La source

« Le pieux abbé Leufroy, allant visiter le tombeau de Saint Martin à Tours, passa par une bourgade du Vendômois nommée Solemniacum. Altéré par la fatigue du voyage, il demanda un peu d’eau qu’on lui refusa. Humble et patient, suivant les préceptes de son divin Maître, il secoua la poussière de ses sandales et s’éloigna en silence; mais dès qu’il fut hors du bourg, il frappa la terre de son bâton de pèlerin et en fit jaillir une source ».

(Abbé Brisset, Histoire de Selommestextes recueillis par monsieur Jean-Noël Rétif – http://jenore.pagesperso-orange.fr/Documents/Histoire%20de%20Selommes.pdf )

.

lavoir source

.

Cela se passe dans mon petit village. Un village plein de sources et de ponts, où partout frémit l’eau dans ses herbes et ses vieux saules têtards.

Cela se passe au temps d’avant le temps, quand les saints couraient le monde et en redessinaient la forme à la grâce de Dieu.

Voilà. Le village est tout bruissant de sources et les arbres y prospèrent. Mais tout de même il est un peu en Beauce. Et en Beauce, ah, vous savez bien… en Beauce, les étrangers, les pas-d’ici, on s’en méfie. Des fois que ce seraient des voleurs, des bandits, des chauffeurs. Et puis en Beauce, donner… donner, ne serait-ce que mie, ne serait-ce que goutte, de ce qu’on a durement arraché à la terre… donner, pour rien, pour rin de rin, c’est… ah, que voulez-vous, c’est si dur…

Il faut bien dire aussi qu’on ne le devine pas toujours à temps, que l’étranger est un saint, et qu’on pourrait tirer bon profit de l’aumône. Sinon pour sûr…

Alors voilà. Voilà qu’un jour d’été bien chaud, où le ciel pèse sur les épaules de toute sa lumière pour s’y répandre en fatigue et en transpiration, un saint venu de loin qui s’en va jusqu’à Tours, un saint qui a longtemps marché traverse le village. Enguenillé et exténué, il s’en va tout voûté, boiteux et miséreux.

A mesure qu’il avance, suant et poussiéreux, les portes se referment et les volets se tirent. Partout il frappe et partout il appelle : soif, il a soif, il a bien soif. Mais il n’a pas de quoi. Il tend ses paumes vides. Il faudrait lui donner l’eau pour rien, alors ? Donner ? Pour rien ? pour rin de rin ?

Et quoi encore ? Donner ? C’te va-nu-pieds… Il n’aura mie ni goutte. Il n’aura point, il n’aura rin, nous n’aurons garde.

Que voulez-vous, que les sources soient claires, abondantes et fraîches, n’a jamais empêché que les coeurs soient arides, assombris et rugueux. 

Partout on refuse l’eau fraîche au vagabond épuisé. Les chiens le suivent, menaçants. Les enfants courent derrière lui en lançant des cailloux. Derrière les portes et les volets, les femmes aux mains osseuses qui s’activent à filer prononcent en chapelets d’obscures malédictions destinées à chasser la misère, le malheur, les chauffeurs et l’angoisse. Les hommes se détournent et rejoignent leur champ en haussant les épaules. C’te feignant…

Alors, au moment de sortir du village, juste avant de passer le grand pont qui franchit la Houzée,  pris de rage, de honte – ou peut-être d’orgueil, car même les plus humbles des saints sont parfois sujets à l’orgueil – , le vagabond divin frappe soudain la terre de son bâton, et de la terre rompue comme le pain des jours, voilà que surgit une source, une source vivante, qui jaillit forte et pure, encore plus belle et abondante que toutes les autres – la plus belle du village, celle qui verse à gorgées d’arcs-en-ciel son eau toute cristal, celle qui bien plus tard fournira l’eau au lavoir.

Il n’en est pas peu fier, le saint, de son joli miracle, il n’en fait pas tous les jours, voyez-vous, des miracles, n’étant qu’un saint de peu, jamais entré dans le calendrier, pas même encore noté dans les livres de Rome.

Il se lave, il s’abreuve à son aise, se rafraîchit à l’ombre des grands vieux saules têtards qui viennent aussitôt de pousser sur la rive, se réjouit d’écouter les grenouilles qui déjà peuplent le ruisseau, cueille pour son église un bouquet de lys d’eau et de massettes. Même il sifflote un petit air – un petit air bien pieux qui sonne dans l’air bleu.

Ce sont les chiens qui s’approchent d’abord, ceux qui aboyaient tout à l’heure, féroces et acharnés… ils jouent, ils s’ébrouent près de lui, doux et confiants comme des chiots à la mamelle.

Puis les enfants accourent, lançant sur l’eau rieuse leurs cailloux qui ricochent en dansant.

