Montage et démontage

—C’est juste une question de patience, après tout… avec de la patience, tout finit par s’arranger. Toujours. 

—N’empêche… deux jours pour monter les caissons. Deux jours ! J’ai cru devenir folle…

—C’était nouveau, voilà… Quelques difficultés au départ, quelques hésitations, le temps de s’adapter, c’est tout à fait normal… mais avec de la patience… Avec de la patience, on tâtonne, on s’accoutume, on apprend, quoi… on surmonte les premières difficultés, on s’y fait, et puis ça vient, ça s’arrange, ça prend forme…

—Deux jours ! Tout le week-end. Et s’il y avait pas eu le lundi férié… Non, tu nous vois, là, obligés de camper encore une semaine au milieu des planches et des cartons… sans cuisine, sans eau, sans gaz, sans lave-vaisselle, sans poubelle, sans rien… Tu nous vois, dis, tu nous vois, là, tous les deux ?

—Une belle cuisine, ça vaut bien quelques efforts, quelques menus sacrifices… nous ne l’en aimerons que plus… nous ne nous en aimerons que plus… Eva… !

—En tous cas il n’est pas droit, ton rail.

—Pas droit mon rail ? 

—Non, regarde donc. Pas droit. Ça penche, là, vers la droite…

—Vers la droite ? 

—Ou vers la gauche, ça dépend de la façon dont on regarde… mais ce qui est sûr, c’est que ça penche. Et si ça penche aujourd’hui, demain ça va flancher… et si ça flanche demain, après-demain ça craquera, et à la fin, à la fin… ça s’écroulera. Vlan !

—Tu en as de bonnes… Vlan !… comme si les choses s’écroulaient, comme ça, sans raison. Qu’est-ce que ça veut dire : « ça penche », c’est imprécis, c’est inconsistant, « ça penche »… on peut avoir l’impression bizarre, le sentiment très vague, l’incertaine illusion que ça penche… Mais la réalité, ça se mesure. Rationnellement. Alors sois rationnelle, Eva, et fais-moi confiance. J’ai tout mesuré. Et je t’assure, je te garantis, je te certifie que c’est droit. Droit. Impeccablement droit.

—Non, je te dis, non. Ce n’est PAS droit. Tu ne remarques jamais les détails qui clochent, de toute façon, enfin… disons que tu n’as jamais envie de les remarquer. 

—Tandis que toi, les détails qui clochent,  quand il n’y en a pas, tu les inventes…

—Comment ça, je les invente ?

—Je plaisantais, mon amour, je plaisantais… bien sûr que non, tu n’inventes rien, mais disons que tu… que tu interprètes…

—Comment ça, j’interprète ? J’interprète, moi ??

—Voyons, mon amour, je blague… tu sais que j’aime blaguer…

—Mais moi pas. Je ne blague pas, moi. Moi, je le vois, que ton rail penche.

—Un quart de millimètre, peut-être, à la rigueur, admettons, forcément, parce que ça ne peut jamais être parfait, un rail de métal sur un mur de placo, fatalement, ça ne peut pas être complètement… enfin dans l’absolu, parce que dans la pratique, pragmatiquement, c’est tout à fait… Bref, je t’assure qu’on ne verra rien. Un quart de millimètre en plus ou en moins, ça ne modifie pas l’équilibre général, tu comprends. Ce qui compte, c’est l’ensemble, la globalité… la moyenne, la somme, pas telle ou telle perfection imaginaire et inaccessible…

—Les apparences, en somme, les apparences, ça te suffit… tu t’en satisfais, des apparences, je sais. Mais pas moi. Non, pas moi. Moi je me soucie de demain, de plus tard, de toujours. Et moi, je te dis que le rail penche. Pourquoi nier l’évidence ? Il penche, et s’il penche maintenant, qu’est-ce que ce sera, dans cinq ans, quand tout aura travaillé ? Et dans dix ans, hein ? Tu nous vois, hein, dans cinq ans, dans dix ans, et même dès l’année prochaine, qui sait ? cernés, évoluant avec précaution dans un paysage de cauchemar, sous les caissons en suspension, dans les décombres et les gravats… tu nous vois ? Réfléchis à ton tour : si ça penche dès maintenant, ne serait-ce qu’un peu, ça va forcément s’aggraver, au va au désastre. Un désastre irréversible. Alors que si, dès le départ, si, au lieu de se cacher les problèmes, on essaie de régler…

—De régler ! Tout est déjà réglé, voyons, Eva. Au millimètre…. Mais, pour te faire plaisir, je dis bien, pour te faire plaisir, parce que ce n’est pas nécessaire, mais que je vois que sinon tu resteras toujours anxieuse et insatisfaite, alors, donc, pour te complaire, je vais vérifier avec le niveau… sur toute la longueur, rationnellement, précisément, je vais vérifier… et, le cas échéant, je dis bien le cas échéant...

