Tout le monde veut toujours commencer par l’histoire – bien que ce ne soit pas, loin de là, le plus important… mais je m’égare encore.

Il y a près de dix siècles que ce Mur fut édifié, sur l’ordre d’un de nos anciens empereurs. C’était en l’an 122. Les dates ne vous intéressent pas, étranger ? En effet elles importent si peu. Ce qui importe, bien sûr, c’est que le Mur ait, au long de sa solide existence, dessiné nos pensées. De ses longues verticales, de ses profondes horizontales, traçant tous nos chemins.

Nous sommes, je vous l’ai dit, un monde de murs, d’angoisse, d’orgueil, de haine, d’amour, de possession et de certitudes. Cet empereur, donc… il s’appelait Aelius Ha… son nom ne vous intéresse pas non plus ? Vous n’avez pas de goût pour l’histoire, à ce que je vois, étranger… c’est sans doute parce que vous venez, oui, j’en suis maintenant de plus en plus convaincu, d’un de ces lointains territoires où la notion d’Histoire, si étroitement liée à celle de Mur, n’existe pas… A moins que vous ne soyez, tout simplement, un dieu, se tenant, très au-delà des murs, dans l’infini et l’éternité… On dit que, parfois, les dieux viennent ainsi interroger les humains pour semer dans leur esprit ce doute qui seul fait advenir les mondes nouveaux… Etes-vous l’un de ces dieux, étranger, vous qui connaissez si bien notre langue ? vous qui êtes venu, non pour m’écouter, mais pour me faire parler… Vous ne voulez pas me le dire ? Vous souriez obstinément. Non… je renonce à vous interroger, ce n’est pas mon rôle d’interroger, mais seulement de répondre… et je poursuis mon récit, puisque malgré tout il semble vous intéresser un peu.

Cet empereur, donc, venait après bien d’autres, qui avaient mené des guerres et avaient conquis sans répit de nouveaux territoires. De jeunes empereurs audacieux qui n’avaient eu de cesse d’étendre au monde entier les principes et les murs de leur monde – notre monde, qu’ils appelaient Civilisation. Et de chasser vers les confins les Barbares du dehors – ces hommes sans murs qui se contentaient de tentes, de cabanes, de pâturages toujours nouveaux, et de troupeaux errants.

Cet empereur – il s’appelait Hadri… cela ne vous intéresse pas, décidément, et peut-être avez-vous raison, au fond, car il se pourrait, notez bien que je n’affirme rien, il se pourrait, qu’il ne se soit jamais agi véritablement d’un empereur particulier, mais de la lignée entière de nos empereurs dont une volonté finale aurait rassemblé tous les projets antérieurs, ou même – et cela me semblerait plus juste encore – de la pensée d’un peuple entier, soudain incarnée dans le projet lumineux d’un chef. Cet empereur, disais-je, avait été jeune, il avait été conquérant, comme ses prédécesseurs, puis il avait vieilli. Il paraît qu’il ne croyait plus aux conquêtes, qu’il ne voulait plus étendre son empire, mais tirer un trait, et le resserrer sur ses limites. Arrêter là le temps, qui sait ? 

Mais nous ne savons rien, justement, sinon que l’empereur, dans sa sagesse profonde, un jour, demanda aux esclaves archivistes de lui présenter la carte du monde. Il observa longuement ces espaces indécis aux couleurs de forêts, de tourbières et de sables, où on avait relégué les Barbares, puis il se fit apporter une règle d’airain et un crayon à mine de plomb, et, lentement, nettement, sur cette obscurité, du geste définitif des fondateurs, traça une ligne claire. A l’endroit le plus propice, là où le pays se resserre entre ses deux rivages, avant de s’élargir de nouveau. Une ligne parfaite, droite et nette comme une idée. C’était là que devait se tenir le Mur.

On envoya des légions et des chariots chargés de pierres dans ce qui n’avait été jusque-là qu’un désert fétide. Les soldats se changèrent en maçons, ils entassèrent les pierres et les cimentèrent avec la tourbe des marais. Rapidement, le Mur, large et long, imposant, se dressa d’un rivage à l’autre. Un Mur éclatant de lumière, qu’on avait blanchi à la chaux, et qui se dressait pur et triomphant au-dessus des marais.

