Compagnon

Si on me l’avait dit, qu’en faisant les ordures j’allais tomber sur un ballot comme toi… ! t’es pas joli à voir, mon gars, dans ton emballage… tu vas pas être facile à récupérer… Allons, laisse-toi faire… bouge pas… que je te sorte du sac, d’abord, puis que je défasse tout ça… les pattes d’abord… arrête donc de trembler…  t’énerve pas… doucement… l’une après l’autre, les pattes, laisse-moi donc faire… mais c’est qu’ils ont serré, les salopiauds… c’est eux, les chiens, ceux qui t’ont mis dans c’t’état… c’est eux les chiens… et c’est moi qui te le dis… heureusement que j’ai mon canif…

Le museau, maintenant… approche, que je t’enlève cette saleté de bâillon, qu’on puisse un peu se parler, à  la fin, tous les deux… bon sang, ils en ont fait, des tours de ficelle… mais ça vient… ça y est… c’est bon, hein, de s’emplir les poumons… te gêne pas pour moi, jappe, aboie, hurle comme un loup… Non ? Tu veux pas crier ? T’es un tendre, toi… mais là, tu me gênes avec tes mots doux… c’est trop, toutes ces lécheries… pourquoi tu me remercies comme ça ? ça en vaut pas la peine, je t’assure, c’est rien, rien de rien ce que j’ai fait là… C’est le canif qui a tout fait… je rigole, là, mais c’est vrai, sans le canif j’aurais rien pu faire… Figure-toi que je viens juste de le ramasser… un beau canif un peu rouillé, plutôt déglingué, mais avec une bonne lame encore solide, t’as pu constater… Je l’ai récupéré tout à l’heure… la chance était avec toi, faut croire… tout à l’heure, au coucher du soleil, je l’ai eu, dans une caisse à oranges…devant un primeurs en ville… Y avait plus d’oranges, rien qu’une vraiment bleu pourri que je laissée, mais lui, je l’ai vu briller tout doré comme un rayon couché là juste pour moi – pour moi, ou peut-être bien pour toi… faut croire que c’était pour nous deux… Je me suis penché, je l’ai attrapé… Mais non, va, arrête donc de me remercier comme ça… J’ai fait pour toi comme j’aurais fait pour moi. Enfin, comme j’aurais aimé qu’on fasse pour moi… Voilà, c’est par égoïsme, en fait, que je t’ai sauvé… par égoïsme… je t’assure… je l’ai tellement fait ce rêve, moi, depuis que je suis à la cloche, que j’étais enterré dans un tas d’ordures et qu’on me trouvait et qu’on me ramenait à la surface, du côté des vivants. Toujours le même rêve… ça démarre en cauchemar : je suis au fond du tas, au fond du fond de tout, incapable de crier tellement les saloperies m’écrasent, et quelqu’un m’aperçoit, et ça devient un rêve, il me tend une corde, ou sa main, ou bien juste il me parle, et ça suffit à me ramener de l’autre côté…. Tu peux même pas imaginer le nombre de fois que je l’ai cauchemardé ce rêve… ça me hantait… Y a eu même un moment où je sauvais toutes les bestioles que je trouvais, tellement j’y pensais… je tendais la main à tout ce qui agonisait… les mouches paralysées dans les toiles d’araignées, je leur présentais le brin de paille, et elles jouaient les funambules… les punaises tombées sur le dos, je les retournais avec mes doigts… tout ce que je pouvais, je le sauvais… comme si – tu vois que c’est bête, un homme… – comme si d’avoir sauvé une bestiole de rien, ça allait amener quelqu’un, quelque part, à me lancer à son tour le bout de corde…

