Les étourneaux

Monsieur Léger venait de se raser, et se penchait vers le miroir pour effacer la drôle de petite tache grise qu’il avait remarquée sur le verre, lorsqu’il crut entendre frapper à la fenêtre de la salle de bain. Il se pencha plus avant vers son image, et, tout au fond du miroir, aperçut un oiseau, un petit oiseau noir piqué de roux – ou de jaune, peut-être, ou de vert, il ne savait pas bien, il n’y voyait plus assez – mais il était certain qu’il y avait, sur le rebord de la fenêtre, un oiseau, un petit oiseau qui venait de frapper au carreau.

La tache ne se trouvait pas sur le miroir, en réalité, mais sur sa joue gauche… et ce n’était pas tout à fait une tache, non plus, plutôt une petite grosseur… un… enfin comme un… un grain de sel… voilà… un grain de sel. Pas de quoi s’en faire… un grain de sel, c’était toujours bon à mâcher et à remâcher… il en toucherait tout de même deux mots à Dubard, quand il le verrait… cum grano salis, évidemment… Quant à l’oiseau… il avait dû simplement se heurter au carreau et rester là, sonné. C’était l’heure où le couchant donnait et où les vitres étroites de la petite pièce s’irriguaient de couleurs délicates, irisées comme des coins de ciel – trompeuses et fascinantes. Ce n’était pas le premier oiseau à s’être assommé là. Et celui-ci ne paraissait pas mort, au moins.

Monsieur Léger s’essuya le menton, frotta pensivement sa joue, puis se dirigea vers la fenêtre de son pas chancelant. Il ouvrit lentement le battant, prit l’oiseau tremblant dans sa main, et…

… et d’un seul coup, ils furent là. Cohorte criarde et résolue qui descendait rapidement du ciel. Ils se posèrent tous ensemble en piaillant sur la grue du chantier voisin – là où naguère il y avait eu l’épouvantail, dans le coin de verger du pavillon de monsieur et madame Duchâteau – l’épouvantail, toujours couvert d’oiseaux, lui aussi, qui se balançait doucement à la brise, seul épou-venté du jardin… —cum grano salis, monsieur Duchâteau, cum grano salis, n’allez pas vous vexer.

Ils s’étaient élancés à l’unisson, comme tombés ensemble du même nuage, et maintenant, pépiant, piaillant, criant, s’interpellant de toutes parts dans une cacophonie incompréhensible, ils semblaient bizarrement agités et désordonnés. Ils étaient des centaines, des milliers peut-être, posés partout, sur chaque barreau de la haute grue, comme dans une cage immense et frémissante. Des étourneaux, pensa monsieur Léger en prenant dans ses mains le petit oiseau tremblotant qui s’était cogné à sa fenêtre. Ils s’agitaient et se poussaient du bec, et caquetaient, criaillaient, de leurs voix brusques et rauques, avec une vigueur incroyable. Les étourneaux sont ainsi, pensa-t-il, ce sont des oiseaux de foule, mais égoïstes et bavards, n’écoutant que leur propre voix – comme les humains, au fond – à moins bien sûr que ce ne soit l’inverse.

Il observa de plus près l’oiseau perdu qui lui était échu. C’était un vieil oiseau, en réalité, un oiseau fatigué, aux plumes ternies, aux yeux voilés, au bec bizarrement tordu, agité d’un frisson continu. Trop vieux. Bien sûr, trop lourdement chargé d’années. Voilà pourquoi, parti le premier, se fiant encore à ses forces perdues,  il s’était finalement égaré, et s’était laissé prendre au piège de la vitre. Mais il n’était pas vraiment blessé. Peut-être un peu étourdi par le choc. Ou simplement très las. Épuisé d’âge, et de sa vie nomade d’étourneau. Car les étourneaux sont des oiseaux instables et vagabonds, non de ces migrateurs que la loi de nécessité pousse aux voyages dangereux, mais des voyageurs acharnés et confus, qui se transportent en foule, d’un lieu à l’autre, sans bien savoir pourquoi – comme les humains, pensa-t-il encore, comme les humains – à moins bien sûr que ce ne soit…

Il reposa l’oiseau perdu sur le rebord de la fenêtre. Attendit. L’oiseau tremblait toujours, immobile. Puis, brusquement, il s’envola, lentement, lourdement, et s’en alla se perdre enfin comme un autre dans la masse brune qui assombrissait l’éclat jaune de la grue. C’était d’un effet étrange, tout de même, ces oiseaux sombres sur la grue tout à l’heure si jaune, si éclatante de couleur, pensa-t-il encore. Il referma la fenêtre. Les oiseaux faisaient un tel vacarme. Il avait beau être à demi sourd désormais… un tel vacarme, c’était insupportable. 