—…Donc ?

—Eh bien, c’est droit… Droit ! même pas un quart de millimètre d’écart. C’est droit, droit, parfaitement droit.

Dis encore que j’imagine…

—Non, ma chérie, je ne dis pas cela, mais quelquefois, quand tu t’im… enfin quand tu t’obsèdes…

—Que je m’obsède, moi ? Moi, m’obséder ?

—Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire…

—Je m’en fiche de ce que tu voulais dire. C’est ce que tu as dit qui compte.

—Mais c’était malgré moi, je t’assure…

—C’est ce qu’on dit malgré soi qui compte. Le lapsus, la révélation…

—Bon, bon… Eva… admettons c’est admis j’admets tout. L’essentiel, c’est ce que le rail soit correctement posé. Je veux dire à peu près correctement, bien sûr. Note bien que je dis à peu près par esprit de conciliation. Parce qu’en réalité… Mais je ne vais pas polémiquer… c’est posé, au moins, c’est comme ça, bien ou mal, mais posé, et on va s’en contenter. Les bases, Eva, on a posé les bases, Eva, c’est l’essentiel, non ? A présent, on va pouvoir accrocher les caissons. C’est presque fini. Courage, Eva, mon Eva, courage, ce soir, on l’aura, cette cuisine, et on l’aura bâtie nous-mêmes, ensemble. Ensemble, Eva, ensemble ! Tu te rends compte que ce sera le premier vrai travail qu’on aura réalisé ensemble ? On va en construire, des choses, ensuite, tous les deux ! Est-ce que tu te rends compte que cet appartement, c’est la première étape, la première pierre du foyer, de la petite famille qui bientôt, Eva… Eva… ? tu te rends compte de tout ce que ça signifie, de s’installer ici, de monter cette cuisine, ensemble… ? C’est merveilleux, Eva, tout simplement merveilleux… Passe-moi donc le caisson d’angle haut.

—Non. On ne peut pas accrocher les caissons sur un rail qui n’est pas droit. On ne peut rien bâtir sur une base instable… et ce rail oblique, ondulant, fuyant…

—Il n’est pas du tout fuyant…

—Si. Il n’est pas droit, et il a du jeu. Là, regarde, il y a du jeu…

—Mais non, voyons, c’est impossible. Im-pos-sible. J’ai tout ajusté au niveau, tout vissé à fond, tout est comme il faut.

—Comme il faut selon toi… tu ne veux jamais voir les problèmes.

—Comme il faut selon le niveau à bulles, Eva! Qu’est-ce que tu veux de plus ? Une spectroscopie nucléaire ? Une image à résonance magnétique ?

—Ça doit venir des murs, en fait. Je l’avais tout de suite remarqué, quand on a fait la visite de fin de chantier… Je te l’avais dit : les murs sont courbes… concaves, convexes… concavo-convexes, convexo-concaves…  fuyants !

—Tu sais, les murs en placo, ça ne peut jamais être parfait… dans ces appartements de promoteur, c’est toujours un peu…

—Toi avec tes « ça ne peut jamais être parfait » ! Et tes « c’est toujours un peu…  » Tu te satisfais d’approximations. Je te l’avais dit, que les murs n’étaient pas droits, c’est à ce moment-là qu’il fallait protester. Tu n’as pas voulu m’écouter…

—Mais tu n’avais rien dit, Eva, rien du tout… il te plaisait tellement, cet appartement, tout neuf, tout clair, tout blanc…

—Non, c’est à toi qu’il plaisait. Moi j’ai fait semblant. J’ai tellement l’habitude de faire semblant, pour te faire plaisir. Semblant, semblant, c’est comme avec ta mère, semblant, toujours semblant !