Les Barbares, de l’autre côté, commencèrent à comprendre que le Mur, qu’ils avaient d’abord vu s’édifier, de loin, avec indifférence ou mépris, ce Mur immense dont ils ne pouvaient pas saisir toutes les implications, était la frontière qui les excluait, mais dont il leur faudrait toujours désormais tenter de s’approcher. De temps à autre, au galop d’un cheval, l’un d’eux s’enhardissait, lançait quelques pierres en direction des maçons, puis repartait en hâte, laissant derrière lui des cadavres qu’on coulait aussitôt dans les fondations pour qu’elles en soient plus solides.

C’est à cette époque de labeur et de violence que sont nées les légendes que chacun connaît, et qu’on répète encore par habitude. mais dont plus personne ne comprend vraiment le sens.

On disait, par exemple, que dans les tours, ces tours épaisses et rondes comme des nids où l’on stockait la nourriture, le bois et la paille destinés aux soldats, on avait également entassé, dans de profondes cachettes, les ossements décomposés de nos vieux empereurs.

On disait aussi, que les fondations du mur s’étendaient, comme des racines, sous chacune des villes de notre Empire, de manière à ce qu’un réseau de souterrains unisse chacune de ces villes au Mur qui les représentait toutes ensemble. Et que le Mur s’écroulerait quand ces villes se désuniraient.

On disait encore que plus le mur grandissait, plus grandissaient les richesses de notre monde. Et que le mur ne grandissait ainsi que pour empêcher ces richesses de s’écouler comme un océan jusqu’aux confins arides où l’on avait refoulé les Nomades.

On disait également que sur ce Mur, qui concentrait en lui toutes les victoires de notre monde, les fantômes des Barbares autrefois vaincus par nos empereurs conquérants montaient obstinément la garde. Des fantômes innombrables qui chaque nuit retiraient chacun aux remparts une pierre qu’il fallait resceller à l’aube. 

Beaucoup de ces légendes, bien sûr, naissaient au sein des peuplades nomades et se nourrissaient de leurs craintes et de leur ignorance. Mais peut-être ces légendes traduisaient-elles aussi leur désir d’apprivoiser le Mur. Car, peu à peu, les Barbares s’étaient accoutumés à lui. Et de ce mur qui était destiné à borner leurs déplacements incessants, ils s’étaient fait, au fil des ans, un allié. 

Certains, d’abord, plus audacieux que les autres étaient venus avec des marchandises – laines, minerais, gibiers ou poissons, tous ces biens grossiers des confins, qu’ils avaient vendus à nos soldats. D’autres, moins simples, presque civilisés déjà, avaient ensuite apporté des femmes. Des campements étaient nés. Des villes – informes et sans murs, bien entendu, mais tout de même des villes – avaient commencé à s’étirer au pied du mur, de ce côté du Mur qui plongeait vers les déserts des Nomades. Des cités confuses et mouvantes, pleines d’enfants affamés et criards. Des villes immenses, qui grandissaient sans cesse, où venaient se réfugier, loin des conflits incompréhensibles qui agitaient les confins, des populations lasses et sans espoir.

De temps à autre, par habitude, nos soldats envoyaient une volée de flèches vers ces campements informes. Alors la foule s’enfuyait en hurlant, puis revenait enterrer ses morts au pied du Mur, et, immanquablement, haineuse mais fascinée, reprenait son commerce.

Cependant nos soldats se lassaient de la guerre.

Beaucoup prenaient femmes chez les Barbares, et s’installaient avec eux. D’autres, désertant, s’enfuyaient vers cet horizon des confins qu’ils avaient trop longtemps regardé, incapables de résister à l’ennui et à la mélancolie pernicieuse qu’engendrait leur vie morne de serviteurs du Mur.