De toute façon, il était sept heures, et c’était le jour d’Hicham. Il était temps de descendre. Chaque mardi soir, depuis la mort de sa femme, il sortait ainsi, bien habillé et rasé, pour se rendre à la crêperie de la rue du Grand Pont. Un endroit très banal, bon marché, où l’on ne servait rien de bien fameux, mais où travaillait le mardi – et seulement le mardi – ce jeune homme, Hicham, un étudiant pour lequel il s’était – allez savoir pourquoi ? – pris d’une vague affection. Rien de vraiment important, pas même de quoi y penser le reste de la semaine, mais quelque chose de tenace cependant, qui chaque mardi soir le ramenait à cette mauvaise crêperie du Grand-Pont. 

Monsieur Léger referma à clé la porte qui donnait sur l’arrière de la maison, rue Saint-Clément, et releva la tête. Dans le soleil couchant les oiseaux formaient une sorte de filet obscur et frémissant sur le grand corps jaune vif de la grue. On aurait cru une immense fourmilière, enserrant le  long bras de métal étiré vers le vide. Des fourmis sur…  monsieur Léger s’efforça de chasser aussitôt la pensée déplaisante qui lui était venue. Mais les étourneaux ne se laissaient pas oublier si facilement. Il fut surpris d’entendre leur criaillement tout au long du chemin, et jusqu’à l’entrée de la crêperie, qui se trouvait pourtant au moins à trois cents mètres, dans le quartier ancien, sur le quai du Noirau. A l’intérieur, avec la musique et les conversations des clients, on n’entendrait plus ces cris désagréables, pensa-t-il.

Il s’installa à la table qu’on lui réservait chaque mardi, près du comptoir. Hicham était seul, affairé. 

Il suivit un moment du regard le jeune homme qui se déplaçait entre les tables avec l’aisance précise et la rapidité d’un danseur.

Hicham lui rappelait… bien sûr, Hicham lui rappelait son fils Jérôme, qui avait, eu, au même âge, les mêmes gestes vifs et souples… pourtant, Jérôme avait beaucoup grossi, ensuite, d’ailleurs il était beaucoup plus grand qu’Hicham… non, Hicham lui rappelait… quelqu’un d’autre encore… peut-être même lui rappelait-il, tout compte fait, le jeune homme ardent qui avait été lui-même il y avait tant d’années – un jeune homme confiant, amoureux de la vie, dont le coeur juvénile et intact battait encore tout bas sous son vieux coeur, profondément enfoui, caché à tous, mais si intensément, si constamment présent.

Enfin, était-ce bien cela ? il lui semblait que ce qu’il aimait, chez Hicham, c’était cette vivacité où se concentrait désormais pour lui l’idée de jeunesse. Mais c’était peut-être autre chose, ses yeux, par exemple, ses yeux, si mobiles et si bruns, exactement les yeux de Jérôme… enfin presque, puisque Jérôme, bien sûr, avait les yeux très bleus… Et puis, et puis après ? Est-ce qu’on le sait, ce qui plaît, chez les gens qu’on rencontre ? De toute façon, Hicham n’était ni un parent ni même un ami. Juste une des seules personnes avec qui monsieur Léger parlait – ce qui s’appelle parler – depuis le décès de monsieur Duchâteau. Parler, cela devenait si rare, si difficile, peut-être même si pénible, passé un certain âge… Comment aurait-il pu parler à ces filles, par exemple – ces Sidonie, Sonia, Vanessa, Nadia, qui se succédaient, envoyées par la mairie, pour passer l’aspirateur sur ses moquettes, et qui le traitaient comme un petit enfant ? Et à la boulangerie, est-ce que c’était parler ces phrases qu’on ajustait rapidement au temps et à l’actualité monsieur bonjour vous désirez ce sera tout et le temps est bien doux malgré la pluie et on nous a promis du soleil pour cet après-midi et il paraît qu’on n’a encore jamais vu un été aussi chaud avec tous ses attentats pas étonnant bonsoir monsieur bonne journée à vous… est-ce que cela pouvait suffire à un être humain ? Avec sa femme, même, les dernières années, il avait si peu parlé… Quant à Jérôme, il restait toujours si peu de temps, et il y avait tant de petits problèmes matériels à résoudre lors de ses rares visites : est-ce qu’on pouvait parler, dans ces conditions… ? Non, il n’y avait qu’avec Duchâteau… un peu parfois avec Dubard aussi… mais Dubard… et Duchâteau… bon. C’était comme ça. Hicham n’était qu’une vague connaissance, certes, d’Hicham il ne savait presque rien, et Hicham ne savait presque rien de lui, mais avec Hicham, chaque mardi, il parlait, ce qui s’appelle parler.