Arrête donc de me lécher comme ça, voyons… tu vas me faire tomber… c’est pas parce que je t’ai sauvé qu’il faut me faire tomber… de quoi on aurait l’air tous les deux à gigoter sur le tas d’ordures ? Parce que tu sais, ensuite, personne viendra nous la lancer, la corde… Tu peux me croire, j’ai attendu dix ans… et je suis toujours resté en bas tout seul dans ma crasse… Y en a des saletés, tout de même, parmi tous ces gens qui ont des ordures à jeter… y en a des ordures d’hommes, pour t’avoir jeté là, pauvre vieux… Oui… je le vois bien que tu es vieux… un pauvre vieux clebs, voilà ce que tu es, un pauvre vieux qu’il aurait fallu garder au coin du feu. Mais je vois ça d’ici, tu pissais partout, tu sentais mauvais, t’étais pas beau à voir… ils partaient en vacances, alors ils se sont débarrassés de toi… une pelote de ficelle à poulet, et hop, les pattes, le museau, que je ligote tout ça, et que je t’emballe ça dans un sac poubelle, et que je te ferme le sac et que je te jette le tout… Encore vivant, non d’un chien… ! ils ont même pas pris la peine de te tuer franchement, les lâches… ils pensaient que t’allais mourir étouffé… ça devait pas faire longtemps que t’étais là, quand je t’ai trouvé, t’as eu de la chance, je te le dis et redis… une vraie chance de réveillon, t’as eue… la chance de te rencontrer, enfin, je veux dire de me rencontrer, et que j’aie le canif… ils le savent pas, les saletés qui t’ont assassiné, qu’il y a des essdéèefes qui raclent leurs ordures pour trouver des cartons… et qui sont des hommes, eux… ou plutôt ils le savent, mais ils y pensent si peu qu’ils y pensent même pas quand ils assassinent… Tu sais que je pourrais porter plainte contre eux, mon gars… mauvais traitement à animal, homicide volontaire et je ne sais quoi encore… je pourrais… quoique je sais pas si on l’enregistrerait vraiment, ta plainte… et puis la police et moi, ça fait, disons… plusieurs… mais imaginons que je porte plainte, je le ferais, remarque bien, ce serait juste pour toi… que t’aies des dommages intérêts, un tas d’argent dont j’aurais bien besoin… bah, ils savent bien que je le ferai pas… j’ai jamais été du genre à me plaindre, alors porter plainte…

Enfin c’est pas tout ça, mon gars, maintenant qu’on est sauvés, faut manger… parce que crois-moi, par ce froid, si tu manges pas, tu vas re-crever… et là je pourrai plus te ressusciter…

Alors tu vas dégourdir un peu tes pattes, faire circuler le sang, tout ça, et puis tu vas me suivre… t’inquiète pas, je vais pas vite, tu y arriveras, je suis aussi vieux que toi, au moins…