—Eva, laisse ma mère à l’écart de ce rail…. !

—La vérité, c’est qu’on a acheté un appart dont les murs sont fuyants. Et qu’on en a pris pour vingt-trois ans de traites.

—A 2,46 %, par rapport au loyer qu’on payait…. ce n’est tout de même pas une mauvaise affaire…

—Tu calcules tout, toujours, au plus juste, au plus près… tu ne vois que ton intérêt immédiat. Rien à long terme. C’est mesquin. Il fallait emprunter plus. Acheter quelque chose de mieux, de plus grand, de plus… Tiens, les Duclos, par exemple, ils ont vu grand, eux, durable ! Tu as vu l’appart qu’ils ont acheté, les Duclos ? 48 m2 et demi. Sans compter le balcon pliant. 

—A trois cent mille euros, je pense bien !

—Ils ont investi, eux, au moins, ils ne se sont pas montrés frileux, mesquins, petits comptables… ils ont fait dans le durable, dans le développement durable, même ! 

—Tant mieux pour leur banquier. Ils ont toujours été prétentieux, les Duclos, m’as-tu-vu et paniers percés… comme leur balcon, d’ailleurs, un balcon en bois… dépliant… tu parles… ils en ont de ces idées, les architectes modernes… jamais rien vu d’aussi absurde.

—Tu te moques toujours. C’est très pensé, c’est pour l’isolation, un peu comme les matelas…

—Les matelas ?

—Oui, face été, face hiver : balcon face été, volet face hiver… 

—Tu parles d’un matelas, c’est plutôt un plongeoir : trois bouts de planches en équilibre sur le vide. Ridicule. Dangereux. Je ne voudrais pas m’y aventurer, sur leur pont-levis… je ne donne pas cher de leur avenir, d’ailleurs, avec un balcon pareil, suspendu sur l’abîme, au douzième étage…

—Tandis que nous… maintenant, il va falloir y vivre, dans l’appart aux murs fuyants… Et moi, là, je sens déjà que je ne vais pas supporter, ça me donne le vertige…

—Pourtant, c’est toi, ma chérie, qui as insisté pour qu’on prenne celui-là… On aurait pu acheter le 39 m2 ancien de la rue Victor Hugo, mais toi tu as dit : non, j’aime tellement mieux avoir 10 m2 de moins mais dans le neuf, je préfère le neuf, je ne veux pas poser ma vie dans les saletés des autres, surtout que les proprétaires de la rue Victor Hugo sont en plein divorce, et puis rue Tournebride, c’est beaucoup mieux situé, beaucoup plus chic, … Je t’entends encore, ma chérie… Du neuf rue Tournebride, 29 m2 c’est petit mais rue Tournebride ce sera tellement cosy… c’est ce que tu répétais, tous les jours… Tu as insisté, insisté, insisté, tellement insisté…

—Moi ? Moi j’ai insisté ? Ah, ça c’est la meilleure ! C’est toi qui…

—Alors, là, Eva, écoute-moi : stop ! Stop Eva, on s’arrête. Là, je te le dis solennellement: Stop on s’arrête. On ne va pas plus loin avec les mots qui vont trop loin. Il est trop tard maintenant pour se faire des reproches. Tu entends, c’est trop tard. On est engagés, on a acheté, derrière nous, on a des signatures, et, devant nous, des projets, des projets, tellement de projets, tellement de choses à bâtir encore ! Alors à présent, Eva, on ne rature pas le passé, on affronte l’avenir, et on la monte, cette cuisine, on la monte, on la monte courageusement, que les murs soient concaves ou convexes…

—Fuyants !

—Qu’ils soient convexes ou concaves, on fait avec. On essaie, Eva. Au moins on essaie. Et on va réussir, tu verras. Avec de la volonté. De la patience. Si seulement tu me passes le caisson d’angle haut sur lequel tu es assise…

—Et si ça penche ? Si dès ce soir ça commence à s’écrouler ?

—Je mettrai des cales.

—Bien ton genre, mettre des cales. Faire comme si de rien n’était. Masquer la réalité.

—Est-ce que tu la veux vraiment, ta cuisine ? Parce que si tu la veux, soulève-moi ton joli petit cul, que j’attrape le caisson…

—Tu ne m’aurais pas parlé comme ça, avant…

—Avant quoi ?