—Je vous sers une complète, monsieur Léger ? Avec une bolée de cidre doux ?

—Comme d’habitude, Hicham, comme d’habitude.

—Vous devriez changer, monsieur Léger, essayer autre chose, ce n’est pas bon, de rester dans ses habitudes. La curiosité, c’est la vie, monsieur Léger, la vie… la curiosité, le goût de la nouveauté… la vie !

—Mais à mon âge, Hicham, à mon âge, sans habitudes, on tomberait en loques. Un vieil homme est un pantin, dont il faut tirer toujours les mêmes fils, sinon le bonhomme tombe, paf, effondré sur lui-même comme un vieux tas de chiffons…

Il ne savait pas combien de fois ils l’avaient répété, ce dialogue, tous les deux, tous les mardis soirs.

Hicham se mit à rire. Puis il y eut cette drôle de ride, entre ses jeunes sourcils.

—A propos d’habitudes… j’ai quelque chose à vous dire, monsieur Léger.

—Allez-y, Hicham, dites.

—Voilà…

—Ce n’est pas une mauvaise nouvelle, au moins ?

—Ah non, pas du tout, au contraire, monsieur Léger. Figurez-vous que j’ai été reçu.

Monsieur Léger ne se souvenait plus très bien des examens que devait passer Hicham. N’était-ce pas le droit qu’il étudiait ? Ou la gestion… non, peut-être la sociologie… et en quelle année était-il donc ? En première ou deuxième année ? pas davantage, il était si jeune…

—Reçu ? 

—Oui, reçu. Reçu à mon concours.

—Votre concours ?

—Oui, j’étudiais pour entrer à l’école de la magistrature. Eh bien, j’ai été reçu.

—Le concours de la… à votre âge ? … déjà ?

—J’ai un master 2, monsieur Léger…

—Ces mots anglais, ces chiffres, je m’y perds, Hicham. Vous êtes si jeune. Vous avez certainement beaucoup d’avance dans vos études, c’est très bien.

—Non, monsieur Léger, j’ai déjà vingt-six ans, mais j’ai fini par réussir…

—Oui,  bien sûr… réussir… c’est très très bien. Je ne vous aurais donné que dix-huit ans, figurez-vous… Alors vous êtes content ?

—Oui, monsieur Léger, je suis content de… partir…

—Comment cela, vous partez ? Encore en vacances ?

—Non, monsieur Léger, je pars… tout à fait. L’école est à Bordeaux.

—À Bordeaux ! mais vous ne partez pas… pas tout de suite, au moins ?

—Eh bien, monsieur Léger… en fait, j’aurais dû vous le dire plus tôt. J’ai le résultat depuis deux mois, mais je me disais que vous… je ne savais pas comment… enfin nous n’avions jamais vraiment abordé le sujet… alors voilà : j’arrête la crêperie ce soir.

—Ce soir…

—Oui, c’est mon dernier soir. Je pars pour Bordeaux demain.

—Très bien, Hicham, très bien, très très bien. Je vous félicite. Vous êtes si travailleur, et puis si… si jeune… je suis heureux pour vous, mais je vais regretter...

—Il y aura un nouveau serveur… un autre étudiant certainement… vous ferez connaissance…

—Bien sûr Hicham, mais à mon âge… un vieil homme est un pantin, dont il faut tirer toujours les mêmes fils, sinon, vous savez bien, le bonhomme tombe, il tombe, paf, et s’écrase sur lui-même, comme un vieux tas de…

—Vous n’avez pas l’air pourtant d’un vieux tas de chiffons, monsieur Léger. Je vous écrirai… vous me laisserez votre adresse à la caisse, et je vous écrirai, c’est promis… je vous donnerai des nouvelles, je pourrai même passer vous voir, peut-être, si je reviens par ici… 

—Ils écrivent encore, les jeunes ? je croyais que… avec facebook et tous ces téléphones… mais, oui, bien sûr, je vous laisserai mon adresse… vous passerez chez moi, un soir, si vous revenez, et si je suis… Et les étourneaux, Hicham, vous les avez entendu, les étourneaux, dehors ?