Il y avait toujours des soldats, évidemment, des soldats qu’on devait renouveler sans cesse, et qu’on faisait venir des profondeurs de l’Empire par ces routes droites et nettes qui sillonnaient notre monde. Et ils montaient toujours la garde, de plus en plus férocement même, car on en était venu, pour contrer le flot croissant des Nomades, à les munir d’armes toujours plus puissantes, au moyen desquelles ils repoussaient implacablement ceux qui tentaient d’escalader les parois ou d’enflammer la tourbe pour y ouvrir des brèches. Entreprises insensées, vouées à d’exemplaires châtiments.

Toutefois, il était de notoriété publique que des bateaux transportaient, les nuits sans lune, silencieusement, évitant le rayon de lumière vive que projetaient sur le flot sombre nos grands miradors des rivages, des passagers qu’ils acheminaient ainsi de l’autre côté.

Souvent, sur le rivage, on retrouvait des cadavres. Car un grand nombre de ceux qui tentaient le voyage, abusés par leurs nautoniers ou vaincus par les courants, ne parvenaient pas à passer. Et tous ces morts étaient le tribut à payer au mur, mais ils ne suffisaient pas à empêcher les vivants de tenter leur chance. Parfois, aussi, saisis d’une générosité imprévue, certains soldats du mur leur ouvraient grand les portes, avant de les refermer brusquement, retombant, de façon tout aussi imprévue, dans leur intransigeance d’antan. Si bien qu’à force, d’essais infructueux en tentatives hardies, beaucoup de ceux qu’on avait relégués au-dehors, tant bien que mal, réussissaient à s’installer au-dedans. Ceux-là, généralement, épuisés et démunis, ne s’en allaient pas loin, et souvent même s’installaient tout contre le Mur, à l’abri du vent et du froid, plantant là leurs cabanes et leurs tentes, se chauffant à de grands feux de camp, se nourrissant des aliments qu’on leur jetait, par crainte ou par pitié.

Si bien que peu à peu, le Mur, au lieu de marquer, dans son désert originel et rationnel, la glorieuse frontière de notre monde, en est venu à se dresser, semblable à un haussement d’épaules, comme l’épine dorsale d’une énorme cité, misérable et grouillante, où les étrangers se mêlaient aux soldats, où les marchands côtoyaient les prêcheurs – une Babel parlant toutes les langues, où les coutumes et les intérêts se brassaient, dans l’un de ces chaos nécessaires à l’engendrement des civilisations nouvelles.

De plus en plus nombreux, ceux du dehors arrivaient, se mêlant à ceux du dedans. Si bien que ces notions de dedans et de dehors qui avaient été notre loi devenaient incertaines et presque incompréhensibles. Et que le Mur, qui avait été si solide et si dur, à l’origine, devenait si friable et inconsistant qu’on ne reconnaissait plus, dans son tracé zigzaguant et dans les pointillés que lui faisaient, en maints endroits, les trous béants qui s’ouvraient sous la poussée des foules, la belle ligne droite tracée jadis par l’empereur.

Les réparations étaient si incessantes, si coûteuses et si épuisantes qu’il aurait été plus simple de le démolir. Cependant c’était une idée qui ne venait à personne. 

Car tous continuaient d’éprouver le besoin de se repérer à ce Mur. De distinguer ainsi d’un coup d’oeil la forme du monde, et de se convaincre qu’il n’en changeait pas, ou seulement très superficiellement, malgré tant de preuves contraires.

Les Barbares – mais on ne les appelait déjà plus les Barbares, on disait simplement : « les Autres » – les Autres, donc, autant que les Nôtres, à force de diriger tous leurs efforts vers le Mur, avaient fini, bizarrement, par s’attacher à lui, et, devenus semblables à nous en cela, ne pensaient plus le monde qu’à partir de ces remparts qui les avaient blessés, qui les avaient sauvés, qui les avaient façonnés – et qui avaient fait d’eux, en somme, ce qu’ils étaient finalement devenus, ces Autres, si près des Nôtres.