—Avant… Avant qu’on achète, par exemple. On achète, et hop, tu deviens grossier. In-stal-lé, tu te crois installé. Tranquille. Plus à craindre que j’aille voir ailleurs, avec les traites comme des boulets pour m’empêcher de courir.

T’empêcher de courir ! C’est toi qui es grossière, permets-moi de te le dire. Merci quand même pour le caisson. Et maintenant, tais-toi, Eva chérie. J’ai besoin de me concentrer pour étudier la notice. 

—Dis tout de suite que je te dérange. 

—Pardon, Eva, pardon. Tu sais bien que j’ai besoin de toi, que sans toi… Mais j’ai aussi besoin d’un peu de silence pour étudier la notice.

—…

—Eva… Tu sais quoi, Eva ?

—….

—Eva, c’est…  assez fâcheux… Eva… tu ne vas pas me croire… Eva : j’ai l’impression…

—…

—Pas l’impression, la certitude…

—…

—… que je me suis trompé.

—…

—…enfin, un peu.

—..

—Je l’ai juste monté à l’envers, en fait.

—…

—Alors aide-moi à le décrocher du mur, ce rail… On va reprendre au début… le rail de fixation… trous ovales vers le plafond, trous ronds vers le sol…. Bien sûr ! Cette fois, j’y suis. J’avais inversé mes repères, tout à l’heure. Incroyable. Inversé. On fait de ces erreurs bêtes, quelquefois, quand on se concentre sur les difficultés, à force de réfléchir, de se casser la tête, de faire des efforts d’adaptation… ce sont les évidences qu’on ne remarque plus…

—En tout cas, les trous, on ne risque pas de ne pas les remarquer ! Ces trous… Tous ces trous !

—Quoi, ces trous ? Forcément, il faut faire des trous… comment tu veux que ça tienne, sinon ? Par lévitation ?

—Mais ces trous énormes, là, dans le mur. Ça va laisser des marques. Profondes. Des cicatrices. Immenses. Ça va fragiliser…

—Voyons, Eva, on ne verra rien, rien du tout, puisqu’il y aura les caissons par-dessus…

—Mais les trous, eux, ils vont rester, s’élargir, s’agrandir. Des trous géants. Béants.

—Sois raisonnable, Eva, c’est sans importance, j’ai mis des chevilles, on ne verra rien !

—Toujours les apparences, le qu’en-dira-t-on, le qui-se-voit. Et toute la poussière sous le tapis….

—Dans les trous, en fait, je vais remettre le plâtre tombé dans les trous, avec un bout de tasseau par-dessus, bien coincé sous le rail… là, voilà, ça colmatera très bien. Maintenant, pousse-toi, Eva, que je vérifie la mesure…

—Pousse-toi-Eva…  ! Je n’ai plus un joli petit cul, maintenant, alors… ! Dis, mon chéri, tu ne m’aimes plus ?

—Je croyais que j’avais été grossier… tu ne sais pas ce que tu veux. Laisse-moi travailler, Eva, ce n’est pas le moment de…

—Toujours à me repousser, à me rembarrer… Des reproches quand je dis non, des reproches quand je dis oui, des reproches à tout bout de champ et à n’en plus finir, on croirait ton père…

—Laisse mon père à l’écart de ce mur, Eva, je te l’ai déjà dit…

82 centimètres partout, c’est bon… sauf… ah, là… mince… là, ça ne tenait pas… c’est tombé tout seul, Eva, tu as vu… quand j’ai appuyé… c’est quand on a tout décroché, tout à l’heure, tu as dû tirer trop fort, ça a arraché un bon morceau de plâtre.

—C’est ma faute, maintenant. C’est pourtant toi qui m’as dit de tirer.

—Pardon, Eva, c’est peut-être moi, après tout, qui t’ai mal dirigée… C’est très peu de chose, remarque, peut-être deux ou trois petits centimètres, un creux dans la cloison, tout simplement, ça se rebouche…  pas grand chose, juste un léger défaut…

Juste un léger défaut... tu parles ! Un trou de cette taille. Une grotte, une caverne, un cratère, tu veux dire ! Pourquoi tu ne veux jamais voir les choses comme elles sont ? Pourquoi tu as toujours peur des mots ? 