— Ah oui, les étourneaux, dehors, j’ai remarqué, oui, tout à l’heure… c’est curieux à observer, les étourneaux, toujours en groupe, et agités, acharnés, on croirait des avocats au palais de justice, en robe sombre, en train de se disputer, vous ne trouvez pas, ils ont toujours l’air d’avoir des trucs très sérieux à discuter, et de se fâcher, des plaidoiries pas possibles, des accusés à défendre, ou à descendre, est-ce qu’on sait, des trucs comme ça, sérieux et tout, mais si vous avez oublié votre voiture dans le coin, vous êtes bon pour le nettoyage…

— Des trucs à discuter, à plaider, vous avez raison, Hicham, et on voit que vous avez la vocation, mais… c’est tout à fait l’impression, en effet… et je me demande bien de quoi, ou de qui… en tout cas, c’est vrai qu’ils ont l’air de prendre leurs discussions très au sérieux… mais que ça ne les empêche pas de digérer

—Alors je vous apporte tout de suite la bolée de cidre, et la galette complète comme d’habitude, et le journal, hein… prenez-le vous-même, là, sur le comptoir, je suis tout seul, ce soir, monsieur Léger, le patron est malade… c’est moche, pour mon dernier soir, j’aurais bien aimé parler un peu plus avec vous, mais c’est comme ça.

—Oui, Hicham, c’est comme ça. Ne vous en faites pas pour moi. Je vais tirer un peu sur mes fils, ça me remettra d’aplomb. Je vais lire mon journal…

—Je reviendrai m’asseoir à votre table, dès que j’aurai un moment, on discutera un peu, c’est promis.

 

Monsieur Léger, par souci d’économie, n’achetait plus le journal depuis des années. Il s’arrangeait pour le lire à la bibliothèque ou dans les restaurants où il se rendait le soir. Hicham l’avait remarqué, et il lui proposait toujours à son arrivée L’Éclair du jour – un journal local bien médiocre, certes, mais qui intéressait particulièrement monsieur Léger parce qu’il y avait ces pages… enfin ces avis… que bien sûr, à son âge, il n’aurait pas dû regarder, mais qu’il ne pouvait pas s’empêcher de… d’ailleurs, y avait-il d’autres raisons d’acheter ou de lire L’Éclair ? A la bibliothèque il le disputait, les lundis et mercredis après-midi, à madame Simonneau, l’ancienne marchande de musique de la rue des Arcades, et ils le savaient bien, tous les deux, pourquoi il leur fallait si longtemps, si insupportablement longtemps, lire en détail toutes les informations locales et les faits-divers insignifiants, et même les pages sportives, pourquoi il leur fallait encore s’obstiner à résoudre jusqu’au bout les énigmes, et les mots croisés, et les lettres mêlées, et le problème d’échecs, et le sudoku facile, et le sudoku expert, et s’attarder encore sur les programmes de télévision, avant de se décider à aller lire les avis…

Monsieur Léger s’empara du journal. Le monde allait bien mal, pensa-t-il en parcourant les gros titres : Destruction de plusieurs milliers d’emplois ce trimestre Une crise qui n’en finit pas Un adolescent de la cité Perdue tue son père sa mère et ses deux soeurs sans pouvoir expliquer son geste Les salariés de Malex refusent le plan de licenciement et prennent leur patron en otage Un attentat déjoué de justesse dans le TGV Paris-Lyon Peut-on encore lutter contre la disparition des abeilles ? Même les abeilles, qui disparaissaient sans explication, décidément, il n’y avait plus que des malheurs, un véritable enfer, voilà ce qu’allait devenir le monde avant peu, un enfer et rien d’autre. Un monde de fous ! dit-il à haute voix, espérant entendre en retour les protestations de la jeune voix enthousiaste d’Hicham, qui refusait toujours de croire au malheur et pariait sur l’avenir. Mais Hicham s’affairait en terrasse, aux prises avec le menu du jour et les pichets de cidre. Il était tout seul en effet ce soir-là pour le service, et les clients commençaient à se faire nombreux. La conversation serait difficile. Pourquoi les gens venaient-ils donc s’entasser dans cette crêperie de piètre qualité qui n’avait pour elle que ses prix bas et sa vue imprenable sur le Noirau ? Et pourquoi jacassaient-ils ainsi, tous, dehors, criards et gesticulants, aussi sottement que des… à moins que ce ne soit l’inverse, évidemment. Quant aux programmes de télévision, que de sottises… il renonçait à comprendre. Il renonçait tout à fait à comprendre le monde qui l’entourait…