Mais d’abord, que ce soit clair entre nous, Ecoute-moi bien, je te parle en face et pas en traître : je veux pas te garder… non, je t’ai sauvé, c’est d’accord, et t’es mon pote, maintenant, mais te garder, je veux pas. Je suis un gars réglo, moi, tu sais, alors pas d’ambiguïté, faut que ce soit clair et limpide comme l’eau de la Charonne où on te jettera peut-être un jour : je te prends pas avec moi… non…. je veux bien te chercher un maître, si vraiment t’as du mal à t’en tirer tout seul.  Je pourrais te montrer une bonne maison que je connais, si t’as besoin, avec des enfants… tu viendras me trouver si t’en as envie, pour que je te présente aux gosses… mais te garder, non, je peux pas… Je sais bien… je t’entends, t’as pas besoin de te taire comme ça, je t’entends bien me le dire, que t’es déçu, que tu m’en veux… mais faut comprendre, faut comprendre… Que je t’esssplique… Tu vois, mon gars, c’est pas compliqué, y a deux sortes d’essedéèfes… enfin y en a bien plus, y en a peut-être même des centaines, en fait, c’est compliqué, mais je simplifie… t’apprendras plus tard de toute façon, pour l’instant je simplifie… faut toujours simplifier pour enseigner les bases des trucs difficiles, on t’a jamais appris ça ?… alors donc, comme je te disais, les essedéèfes, y en a de deux sortes… : ceux avec chien et ceux sans chien. Avec ou sans, tu me suis ? Ceux avec chien, ils ont des vrais avantages, je dis pas le contraire : d’abord ils sont pas seuls, et il y a rien de plus important… ils ont quelqu’un à qui parler, un bon copain qui les respecte… La deuxième chose, c’est qu’ils craignent plus qu’on les attaque… c’est violent, la rue, tu peux même pas imaginer comme… Mais les avec chien, on les attaque jamais. Note bien qu’il faut pas que le chien soit trop vieux… non, prends pas ça pour toi, va pas te vexer, c’était juste une remarque en passant… Et puis la troisième chose, pour t’esspliquer à fond les avantages, c’est le pouvoir d’achat, comme on dit… les avec chien gagnent bien plus que les sans, quand ils font la manche, parce que plein de gens qui donneraient pas un os pour le bonhomme donnent un bras pour le chien, tu vois ? Ah, c’est sûr, y a des jours, quand je vois ça, où j’aimerais bien être un essedéèfe à chien… Mais faut aussi voir le mauvais côté, y en a toujours un… ils ont pas que des avantages, les essedéèfes à chien, ça non ! Ils ont un bon paquet d’ennuis en fait. D’abord, la police. T’imagines pas, forcément, toi qui es encore tout innocent à ton âge, mais un chien, ça rend suspect. On n’arrête pas de t’embêter, quand t’as un chien, de vérifier si le chien est vacciné, s’il est bien traité selon les normes européennes et tout et tout… même des fois on te demande de le museler… tu me crois pas ? Si, crois-moi, de le museler… comme si un chien muselé pouvait encore protéger de quoi que ce soit l’essedéèfe… Primo donc, les avec chien ont la police aux trousses, bien plus que les sans chien. Et moi, j’aime pas avoir affaire à la police. Parce que faut que je t’avoue, j’ai fait de la taule, à un moment, j’sssuis un ancien bandit, moi, ouais… Donc, la police, c’est pas mon genre, et la police, c’est un vrai problème quand on a un chien… mais y a pas qu’ça, y a pas qu’ça, y a aussi le deuzio, car deuzio, l’ essedéèfe à chien, il faut qu’il trouve tous les jours de la viande pour son chien… c’est pas pour te vexer, mais un chien, ça bouffe, ça bouffe ! Alors avec le peu qu’on gagne avec la manche et la récup’, et la gnôle qu’on est bien obligé de se payer – parce que sans alcool, je te jure et tu peux me croire sur ma parole d’honneur bien que je me sois parjuré plus qu’à mon tour, sans alcool, on peut pas vivre plus d’une semaine, dans la rue -,  si en plus faut chercher de la viande pour le clebs, c’est vraiment plus une vie cette vie, c’est les neuf cercles d’enfer… Et j’oublie pas la fin du discours, maintenant, v’là le tertio… Car tertio : les essedéèffes à chiens, on n’en veut pas dans le refuge de nuit. Or à mon âge, ouais, à mon âge, le refuge, ça compte… c’est pas que j’aime y être, va pas croire, je supporte pas d’être enfermé depuis que… enfin, je vais pas te raconter toute ma vie aujourd’hui, on a bien le temps… bref le froid, quand on n’est plus tout jeune, on peut plus, plus du tout, on en clamse, du froid, et moi je veux pas clamser… enfin pas tout de suite… Alors le refuge, les nuits froides, j’en ai besoin… Bon, t’as compris, hein, maintenant : moi, je suis l’essedéèffe sans chien qui veut rester l’essedéèfe sans chien. Prends pas ça pour toi personnellement, t’aurais tort. Tu me plais bien, c’est sûr, ça faisait même longtemps que j’avais pas rencontré un brave gars comme toi, avec qui j’ai envie de parler et tout… mais je suis l’essedéèfe sans chien, c’est mon contrat avec la rue, en somme, et je m’en tiens à  mon contrat…  Bon, t’as compris tout à fait tout à fait ? tu m’en veux pas trop, quand même ?

Ce que je vais faire, voilà : je vais t’essspliquer un peu comment te débrouiller, parce que ça peut te servir… et, puisque je vois bien que t’as peur de rester tout seul, j’essaierai de te trouver une bonne maison avec des gosses mignons pour t’adopter… En attendant, suis bien mes conseils. 

La première chose, c’est de manger. Faut repérer les bons coins. Les poubelles valables. Mais là… attention : faut savoir les examiner, les poubelles… Y a poubelles et poubelles… celle où je t’ai trouvé, c’est juste de la poubelle à récup’ … des bouts de plastique, des canettes, des papier, du carton… moi c’est le carton que je fais, ça se vend au kilo, dix centimes le kilo… ce qu’il en faut pour même pas pouvoir se payer un bout de croissant, t’as qu’à compter… mais je fais quand même le job, parce que souvent, ils ajoutent le cubi pour arrondir… disons que je le fais pour le cubi, sinon ça vaudrait pas le coup. Et puis pour me faire sauver par un clebs au passage… non, là, je rigole, toi, t’étais juste un accident sur mon parcours, et tu m’as fait salement perdre mon temps. Je t’en veux pas, remarque, mais si je veux pouvoir présenter quelque chose de propre à la prochaine pesée, ce sera bouchées doubles et huile de coude toute la journée de demain, ou alors, je peux l’oublier, mon cubi, et mon croissant de la semaine, je le connaîtrai qu’en rêve…