—Je vais remettre le plâtre, avec une cale plus grosse, là, voilà, tout simplement… J’en ai plein, dans mes réserves, de ces bouts de tasseaux. J’ai bien fait de les garder.

—Ta manie de tout garder !

—Tu vois que ça peut être utile.

—Tes économies de bouts de tasseaux !

—Passe-moi donc le niveau à bulles, que je vérifie une dernière fois… avant d’attaquer l’étape suivante…

—Qu’on n’ait pas à tout redémonter, au moins, cette fois… parce que moi, monter et démonter, et remonter et redémonter, je n’en peux plus… Deux jours, on a mis, deux jours ! Deux jours à quatre pattes et à s’arracher la peau des mains à force de visser et dévisser. Deux jours !

—C’est à cause de cette putain de notice incompréhensible.

—Ne sois pas grossier. Tu sais bien que les indications des notices sont comme les paroles des femmes, qu’elles demandent toujours à être interprétées. Comme dirait papa. Et puis tu aurais pu au moins te procurer une visseuse électrique. Si seulement papa avait pu venir avec son matériel… il est tellement bricoleur.

—Je sais, Eva, je sais, mais il s’est bien gardé de venir.

—Tu sais bien qu’il avait un championnat de scrabble.

—Il est à la retraite, il se prétend bricoleur, et, au moment où on aurait vraiment besoin de lui, il se dégotte un championnat international de bridge à Coucy-les-Bruyères…

—A Béziers, cette fois. Un championnat régional de scrabble…

—Les jeux olympiques de pétanque à Montluçon si ça lui chante.

—Il a bien le droit, il me semble, de se détendre un peu. Il a commencé à travailler à quatorze ans, lui

—A quatorze ans, lui, je sais, à bicyclette et par tous les temps ! Le caisson d’angle haut en premier. Aide-moi, ma chérie, soutiens-le pendant que je l’accroche sur le rail… Tiens-le, je te dis, tu bouges trop, tiens-le bien droit, voyons, pas comme ça tout de travers…

—Est-ce que c’est ma faute, tout est de travers, ici, comment veux-tu que je sache encore ce que c’est qu’une ligne droite ?

—Tiens-le correctement, je te dis, comment veux-tu que je le place dans le rail sinon ? Et puis passe-moi les vis…

—En même temps ?

—Evidemment, en même temps… il faut so-li-da-ri-ser… c’est marqué ! 

—So-li-da-ri-ser… ils en ont de ces mots, sur les notices… so-li-da-ri-ser… comme si c’était pas chacun pour soi dans la vraie vie… Egoïsme et compagnie… tiens-moi ci tiens-moi ça et fais ci et fais ça… toi tu bosses moi j’ordonne, moi en haut toi en bas…

—Eva, je ne sais pas ce que tu as aujourd’hui, mais je te rappelle que nous sommes so-li-dai-re-ment occupés à monter la cuisine que tu as commandée et qui m‘a coûté…

—Je sais… merci beaucoup mon chéri, c’était tellement gentil de ta part, d’en faire une priorité, avec ces traites que nous avons, je sais, je sais bien… mais il est indélicat malgré tout de me rappeler sans cesse… Et puis zut, dépêche-toi donc de l’accrocher, ce caisson, parce que moi, je n’en peux plus, de tendre les bras comme ça avec mes problèmes de vertige et d’oreille interne… Ah, qu’est-ce que c’est lourd ce machin… !

—C’est l’agglo. C’est lourd, l’agglo.

—Quoi donc l’agglo ? Quel rapport, l’agglo ?

—Agglo… aggloméré, quoi. C’est comme ça que ça s’appelle… de la sciure de bois pressée dans de la colle…

—De la sciure de bois pressée dans de la colle ? C’est ce qu’on a acheté ?

—C’est toujours comme ça, chérie, c’est normal, c’est banal. Les cuisines en bois massif, ce n’était pas dans notre budget, on l’a prise chez Ikaria, ta cuisine, je te rappelle, pas chez Crochet-Beaubois.