Hicham ? Hicham… ? Certes, si Hicham avait été là, avec son enthousiasme, sa confiance résolue, il lui aurait répondu que… mais Hicham le futur magistrat qui tiendrait bientôt des vies et des destins dans ses dossiers épais, Hicham était occupé, là-bas, en terrasse, à résoudre des problèmes de galettes et de pichets de cidre… le monde était devenu insensé… même les sudokus qui ne se laissaient plus résoudre… 

Irrésistiblement, il était parvenu aux pages des avis d’obsèques. Il déploya le journal devant lui sur la table, bien à plat, et sortit de sa poche ses lunettes. Il parcourut lentement les colonnes, s’arrêtant particulièrement sur les annonces entourées d’un trait noir plus épais – celles des familles bien qui mettaient le prix – et finalement trouva quelque chose : Famille Merlet. Philippe, Paul et Patricia, ses enfants, ont la  douleur de vous faire part du décès de monsieur Jacques Merlet, ancien du Stalag 19, à l’âge de 95 ans…

95 ans ! Merlet ! Il rajusta ses lunettes… Merlet… Stalag… 95 ans… Merlet ! sapristi ! un gars qui avait toujours été fragile, des poumons,  du coeur, de tout… A sa sortie du Stalag, il était maigre, fallait voir, un tas d’os et de nerfs, on n’aurait pas donné cher de lui. Mais ça ne l’avait pas empêché de faire ses affaires ensuite, ce malin-là. Et d’aller à 95. Ce malin-là, il avait toujours su compter. Et si Merlet avait pu galoper vaillamment jusqu’à ses 95, il irait bien, alors, lui, Léger, foi de Léger, pourquoi pas, jusqu’à 96 ! Bon, il allait noter cela sur son calepin pour ne pas se tromper, l’enterrement était jeudi à 16 heures, à Saint-Vincent… 16 heures, Saint-Vincent, Merlet… Monsieur Léger se rendait presque chaque semaine à un enterrement, par respect, disait-il. Et puis il connaissait tant de gens, n’est-ce pas.  — Ou plutôt, ajouta la petite voix lucide et tracassière qui veillait toujours au fond de sa conscience… ou plutôt… tant de morts ! — C’est ainsi, à partir d’un certain âge, non ? C’est ainsi, et il ne peut pas en être autrement, c’est la rançon de l’âge. — Tu l’as dit, répondit la petite voix, c’est la rançon de l’ âge

— Hicham ! appela-t-il avec une sorte d’angoisse, Hicham ?

Mais le jeune homme n’apparaissait pas.

Monsieur Léger se leva, résolu, et se rendit à la cuisine, laissant derrière lui sa canne. Le cuisinier était justement en train d’étaler sur la plaque brûlante la pâte de sarrasin destinée à sa galette. Monsieur Léger s’approcha, mal à l’aise, et demanda, doucement, prudemment, si par hasard… 

—Quand j’suis au four j’suis pas au moulin, grogna le cuisinier, allez donc voir ailleurs si j’y suis ! 

Ce n’était pas un homme agréable et causant comme Hicham, assurément, mais monsieur Léger ne se formalisa pas, il s’assit sur un petit escabeau qui se trouva là, et resta un moment à attendre, regardant le cuisinier s’activer… Il jetait la pâte d’un geste dur sur la plaque grésillante, puis, rapidement, il l’étirait avec sa raclette, l’obligeant à prendre la forme requise, avant de la poser sans un pli sur l’assiette… Un homme énergique assurément qui aimait que les choses soient dociles… mais était-ce le moyen de préparer de bonnes nourritures, terrestres ou célestes ? Hicham aurait eu quelque chose à en dire, s’il avait été là, mais même à la cuisine, Hicham n’apparaissait pas.