Remarque, c’est rien, le croissant, la première chose, c’est de manger du solide tous les jours. Alors bien sûr, tu vas me dire, y a les restos du coeur, les colis de la banque alimentaire, tout ça… mais faudrait pouvoir préparer… quand on te file des paquets de nouilles et de l’huile de colza, qu’est-ce que tu veux faire ? l’essedéèfe a pas de cuisine… on dirait qu’ils comprennent pas… Ils servent aussi des repas tout prêts, note bien, mais faut pouvoir être à l’heure sur place, et l’essedéèfe a pas de montre non plus, il en a jamais eu, ou il en a plus, de montre. Tiens, la mienne, belle hurette qu’elle est cassée en miettes… je l’ai revendue dans un tas de métal, un jour, ça faisait un peu de poids… La montre, tu vas me dire, c’est croulant, maintenant les jeunes ont des téléphones… enfin ceux qu’ont une adresse et le RSA, ce qui est pas mon cas… je suis de la vieille cloche, moi, un vieux de la vieille cloche. De toute façon, montre ou pas montre, téléphone ou pas téléphone, on est obligé de circuler, de vadrouiller, alors être sur place à temps pour un repas, c’est croix et bannière… Si bien que le mieux, quand on a faim, c’est de faire les bonnes poubelles aux bonnes heures. Celles des restaurants le soir, celles des épiciers le matin, tu commences à piger… Et là, le must, comme on dit, c’est d’avoir des relations. Tout est affaire de relations, en ce bas monde… et dans la rue encore plus qu’ailleurs… Je t’esssplique, puisqu’il faut tout t’essspliquer… moi, je fréquente le restaurant des Deux Amis, par exemple. A force de rôder par là, de faire le bon vieux malheureux qu’est à plaindre, j’ai amadoué une petite qui fait la plonge. C’est elle qui sort les poubelles. Elle est gentille tout plein, elle me met des restes bien propres dans un carton, avec une petite serviette en papier, et elle pose le carton sur le dessus de la poubelle la plus petite, pour que j’aie pas trop à me pencher. A côté, elle me met toujours quand elle peut une bonne bouteille qu’un client a laissée sans la finir… oui, y en a des comme ça, qui laissent… J’ouvre le couvercle… délicatement, pour rien casser, je prends le carton, je m’assieds sur la marche du perron, je mange, je bois, et je m’essuie même les moustaches. En échange, c’est moi qui roule les poubelles à la place de la petite jusqu’à la rue, les veilles de ramassage, et c’est pas rien, tu vas voir…

Tiens, d’ailleurs, voilà qu’on y est, aux Deux Amis… Tu sais que ce soir, c’est le réveillon. Je te dis que ça. Oh, regarde donc ce qu’elle m’a mis, la petite, un carton décoré… ! des petites étoiles, qu’elle m’a dessinées, et un joli « bonne anné » – sûr qu’elle aurait pu mettre un e à année, mais les jeunes, c’est comme ça, ils savent plus l’orthographe, et puis c’est l’intention qui compte, la main tendue, le petit brin de paille… Regarde donc, elle a mis de la dinde aux marrons, elle s’est souvenue sûrement… j’en ai les larmes aux yeux… excuse-moi, ça me rend tout bête… je vais quand même te raconter un peu ma vie pour t’essspliquer… la dinde aux marrons – tu vas me dire, c’est rare – ça me rappelle toujours quand j’étais petit, parce que ma grand-mère en faisait à chaque réveillon… même elle mettait des cèpes avec les marrons… ah, les cèpes vont bien me manquer, mais comme la petite a mis un gros morceau de bûche en plus… et… tiens, regarde donc, regarde donc ce qu’il y a dans la bouteille, par terre : ah, non, c’est pas du champagne… juste un petit fond de Crémant de ce midi, ça m’a l’air éventé… mais on va pas cracher dessus, hein ? Non ? pas possible ? t’en veux pas ? J’oublie toujours que t’es un chien, c’est marrant ça, t’es un tellement brave gars que je vois même plus que t’es qu’un chien… je te garderais bien si je pouvais, je t’assure, mais je t’ai essspliqué déjà… je recommence pas, j’ai eu assez de mal… ça me serrait le coeur à l’étouffer, ces mots que je te disais… je crois bien même que je les disais pour ça, tu vois, pour ligoter mon coeur… et que tu me sauves de tout ce baratin… non, là je rigole… la vérité, tu la connais, c’est que je peux pas, pas du tout, du tout, te garder…