Eux aussi, lorsqu’ils finissaient par quitter ce camp de fortune où ils s’étaient entassés à l’ombre du Mur, s’en allaient vivre, comme nous tous, dans des maisons et des villes pleines de murs. Nous les appelions toujours les Autres, mais nous ne savions plus bien pourquoi, car rien ne les différenciait vraiment des Nôtres, sinon notre volonté butée de voir en eux des êtres différents, parce qu’ils étaient venus, un jour, de derrière le Mur. Pourtant, il était clair qu’ils appartenaient désormais tout à fait à notre monde. Ils étaient encore en apparence en dehors, parce que nous les maintenions de force dans ce dehors qui était si nécessaire à notre dedans, mais déjà, en réalité, c’était bien au-dedans que se tenait leur désir, et que grandissait leur pensée si semblable à la nôtre, emplie de lignes et de murs qui dessinaient et partageaient toutes choses en un réseau serré de certitudes toutes semblables aux nôtres – et ce, quand bien même elles portaient des noms différents.

Et à mesure qu’ils s’approchaient de nous jusqu’à devenir nos semblables, nous nous approchions d’eux nous aussi, jusqu’à devenir, insensiblement, Autres. Nous aimions voyager loin de nos murs, errer, douter. Nous cherchions à quitter l’ombre et la sécurité des cartes et des nomenclatures. Nous nous rêvions solitaires et aventuriers, nomades de la pensée. Nous étions en dedans et déjà au-dehors, incapables de croire seulement aux murs, entrevoyant des univers plus troubles, des vérités brumeuses qui ne se soumettaient ni aux murs ni aux lignes.

Bien sûr, les Autres éprouvaient des tentations identiques, puisqu’ils étaient désormais, malgré le mensonge persistant des mots, des Nôtres…

Et c’était bien là le plus étrange : que ce Mur originellement destiné à nous séparer des Autres ait pu, finalement, en venir à brouiller la notion même de frontière.

Ainsi, voilà où nous en sommes, aujourd’hui, étranger, où en est le monde des murs, où en est le Mur.

Un jour, bien sûr  – et quelquefois je me dis que ce sera peut-être en même temps que je mourrai – le Mur finira par s’écrouler tout à fait. Avec ses pierres, que bâtira-t-on, alors ? D’autres murailles plus hautes et plus solides ?  Ou bien tout au contraire des routes qui s’en iront partout, des routes immenses et chaudes, sans ombres ni murailles ? Et avec sa tourbe, que fera-t-on ? Est-ce qu’on y brûlera des corps ennemis, ou bien s’en servira-t-on tout au contraire pour réchauffer les coeurs gelés de peur et les corps engourdis de misère et de froid ? 

Vous avez raison, étranger, de me le faire remarquer, et vous êtes si subtil que je ne doute plus que vous ne soyez un dieu…. je ne peux me poser ces questions que parce que le vieux Mur a fléchi, mais ces questions qui m’obsèdent témoignent encore de la force du Mur, puisqu’elles ne font encore comme lui que partager les possibles en « ou bien » et « au contraire »… Je suis trop vieux pour penser autrement, je m’en rends compte, que selon le Mur. Trop vieux pour penser ce monde où bien sûr on pensera autrement

Nous avons été, nous sommes encore le monde des murs. Nous avons cru au Mur, et nous l’avons gardé en vie de toutes nos forces, mais c’est le sort de tous les mondes et de tous les murs de s’écrouler, et de donner au temps leurs pierres devenues malléables comme le sable et la tourbe, pour bâtir d’autres mondes.

Et aujourd’hui, le Mur se tient, placide et amolli comme un grand animal affaissé, avec tous ses chemins de ronde chargés de soldats fatigués. Presque endormi, il digère ce qui fut, tandis que de ses milliers d’yeux encore ouverts, il veille sur ce qui sera.

Quant à moi, le vieux gardien du Mur et le dernier de ses guides, on va me mettre à la retraite. Alors nous, nous tous, nous les Nôtres et les Autres, nous tous ensemble, ensuite, il ne nous restera plus qu’à attendre.

Quelques heures ou des siècles.

Qu’il soit meilleur ou pire.

Le monde qui vient.