Monsieur Léger revint à sa table, tenant précautionneusement son assiette, et se rassit. Il s’efforçait de mastiquer lentement. C’était meilleur pour la santé. Et puis, disait la petite voix acide au fond de sa conscience, cela faisait passer le temps, et, même sans Hicham, on était mieux ici dans la crêperie remplie de monde que tout seul à la maison, n’est-ce pas. Il repensa aux oiseaux. Étaient-ils toujours là, sur cette grue qui le soir avait toujours l’air dans l’ombre d’un géant triste ? Ou bien étaient-ils repartis ailleurs, vers une autre grue, sur un autre chantier peut-être, puisque la ville aujourd’hui était pleine de chantiers, et que partout les promoteurs abattaient les anciens pavillons dans leurs jardinets pour les remplacer par des résidences avec parc, comme on disait dans les annonces de L’Éclair. Il avala une gorgée de cidre. Un peu âpre, leur cidre, toujours un peu âpre… une crêperie très ordinaire, vraiment. S’il n’y avait pas eu Hicham… Il se demanda s’il ne devrait pas changer ses habitudes, finalement, puisque désormais… Il y avait en ville d’excellents restaurants, après tout… —Mais changer, ah, changer… à ton âge, avec ces fils, tous ces fils… ! Fls de fer rouillés, voilà ce que c’est, grippés d’usure et de lassitude, rouillés dans leurs vieilles cicatrices. —Tais-toi, tais-toi donc, à la fin, je ne suis pas d’humeur à disputer, ce soir… — Pas comme les étourneaux, alors ?

Les étourneaux ? C’était assez juste, ce qu’avait dit Hicham, tout à l’heure, que les oiseaux avaient l’air de discuter quelque chose, de débattre… —Mais de quoi, hein ? Tu le sais, toi, de quoi ? — Des histoires d’oiseaux… où faire étape… dans quel jardin passer la nuit… peut-être que c’était cela qui les préoccupait, ou bien l’hiver, alors… le dur hiver qui allait fatalement venir après l’été. C’était un vrai problème pour des oiseaux, certainement, l’hiver. Un terrible problème. Il reprit une gorgée de cidre. Âpre, décidément. Ou peut-être débattaient-ils en effet, après tout, du sort de l’un d’entre eux. Drôle d’idée qui lui était venue là, à Hicham, à force de s’intéresser aux tribunaux. Le sort de l’un d’entre eux. Quelque chose comme un procès. Ils criaient si fort, ils paraissaient furieux, presque féroces. Il se demanda ce qu’était devenu l’oiseau qui s’était cogné à sa fenêtre, et qui était reparti étourdi, blessé peut-être, vers la troupe de ses congénères. Que faisaient-ils de leurs blessés, ces drôles d’oiseaux toujours en route ? Et de leurs vieux, que faisaient-ils ? Et pourquoi était-il parti seul, celui-là ? Pourquoi l’avait-on laissé partir seul, alors qu’il n’avait plus la force, évidemment, ni les yeux, ni l’équilibre, ni même le désir… ? Il reprit une gorgée de cidre, pour enfoncer dans la chaleur de son estomac satisfait ces diablesses d’idées absurdes qui ne lui venaient que parce qu’Hicham… Il repensa à Merlet. Il avait des enfants. Au moins trois. Des enfants qui venaient de loin en loin, comme tous les enfants, et qui l’avaient « placé », à la fin. Sa maison était déjà en vente. Il l’avait vue dans les annonces de L’Éclair. Encore une qui serait rachetée par un promoteur, avec le terrain qu’elle avait, comme le pavillon des Duchâteau. Pauvre père Duchâteau, il le revoyait bien, penché sur les salades qu’il repiquait. Et madame Duchâteau, avec son rouge à lèvres, ses cheveux blondis coupés courts, qui voulait avoir l’air jeune et qui aimait tant les roses rouges qu’elle avait même reçu le prix municipal du jardin fleuri une année, parce que ses roses Marilyn étaient les plus belles de la ville. De bons voisins. Duchâteau, surtout, avait été un ami, sur la fin, un véritable ami. On croit toujours, quand on atteint un certain âge et qu’on a de vieux voisins, qu’on pourra se tenir ensemble, à se faire les courses et à s’inviter et à bavarder dans les jardins, qu’on ira comme ça tous ensemble, jusqu’au bout. Mais c’étaient eux, les Duchâteau, les plus jeunes pourtant, qui étaient partis les premiers, presque le même mois. S’ils avaient su, s’ils avaient vu. Le sol du potager défoncé par les machines et le piétinement des ouvriers, les sillons creusés dans la roseraie par le poids de la grue, et cette couche épaisse de fiente qu’y avaient certainement déposée maintenant les étourneaux, cette couche de fiente qui certainement s’était collée, fade et gluante, à ce qui restait des rosiers, pendant qu’il mangeait sa galette. Il avait bien fait de faire bâtir, dans le temps, sur ce bout de terrain, s’il avait eu, lui aussi, un de ces vastes jardins à légumes et à fleurs, on l’aurait éventrée aussi, sa bicoque… brr… les tapisseries au vent, les fils électriques entremêlés, c’était indécent, c’était… Tandis que là, sa maison haute sur son brin de jardinet… Jérôme vendrait, bien sûr, mais à une famille, à… il imagina des enfants courant dans l’escalier, glissant sur la rampe d’un étage à l’autre, se heurtant tout en bas à la grosse boule de verre. La boule de cristal, comme disait Jérôme, autrefois… Puis il pensa au chemin du retour, tout à l’heure, dans la nuit, seul, vers la maison vide. Les oiseaux seraient-ils encore là, accompagnant son trajet de leurs cris, et l’attendant sur la grue ? Il frémit, et c’était peut-être d’impatience, autant que d’angoisse — Hicham, murmura-t-il, Hicham !  Et soudain, Hicham fut là enfin : — Excusez-moi, monsieur Léger, je n’ai pas le temps, mais si vous voulez quelque chose, n’hésitez pas à venir me trouver… 