Bientôt s’en viennent les jeunes filles avec leurs cruches. Elle appelle si joliment, cette source, elle murmure comme l’amour, elle bat d’espérance comme un grand coeur de saint…

Et voici que les femmes s’approchent, arrondies, apaisées, avec leurs corbeilles de linge et leur caquet bien dru. Voilà les hommes aussi, qui viennent attraper les écrevisses dans la barbe du cresson, aussi vifs et agiles qu’en leur plus jeune temps.

On a beau avoir déjà bien des sources au village, cette source de plus, c’est comme si elle avait toujours manqué.

Sur la rive, le saint hésite… Ils ne méritent pas cette eau pure, sans doute, ces bénaises égoïstes qui lui ont refusé tout à l’heure le gobelet qu’il quémandait. Certes, il devrait l’ensevelir, cette source, la détruire derrière lui, la recouvrir de taupinières, et même assécher avec elle, d’un grand coup de talon justicier, toutes les sources du village.

S’offrir une colère biblique. Se faire respecter comme un grand saint. Non mais… non mais…

… mais les jeunes filles sont si joyeuses, les enfants sont si babillards, et la source s’essaie à des chemins si gais, et les laveuses ont porté tant de linge à blanchir et tant de mots à battre au soleil de la vie… un homme qui passe lui offre une écrevisse… il la pose dans l’herbe, il la regarde avancer à reculons tout droit vers le cresson qui croît.

C’est un vieux saint, ce saint, un saint qui a vécu, un vieux qui en sait long. Sur les sources. Sur les âmes, sur la Beauce et sur tout. Il reste un moment sur la rive, à écouter et à rêver, il se dit que la source est bien belle, qu’elle fait couler à flots la fraîcheur et la joie, et qu’il a réussi son miracle, après tout.

Reprenant sans rien dire son baluchon et son bâton, il se remet en route, grand et beau comme un saint qui a bien travaillé.

Les enfants courent joyeux derrière lui jusqu’à la grande côte, après le pont. Les jeunes filles lui font des signes de la main jusqu’à ce qu’il s’efface dans les plis du chemin. 

.

Voilà comment, un jour d’été dans mon village, au temps où les saints couraient le monde comme des ruisseaux d’en-haut, la générosité a répondu à l’avarice.

Par une source.

Les  villageois furent-ils meilleurs, ensuite, furent-ils plus généreux, d’avoir bu de cette eau si pure ?

Ah, ça, je n’en sais rien… rin de rin !

Qui peut savoir si le monde ne serait pas encore pire, s’il n’y avait pas de temps à autre un saint, pour en redessiner la forme, y traçant doucement dans la boue son filet bleu d’humanité tranquille ?

Qui peut savoir si toutes les sources du monde ne se seraient pas depuis longtemps asséchées ?

.

.

Cet article a été publié dans récits et nouvelles. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

12 commentaires pour La source

  1. Quichottine dit :

    Personne ne peut le savoir, mais heureusement qu’il y a encore des êtres qui ont ce don du partage…

    Merci, Carole.
    Passe une douce journée.

  2. jill bill dit :

    Quoi de plus sec qu’un coeur de pierre, merci Carole…à méditer ! JB

  3. G.Policand dit :

    C’est une belle légende!
    En Savoie en court une autre, avec le même commencement… Mais la chute est plus terrible: c’est l’éboulement de la montagne qui écrasa tout le village.

  4. anonyme dit :

    J’aime quand tu nous racontes ton petit village, de tous tes albums, c’est justement celui de « La Source » que j’ai le plus lu, avec le plus de bonheur.
    La poésie de ton récit, le regard de tendresse parfois teinté d’une pointe d’humour que tu portes à ses habitants nous dissuade de les juger, tout comme ce saint persuadé que la bonté et la générosité sont les meilleures réponses à tous nos lamentables défauts de petits humains égoïstes.
    (almanito)

  5. mansfield dit :

    Faire du bien et ne rien attendre en retour est Sainteté, ne pas se rendre compte de la grandeur du geste est humain… souvent hélas…

  6. Carole, ce que tu écris est non seulement superbe, mais merveilleux…. Merci encore pour cette source de splendeur.

  7. flipperine dit :

    comme quoi il faut partager et même donner si on ne reçoit pas

  8. Marie Bland dit :

    Je vais parler de cette basilique Saint Martin de Tours à ma fille qui est là-bas. Elle étudie l’histoire des arts, je suis sûre qu’elle connait.

  9. Cardamone dit :

    Quelle belle histoire, si pleine d’humanité! Une fois de plus sous le charme de ton écriture!

  10. Phène dit :

    Donner sans attendre et il nous est rendu le centuple… Belle semaine, âmie Carole

Répondre à carolechollet Annuler la réponse.