Prends toute la dinde, tu vas quand même pas te nourrir de marrons… faut que tu te retapes… j’aurai assez avec la part de bûche… t’inquiète… Quand je te disais qu’elle est gentille, la petite… elle a dû deviner que t’étais là… elle a mis un deuxième carton en dessous du premier… je l’avais pas vu d’abord, mais j’ai regardé encore, je me doutais… je crois bien que c’est du foie gras, dis donc,  ma grand-mère en faisait aussi, du truffé, elle était de Périgueux, ma grand-mère… bon d’accord, il manque les truffes, et c’est pas un gros morceau, mais tout de même… en plus elle a prévu les tranches de pain de mie, la petite… non, je t’en prie, hésite pas, on partage tout, à partir de dorénavant…

T’es content ? C’était bon ? Essuie tes babines, va, elle a mis les petites serviettes exprès, c’est une si brave gosse… Restera plus qu’à rouler les poubelles jusqu’à la rue en haut… Beaucoup moins fun, tu vas voir… C’est dur pour la petite, c’est lourd… c’est moi qui ai proposé de l’aider, elle est toute frêle, tu te rendras compte quand je vous présenterai… c’est drôle aussi pour un resto d’être coincé comme ça dans un fond de rue… les éboueurs passent par le boulevard en haut, forcément… alors faut leur amener les bacs… et ça grimpe, et c’est lourd… on sera pas trop de deux, mon gars, mais on a le temps, j’oubliais… les éboueurs passeront qu’après-demain… demain c’est férié, c’est premier de janvier, c’est fête aussi pour nous les fêtes… quoique des fois pas tant que ça…

Maintenant, pour la boisson, je t’esssplique encore… mais ça t’intéresse pas, toi, la boisson, t’as de la chance, t’es sobre, au moins, tandis que moi je suis un alcoolo, je le dis franchement, un alcoolo… mais c’est pas l’alcool qui m’a mis à la rue, va pas croire, c’est la rue qui m’a mis à l’alcool. Quand on est un essedéèfe, on peut pas tenir sans alcool, je dis pas vivre, tu noteras, je dis juste tenir… faut s’abrutir, s’assommer, parce que si on pense trop, si on rêve, si on est un peu soi-même, ça ronge, ça brûle, ça démolit, bien plus que le tord-boyaux… Alors pour la boisson, je vais au Saint-Troquet, un petit bar dans le vieux port… là-bas, le patron est un ancien de la rue qui s’en est sorti, il comprend, il me laisse toujours tout ce qu’il a de fonds de bouteille dans la cour. Je l’ai bien connu dans le temps, il pense à moi… parce que si je me contentais de ce que la petite des Deux Amis me donne à boire… C’est pas sa faute, elle peut pas savoir, elle a jamais été dans la rue, cette gosse… c’est pas que je lui souhaite, remarque…

Maintenant, écoute bien ce que je te propose : en allant vers le Saint-Troquet, je te dépose devant la bonne maison dont je t’ai parlé… tu grattes un peu au carreau pour faire sortir les gosses, ils te voient et… avec de la chance ils t’adoptent… pour le nouvel an. Et moi je continue vers mes bouteilles… non, sois pas triste… des enfants, ça vaut bien mieux qu’un vieux qui rumine sa misère…

Tiens, c’est là… tu vois comme c’est beau, cette petite salle à manger toute éclairée dans la nuit… avec son sapin, ses guirlandes… on voit même la jolie vaisselle briller sur la nappe claire, et les gâteaux, les chocolats… j’aime bien les gens qui ferment pas leurs volets, ça me fait comme un petit cinéma dans la nuit. Je les regarde bouger dans leurs petites bulles de lumière chaude, c’est comme le bonheur sur un écran…

Mets-toi devant la fenêtre… oui, comme ça, et lève bien la tête… gratte un peu au carreau, allez… faut pas être timide, va… je te soulève la patte, si tu permets… voilà, c’est facile, tu vois… tu grattes doucement, essaie de gémir un peu aussi, ça les attirera… t’oses pas ? Je le fais à ta place alors… écoute donc… hououououuuu, bouououououuuu… tiens, ça y est, ils arrivent… Je me planque en vitesse…

Alors ?