— Non Hicham, je ne veux plus rien, il est trop tard, apportez-moi seulement l’addition, je vais rentrer, je me sens un peu faible ce soir. — Je l’ai bien vu, monsieur Léger, je l’ai bien vu, c’est pour ça que j’ai fait un petit saut jusqu’à vous, et je regrette… vraiment je suis désolé de ne pas avoir pu, mais vous savez, je suis tout seul en salle, et avec le monde qu’on a toujours en août ici… —Merci, Hicham, vous êtes très aimable de penser un peu à moi, c’est très bien, très très bien… mais je… je vais rentrer, je crois que c’est préférable… et puis il y a ces oiseaux, ces… mais est-ce qu’on ne les appelle pas aussi des sansonnets ?— Pardon ? vous vous sentez un peu sonné, monsieur Léger ? — Oui, c’est cela, un peu sonné, le cidre peut-être, je l’ai trouvé si… âpre, ce soir… alors… alors adieu, Hicham, je vous souhaite de réussir. —Bien sûr, monsieur Léger, bien sûr, et vous, soyez prudent, prenez soin de vous !

Dans la rue la nuit lui parut accablante, vraiment très chaude pour une fin août, et tellement lourde avec toutes ses étoiles en embuscade. Il n’avait jamais aimé ce spectacle des étoiles tournant dans le ciel pour faire leur ronde absurde. L’éternité, tu parles. Est-ce qu’elles avaient jamais empêché les malheurs d’arriver, ces idiotes éternelles ? De toute façon, les oiseaux formeraient tout à l’heure un filet si épais qu’on ne distinguerait plus la moindre lueur entre les mailles sombres.  Il tendait l’oreille. On n’entendait toujours rien, que le flot lent du Noirau battant les quais. Il pressa le pas, autant qu’il le pouvait, enfonçant sa canne entre les pavés du trottoir. Il n’entendait vraiment rien, et pourtant il était déjà rue-aux-Murs. Et voilà qu’il était allé si vite qu’il était déjà arrivé. Dans la rue Saint-Clément tout était parfaitement silencieux. Si obscur… obscur… pourquoi si obscur ? Ah, bien sûr, c’était les réverbères, les réverbères étaient éteints. Pourquoi les avait-on éteints si tôt ? Une panne, sans doute, comme s’ils ne pouvaient pas… mais de nos jours, dans ce monde de fous… qui se soucie encore… et toutes ces histoires d’économies d’énergie… voilà à quoi cela menait… Il avançait à tâtons, cognant sa canne aux murs, seulement éclairé par le mince croissant de lune qui l’observait d’en haut. Derrière la clôture de tôle qui ceinturait désormais le jardin Duchâteau, là-bas, il vit que la grue se dressait dans l’ombre comme un grand squelette décharné. Il n’y avait plus personne. Ils étaient donc partis, à la fin. Il ouvrit avec peine la porte du pavillon, dont la serrure engloutie d’ombre fuyait ses mains tremblantes. Enfin il rentra, alluma, monta péniblement l’escalier, gagna la chambre et s’assit sur le lit, épuisé. La chaleur était vraiment inhabituelle, lourde et enveloppante, littéralement étouffante.  Il se résolut à se lever pour ouvrir la fenêtre… et recula aussitôt, stupéfait. Sur le rebord – n’était-ce pas incroyable ? – sur le rebord de la fenêtre était posé un autre oiseau, tout à fait semblable à celui de tout à l’heure, un vieil oiseau immobile et tremblant, prostré, comme étourdi. Décidément, ils s’étaient donné le mot pour venir se cogner sur les vitres… tous les deux… donné le mot… mais Hicham, finalement, Hicham, lui, n’avait pas tenu parole, il ne lui avait pas demandé son adresse, tout à l’heure, lorsqu’il était sorti, après avoir payé l’addition. Il était pourtant sorti aussi lentement qu’il l’avait pu. Même il était revenu dans la boutique, quelques instants, faisant semblant d’avoir oublié la canne qu’il avait, exprès, laissée contre le comptoir. Mais Hicham n’avait pas paru remarquer son retour… et lui, il n’avait pas osé, non, le bout de papier qu’il avait préparé et qu’il tenait dans sa poche, il n’avait pas osé le laisser sur le comptoir.