—Mais ça doit être toxique… toute cette colle… ! On ne pourra plus respirer, ici… en plus de tout, des murs fuyants, du vertige et du reste, on aura les vapeurs toxiques, le chlore, le benzène, le tétrachlorure, le pyralène…

—… et même le DDT pour faire la chasse aux conneries. Laisse pas tomber le caisson pour autant, tiens toujours bon… Putain, tiens donc correctement, j’arrive pas à visser, les trous sont pas en face, nom de Dieu putain merde !

—Arrête de t’exprimer grossièrement, ou je laisse tout tomber !

—Putain, c’est pas en face, je te dis, putain fais chier putain pas en face, fais un effort, Eva, fais un effort !

Ahhhh ! Mais ça va pas, tu l’as laissé tomber… ! sur mon pied… ! tu te rends compte que t’aurais pu me blesser ?

—Tu t’es montré grossier, je t’avais prévenu. De toute façon, tu ne risquais rien, j’avais glissé mon genou dessous pour amortir.

—Eva, je sais que je t’impose un travail pénible. Mais je te rappelle que nous sommes occupés à monter du mieux possible, ensemble, la cuisine moderne et équipée que tu as souhaitée pour ton nouvel appartement.

Mon appartement ? Le tien, aussi, n’oublie pas. Copropriétaires. Ce qui est à toi est à moi et vissé-versa…

—Vice-versa. V, i, c, e.

—Quoi, vice-versa v, i, c e ? Pourquoi il faut toujours que tu corriges tout ce que je dis ? Pourquoi tu veux toujours être celui qui en sait le plus long ?

—Tu t’es trompée, c’est comme ça : on écrit vice-versa, et pas vissé-versa. 

—Tu ne peux pas savoir comment j’écris quand je parle ?

—Si. Tu fais des fautes d’orthographe même en parlant…

—Et ça n’enlève rien à ce que j’ai à dire. Que nous sommes deux, par exemple, que nous sommes tous les deux, à égalité, dans cet appartement, face à l’adversité, et que tu n’as pas le droit de faire croire que tu es plus capable, que tu sais mieux… pas le droit de me donner des ordres et de me faire des reproches…

—Oui, nous sommes deux, Eva. Deux, Eva, pour le meilleur et pour le pire. Tous les deux. Et tous les deux, nous allons reprendre le travail. Calme-toi maintenant, et aide-moi, puisque tu vois bien que je ne peux pas, tout seul, ajuster et visser…

—Alors on recommence ?

—Oui, je soulève le caisson, tu le tiens, et moi je visse.

—Aaaahhh ! Chéri !!!

–Quoi encore, Eva ?

—Là, dans le trou… tu sais, celui que tu as bouché tout à l’heure…

—Oui…

—C’est affreux, abominable, innommable… dans ce trou que tu as rempli de plâtre tout moisi, il y a… un ver… !

—Un ver ? dans le plâtre ? Qu’est-ce que tu racontes, Eva ? Ne sois pas hystérique. Arrête ton délire et tiens correctement le caisson…

—Je ne suis pas hystérique, je ne délire pas : il y a réellement un ver… un serpent… enfin un ver… dans le trou… dans la grotte… dans… la pomme !

Regarde toi-même, c’est horrible : il y a un trognon de pomme pourri dans le trou… ! et le ver…  il sort du trognon, il descend, il approche… il va ramper sur moi…  aahhh !

—Pose le caisson, que je puisse voir… Ouais… j’ai dû ramasser le trognon avec le plâtre, tout à l’heure… sans remarquer… si tu ne m’énervais pas comme ça…. 

—Deux jours qu’on campe ici dans les paquets et les planches… un tas d’immondices, voilà où on en est, on vit sur un tas d’immondices ! Avec un ver.

—Carpocarpse.

—Qui ça ?

—Carpocarpse. Le ver. C’est son nom. Pas méchant, ça naît dans la pomme, ça vit dans la pomme, ça mange de la pomme, c’est fait de pomme, en somme. C’est de la pomme, un carpocarpse. C’est très propre.

—Ahhh, il rampe, il vient vers nous… ce ver, cet affreux vers… tous ces vers !

—Qu’est-ce que tu racontes ? Tous ces vers… Juste un. Et encore. Un ver de pomme. A peine un ver. Un bout de pomme. Bio, en plus. Pas traitée. Originelle ! Nature ! C’est toi qui as mangé une pomme bio, d’ailleurs, samedi midi. C’est ta pomme, c’est ton ver. Assume !