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12 commentaires pour Le Mur

  1. jill bill dit :

    Cela me fait penser au mur de Berlin qui un beau jour… et celui de Chine visible depuis la lune… nos vies sont hérissées de murs, manie de proprios… de lois autant de murs, etc… le monde qui vient, je ne sais qu’en penser…. j’ai beaucoup aimé ce texte Carole…

  2. gadgio dit :

    Notre monde est ainsi fait..
    perpétuellement recommence les erreurs qui font tant de mal à l’humanité.

  3. Quichottine dit :

    Je ne sais que dire après la lecture… un monde de murs, que nous continuons à ériger en pensant nous protéger alors que nous nous enfermons.

    Merci pour ce très beau texte, Carole.
    Merci pour tout.

  4. Livia dit :

    C’est vrai que nous nous barricadons, que nous nous cachons derrières « nos murs », mais je pense que c’est parce que, nous avons peur, tout simplement.
    Belle journée
    Bises

  5. flipperine dit :

    il faut abattre tous ces murs de haine, et bâtir avec nos mains un monde d’amour

  6. almanito dit :

    On peut se poser la question de savoir où sont les barbares, à l’intérieur ou à l’extérieur? Et quelle différence finalement, entre les Autres et les Nôtres?
    Il y a tant de murs que l’on ne sait plus qui est enfermé et qui est dehors…
    Une réalité complètement surréaliste, c’est une histoire tout à fait….édifiante!

  7. Texte fort, très intéressant philosophiquement.
    Et qui m’a obligé à me questionner sur le terme lui même dans l’ « écriture » du XXème siècle …

    Deux « murs » ont profondément marqué ma vie :

    * adulte, ce fut l’album des Pink Floyd (et le film qu’en fit Parker) ;
    * très (trop ?) jeune homme, ce fut le recueil de nouvelles de Sartre dont la première porte ce titre.

    Oeuvre forte, s’il en est, que chacune d’elles, débouchant – à l’instar de votre propre texte – sur une réflexion philosophiquement importante …

    • carolechollet dit :

      En fait, je suis partie d’une émission sur le mur d’Hadrien qui m’avait beaucoup intéressée. Ensuite j’ai pensé à Kafka. Donc à la muraille de Chine. J’avais envisagé aussi le mur de Berlin, le mur qui sépare les US du Mexique, le mur de barbelés de Hongrie (on a le choix, aujourd’hui, en matière de murs). Et même le Mur des Pink Floyd en effet. Sans parler de l’expression « aller dans le mur » (!) Et en fait je n’avais pas du tout pensé à Sartre. Mais ça m’intéresse d’y réfléchir maintenant.

  8. hamza dit :

    En lisant ce beau texte cela m’a fait pensé d’abord à l’invasion et à la colonisation de mon pays l’Algérie un certain 5 juillet 1830. Cela m’a fait pensé également au mur qui a été érigé entre le Colonisateur (la France) et les Barbares et Nomades que nous étions. Obligés à vivre constamment en fuite car chassés, dépouillés,laissés en jachère, inculte et cela a longtemps duré; D’autres parts, cela me fait pensé également à ces Migrants qui fuient la guerre et la misère dans son aspect le plus condensé. Les voilà aux portes de l’Europe. Malades, fatigués,affamés, la main tendue vers l’Union Européenne. Cependant, la réponse ne s’est pas fait attendre longtemps, car voilà que la Hongrie érige le mûr de la honte en menaçant sérieusement toute intrusion. C’est un trés beau texte merci Carole

  9. eva dit :

    Le mur… une tradition très ancienne…(et un réflexe)
    « Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts » (Isaac Newton).
    Très beau texte contenant un bel éventail de références littéraires et historiques.

  10. « Mais les murs les plus infranchissables sont peut-être ceux qui cloisonnent les pensées. », répondez-vous à la judicieuse intervention de Hamza.
    J’adhère entièrement à votre réflexion, Carole, car il existe toujours bien un moment dans l’Histoire ou que le mur matériel s’effondre ou qu’il soit devenu inutile, mais ceux qui maintiennent prisonnières les pensées s’imposent malheureusement aux siècles avec constance, quand ce n’est pas véhémence …

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