L’oiseau le regardait.

—Il aurait eu le temps, non, de me la demander, cette adresse, s’il l’avait voulue ? C’était à lui, tout de même… pas à moi de m’imposer, hein ? Mais il n’y pensait plus… naturellement…

L’oiseau le regardait toujours.

—Il ne pense déjà plus qu’à son école, à son avenir, évidemment… c’est très naturel. Demain, demain, et les vieux, les gens qu’on laisse derrière soi, tant pis, tant pis… il faut choisir, c’est comme ça, et c’est la vie, c’est la vie qui veut ça, c’est comme ça…  les jeunes…

L’oiseau le regardait encore. 

—Et ils ont raison, figure-toi. C’est la vie. C’est comme ça.

Pourquoi tu me regardes bêtement, tu me crois pas ? 

Pourtant ils t’ont bien laissé aussi, toi, ils ne t’ont pas demandé ton adresse pour t’écrire quand ils t’ont poussé là, sur mon carreau.

L’oiseau hocha la tête dans un frisson nerveux.

—Bon, tu vois, tu es d’accord, finalement. Alors, à toi de parler un peu… Dis-moi : qu’est-ce que tu vas faire, toi, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant que tu es resté tout seul ? hein, qu’est-ce que tu vas faire, tout seul ? 

Monsieur Léger tendit l’index, caressa doucement la petite tête tiède et tremblante. L’oiseau s’abandonna, confiant. Et monsieur Léger sut aussitôt que c’était lui, que cela ne pouvait être que lui, le vieil oiseau perdu qu’il avait tenu un instant dans ses mains, l’oiseau qui avait cogné à la vitre pour lui dire quelque chose, tout à l’heure.

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8 commentaires pour Les étourneaux

  1. jill bill dit :

    Ah un seul,être vous manque et… très beau Carole !

  2. Quichottine dit :

    Ton récit m’émeut beaucoup. Il est si proche de la réalité.
    J’ai cru que les oiseaux venaient chercher le vieil homme et je ne peux effacer cette idée.

    Merci pour tout, Carole.

  3. Hécate dit :

    C’est très beau….l’histoire de cet homme qui vieillit et tous ces oiseaux que l’on croit voir et entendre. Et , cette solitude….qui passe lente et invisible pour les autres.

  4. almanito dit :

    Une solitude cruelle. Ces étourneaux qui nous ressemblent tant ou inversement… pourquoi laissent-ils l’un d’entre eux de côté? Et pourquoi cela nous semble t-il flagrant alors que nous ne nous posons pas la question pour tous ceux que nous, laissons derrière nous?

  5. flipperine dit :

    émouvant cette histoire mais les étourneaux de sales bêtes

  6. Aloysia dit :

    Comme tu parles bien, de la solitude de la fin de la vie, du désespoir… C’est poignant et en même temps, en ciblant cet état de détresse profonde tu sais faire apparaître et resplendir la beauté du Coeur qui nous habite, de cet amour de la Vie qui jamais ne connaît d’amoindrissement, jamais ne peut s’éteindre.

  7. eva dit :

    Criant de réalitéS… Plus que la mort, je redoute la vieillesse…

  8. dombouvet dit :

    émouvant. Je vais retenir celle-ci :Un vieil homme est un pantin, dont il faut tirer toujours les mêmes fils, sinon le bonhomme tombe,

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