—Non c’est toi. C’est toi qui as voulu mordre dedans quand je la mangeais, pour m’embrasser, et c’est toi qui as jeté le trognon par terre n’importe où après…

—On s’en fout, en fait, de savoir lequel. On en a mangé tous les deux, non ?

—Aaah, chéri, il est tombé dans mon cou ! Au secours ! Dire qu’il y en a plein les murs ! Des vers plein les murs, tout s’explique. C’est pour ça qu’ils ondulent, qu’ils remuent et qu’ils penchent, ces sales murs. C’est abominable, abominable ! On ne pourra jamais vivre ici, on ne pourra jamais s’habituer ! Pourquoi est-ce qu’on a acheté cet appartement sordide ? 

—Et qu’est-ce que tu crois qu’on pouvait acheter, avec nos traites de 1575 euros sur vingt-trois ans ? Le château de Chambord ?

—En tout cas, Virginie et Paul, eux, ils ont déniché une jolie petite maison ancienne en banlieue, très propre et en brique… ça ne peut pas entrer dans les briques, les vers, au moins… et il paraît qu’il y a moins d’araignées, d’ailleurs, dans les maisons en briques, moins de moustiques aussi, jamais de scolopendres… un amour de maison en briques, toute recouverte de vigne vierge, avec un petit jardin… juste à côté du bus, et du marché, et de tout… et rien qu’à 1400 sur trente-huit ans…

—S’ils sont encore ensemble dans trente-huit ans… Maintenant que j’ai réussi à accrocher tout seul le caisson haut d’angle, on va fixer ensemble le caisson haut numéro 2, Eva, ma chérie, puisque je vois que tu te calmes. Profite de ce rare moment de sérénité, et va me chercher le caisson haut numéro 2 pendant que je place les vis.

—Lequel c’est, le caisson numéro 2 ?

—Caisson haut numéro 2. C’est marqué. J’ai tout marqué hier soir au feutre. Sur l’envers.

—Caisson haut numéro 2, je ne trouve pas.

—Mais si, voyons. C’est noté sur l’envers.

—Non, je t’assure, je ne trouve pas. Tu as dû oublier de le marquer.

—Si tu ne m’énervais pas… Prends celui qui n’est pas marqué, dans ce cas, ça doit être le bon.

—Ouais… tu crois… on dirait plutôt un caisson bas… d’ailleurs il y en a un autre qui n’est pas marqué… comment tu veux que je sache lequel ?

—Alors approche les deux ! Je vais voir.

—Tu es sûr que c’est bien le bon ? Il a l’air… un peu… un peu de travers, non ? 

—Tu dois être astigmate, décidément. Comme ta soeur. Place-le, là, doucement… bien en face… applique-toi,voyons,  tu vois bien que ça ne tombe pas en face !

—Mais je ne peux pas… je ne peux pas faire mieux !

—Applique-toi, voyons, Eva, tiens bon, ajuste correctement… tu vois bien que je ne peux pas, tout en vissant… Mais putain, fais attention, putain, ça ne tombe pas en face, je te dis, pas en face…

-—Tu ne vas pas recommencer à être grossier, j’ai horreur des hommes grossiers. Si ça ne tombe pas en face, c’est que c’est mal monté, voilà. Mal monté.

—Mal monté ? Alors vas-y, démonte, et remonte correctement ! Vas-y, je te dis… !

—Chéri ! ! Qu’est-ce que tu fais ? Le caisson… tiens-le, voyons ! Ahhh ! Tu l’as laissé tomber sur mon pied !

—Chacun son tour.

—Et si tu démontes l’autre n’importe comment, tu vas perdre les vis, tu vas…

—Je m’en fous de tes vis, je m’en fous de tes murs, je m’en fous de ta cuisine ! Tu as dit que c’était mal monté : alors je démonte, je démonte, je démonte… et toi tu n’auras plus qu’à remonter… puisque ça ne plaît pas à madame, puisque c’est mal monté, mal parti, mal fichu. Oh, mais je démonte, moi, je démonte. Tant qu’on veut, je démonte… !

—Chéri, je ne voulais pas…

—Tu ne voulais pas mais moi je veux, je veux tout démonter, démonter…

—Chéri, chéri !… mon amour !