Alors, mince, t’as pas su y faire… les gamins t’ont à peine remarqué… Ils ont refermé tout de suite la fenêtre. Ils vont même pas parler de toi aux parents, si ça se trouve…

On réessaiera demain, tant pis… mais faudra y mettre du tien… je t’apprendrai… faut savoir y faire… question de survie… Quoi ? t’as pas envie ? tu veux pas qu’on t’adopte ? Tu vas quand même pas sérieusement te fourrer avec un vieux comme moi ? Je peux quand même pas te refaire tout mon petit topo  sur les avec et les sans… Je croyais que t’avais compris… et maintenant, tu me dis des choses…  des choses que je veux même pas écouter, parce que si je commence à m’écouter… non, de toute façon, non c’est non, je te garde pas !

Tu peux m’accompagner quand même au Saint-Troc’, par contre… là, je dis pas non, vu que c’est tout près… on réfléchira à ton avenir, au Saint-Troc’, bien installés, en buvant un coup tous les deux. A deux on boit mieux, et on réfléchit mieux aussi… t’as remarqué ? Deux bonshommes, c’est beaucoup plus que deux fois un bonhomme…

Bon, maintenant que nous voilà arrivés, on va s’asseoir un peu. Je préfère être assis pour boire, je suis snob… et c’est bon, dis donc, ce qu’il nous a laissé, le patron… il m’a même gardé un fond de Pernod… j’ai toujours eu un faible pour le Pernod-Ricard… un soir de réveillon, il a dû penser que ça ferait fête… y en a qu’une gorgée, mais on va en faire deux… quoi ? t’en veux vraiment pas ?  ça réchauffe, pourtant… le coeur et le corps aussi… et il fait un froid… un de ces froids qui trouvent le chemin jusqu’aux os, et qui se mettent à jouer dans ces pauvres tuyaux leur petit air de flûte, si on n’y prend pas garde… le piège du froid, tu sais, c’est qu’à un moment il devient doux, il se met à séduire, à te prendre par ton côté faible… Faut jamais se laisser aller au froid… c’est la mort qu’est au bout… Et… je te l’ai pas dit tout de suite, pour pas te peiner, pour pas que tu te sentes coupable, mais… eh bien, à cause de toi j’ai manqué l’heure pour le refuge… j’avais réussi à m’inscrire – et tu sais c’est pas gagné tous les soirs, d’être inscrit pour la nuit…! Mais ils ferment à vingt heures, les vaches, et j’ai beau pas avoir de montre, je peux te dire, avec tous ces cris de joie qu’on entend là-dedans, et cette musique, et ces pétards, tout ce tapage du réveillon, que c’est plus du tout vingt heures, qu’il est… qu’on s’en va plutôt vers minuit… Pleure pas comme ça, te laisse jamais abattre, mon gars… C’est sûr que c’est une vacherie par ce froid, de se retrouver sans rien, mais qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? On va pas remonter le temps, hein ? … note bien que je refuserais pas si on pouvait, mais on peut pas, et même un soir de réveillon, l’heure c’est l’heure… c’est comme ça, alors faudra qu’on passe la fin de la nuit dehors, tous les deux… dans le froid… Une année qui commence, c’est jamais chaud, tu me diras, mais le bon côté, parce que y a toujours un bon côté,  c’est que quand on se réveillera, demain matin, on aura p’t’êt’ bien du champagne, parce qu’à minuit et jusqu’à des deux-trois heures du mat’, il va couler à flot le champagne au Saint-Troc’… et il en restera bien une petite mousse d’écume pour nous, de cette grande marée-là… Tu vois, y a toujours de l’espoir au nouvel an… y a toujours un peu de joie quand on commence… ou qu’on recommence…