—Comme ta mère, tu es comme ta mère, comme sa mère, elle est comme sa mère, toujours à vous asticoter, à exiger, à déclamer, et puis après à faire la douce et la tendre et la perle… comme sa mère, putain ! elle est comme sa mère, putain !

—Arrête d’insulter ma mère, je ne te permets pas ! Et calme-toi, maintenant, calme-toi, c’est juste la faute des murs, tout ça… ils ne sont pas droits, pas fiables, ils nous donnent le vertige. Voilà, c’est ça. le vertige. Une forme de malédiction. Mais on ne va pas laisser tomber. On va lutter. On va les accrocher, ces caissons, tous les deux, chéri, tous les deux ! Les cuisines, c’est comme tout, c’est comme l’amour… il faut de la patience, de la patience… chéri ! Voyons, chéri !

—Je démonte, je te dis, je démonte, je démonte, je défais tout… revenir… en arrière, à zéro… table rase… je démonte…je démonte !

—Arrête, arrête, ne cogne pas comme ça, ne tire pas n’importe comment, ne bouscule pas, ne détruis pas, ne va pas, non, non, arrête, arrête !

—Table rase plus un clou plus un mur à zéro plus ri-en… Rien.

—Arrête, voyons, arrête ! tu vois bien que ça tremble, que ça penche, que ça balance, que ça oscille… et tu entends, tu entends comme ça grince et ça gronde… aahh ! mon Dieu, mon Dieu !… Et cette poussière !  tout ce plâtre, ces ferrailles, ce carton… et ce ver encore, qui me rampe sur le cou… et dans les oreilles… ah ! les murs, chéri, les murs ! ils vont tomber… les murs ! je n’arrive plus…  à soutenir… Chéri.. pense aux traites, pense à moi, pense à toi, pense à nous, pense à demain, pense à plus tard, pense à toujours… l’appart… mon chéri, tu vois bien qu’il va… que tout va… 

… s’écrouler !!!! 

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12 commentaires pour Montage et démontage

  1. jill bill dit :

    Eh eh, jeune couple nous avons monté du kit aussi, no comment ! Clovis, prénom de l’un de mes petits-fils, j’espère qu’il n’aura pas conter un jour ceci… sourire ! Merci Carole !

  2. almanito dit :

    On a envie de lui dire de s’enfuir à toutes jambes, à ce pauvre Clovis, seulement voilà, il vient de s’enchaîner à vie à une emmerdeuse et à des traites qu’il devra payer jusqu’à la fin de ses jours. L’amour, le bonheur, dans tout cela importent peu: ils seront, au moment de tirer leur révérence, propriétaires d’un cagibi à peine plus grand qu’un cercueil. Mais propriétaires!

  3. les Caphys dit :

    et pourtant, il en a eu de la patience ce Clovis !

  4. flipperine dit :

    et bien comme c’est dur de s’entendre

  5. mansfield dit :

    Oh la, j’ai mal au crâne à les entendre se disputer, un récit très vivant, très réel, qui n’a pas eu ce genre de déboire au moins une fois dans sa vie! Merci Carole!

  6. Pfff ! Ah cette jeunesse !!
    S’ils avaient acheté leur cuisine chez « Eg … », un monteur attitré serait venu la leur placer pendant qu’ils se doraient au soleil sur une plage italienne …

  7. Livia dit :

    Eh bien, cette jeune femme est une enquiquineuse finie, je plains le pauvre garçon qui essaye de monter cette cuisine, et de vivre avec cette casse-pied, si çà tient ils auront de la chance!
    Bises

  8. Gérard Méry dit :

    …et dans Clovis ..il y a vis

  9. nanyfrancoise dit :

    Et bien je sais maintenant ce que veut dire : patience d’ange lol

  10. Alain dit :

    Hilarant ! Je ne suis pas près de tenter de monter une cuisine avec ma femme…

  11. Cardamone dit :

    Si drôle et si triste!!

  12. Quichottine dit :

    Cette vie à deux dans le nouvel appartement commence mal… je les plains tous deux, et pourtant, je suis certaine qu’ils s’aiment et que tout pourrait aller mieux si…

    Magnifique dialogue, comme toujours. On s’y croirait.

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