Alors… on va s’envoyer tout de même les petits fonds d’apéro que le patron nous a mis de côté, et puis… en attendant demain la fête au champagne, on va roupiller un peu, tous les deux… et ça… c’est encore ça que je voulais t’essspliquer : comment tenir la nuit quand il fait un froid qui tue… c’est pas si compliqué, finalement… on cherche un bout d’abri… éviter le vent, c’est la règle d’or… et fuir la pluie, même la rosée du matin… ici, le coin abrité, c’est tout trouvé, c’est où on s’est assis, à l’entrée de la cave… après on place les cartons sur la pierre pour faire sommier. Faut jamais se mettre directement sur le sol, retiens ça… ensuite… ensuite on se couche, c’est tout bête, mais pas n’importe comment…

Allez, je t’esssplique… Allonge-toi le premier… en chien de fusil, pour faire boule… et moi maintenant, je me mets tout contre toi, et je t’enveloppe autant que je peux dans ma doudoune… on se serre bien l’un contre l’autre… on se prête chacun sa chaleur… c’est très important, la chaleur, c’est la seule chose qu’on possède vraiment à soi, la chaleur humaine, faut pas la laisser perdre, et faut savoir la partager aussi pour survivre… Oui, comme ça… t’as tout de suite compris, là… c’est bien… on se réveillera vivants pour le champagne, demain…

Pourquoi tu m’as pas dit comment tu t’appelais ?… Compagnon ? D’accord, ça me convient que tu t’appelles Compagnon… moi c’est Gégène. Avant c’était monsieur Marc Richard-Eugène… maintenant, c’est juste Gégène, voilà… Un essdéèfe, ça peut plus se permettre un nom à rallonge, ça peut plus avoir qu’un nom à raccourci… ça peut plus être monsieur quelqu’un, un essedéèfe … surtout un essedéèfe à chien…

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12 commentaires pour Compagnon

  1. jill bill dit :

    Bonsoir Carole, ah oui ça complique un peu la vie à ce essedéèfe, un chien… mais il fera un bon compagnon de misère et moi je leur souhaite de retrouver une vie dite normale… bonne chance et bonne année à ta plume Carole…. JB

  2. almanitoo dit :

    Carole je mesure combien ton coeur est grand pour avoir su évoquer ces situations extrêmes sans les avoir vécues. Aucun détail n’est oublié, tous les problèmes sont posés tels qu’ils sont avec drôlerie, pudeur et respect.
    Tu es une grande Dame et pour parler comme Gégène, tu m’épates!
    Merci.

    • carolechollet dit :

      Tu me fais vraiment vraiment plaisir Almanitoo. Je crois bien même que je rougis… car c’est mon travail le plus difficile, évoquer ce que je n’ai pas vécu comme si je l’avais vécu… Je ne me donne pas d’autre objectif en fait. Et je me demande toujours si j’y suis parvenue.

  3. Je suis très émue.. quel beau texte… toutes les sensibilités des pauvres esseulés, toutes les situations ont été décrites à la recherche de la chaleur humaine.
    Merci Carole .. Je te souhaite une belle année

  4. Quichottine dit :

    C’est un texte superbe… mais plus que cela encore une belle rencontre, et tant de vérités en ces temps de fête. Il ne faut pas oublier ceux qui n’ont pas de logis.
    Dix ans… c’est beaucoup à attendre la main secourable. Pourquoi n’arrivons-nous pas à faire en sorte que tous aient un travail et un toit ?
    Merci pour ce partage.
    Bon bout d’an et belle nouvelle année à toi.

    • carolechollet dit :

      Il y en a tant, des « essedéèfes », autour de nous, je crois qu’on s’habitue à « ne pas voir », bien mieux qu’à voir… Bonne année à toi aussi. A l’an neuf espoirs nouveaux…

  5. Alain dit :

    Impossible ! Vous avez dû être essedéèfe dans une autre vie. Réminiscence ?
    Rien ne manque : l’alcool, le froid, les poubelles, le refuge, et le chien…
    Ils sont faits pour s’entendre ces deux là. Des compagnons de misère. Et le champagne à partager à Saint-Troc. La belle vie finalement… Bonne année !

  6. zadddie dit :

    Comment, pourquoi ne veut on pas « clamser » même quand on est dans cette situation…parce qu’effectivement ils vivent LA vie…La question est « étrange » je le conçois…C’est une leçon que bien des gens dont eux, nous donnent..

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