Le mouvement perpétuel

C’est sa fille qui m’a téléphoné.

Pas lui. Sa fille. Bredouillait une histoire absurde. Son père, disait-elle, son père, un vieil homme de quatre-vingt-douze ans, avait mis au point une invention. Une invention de très grande portée. Une sorte de mouvement perpétuel… un engrenage qui… un mécanisme que… elle ne savait pas bien expliquer… mais son père, lui, me dirait, il m’expliquerait, me montrerait, me convaincrait…

D’habitude, quand on reçoit ce genre d’appel, on cherche une manière polie d’éluder. 

Je vous rappellerai madame… bien entendu sans faute… dès que j’en aurai le temps… laissez-moi votre numéro… je suis très occupé ces temps-ci je vous contacterai… 

Evidemment on ne donne pas suite. Evidemment.

Mais il y avait quelque chose dans la voix de cette femme… quelque chose qui me retenait malgré moi, une tension, une angoisse bizarre, que son ton sottement enjoué masquait mal, que ne justifiait pas son récit…

J’ai fini par comprendre qu’elle ne croyait pas elle-même à cette histoire d’invention, mais que son père, lui, y croyait tant, que c’était désormais sa seule raison de vivre, qu’il mourrait de ne plus y croire. Pour lui donner la joie qu’il attendait, pour lui offrir enfin cela, à lui si vieux, si à l’écart de tout et si près de la fin, elle avait eu, en dernier recours, cette idée : me contacter, lui faire avoir, à tout prix, un article « dans le journal ». Local. Mais tout de même. Un article. Dans le journal. Que ses rêveries vagues prennent enfin consistance en offset. Qu’il ait de son vivant un article et un nom. Que l’avis d’obsèques à venir ne soit pas la première et seule fois où son nom serait imprimé.

A mesure qu’elle parlait, d’autres choses se mettaient en place. Des mots, des bribes, des bouts d’histoire qui m’attachaient, m’empêchaient de raccrocher.

Par exemple, le fait que le vieil homme vivait dans une maison de retraite.

Etait venu habiter là pour suivre sa femme, piégée par le démon Alzheimer.

Avait converti en atelier une pièce de l’immense sous-sol de la maison de retraite, près des installations de chauffage.

Avait poursuivi avec plus d’acharnement que jamais ses travaux, moyennant supplément spécial et ruine familiale, tout en soignant sa femme.

Après avoir sa vie durant travaillé sur ses plans. Sans trouver ni la gloire ni la reconnaissance. Sans même les chercher. Comme si l’échec et le renoncement avaient toujours fait partie du projet.

Un renonceur.  De ceux qui mettent autant d’énergie à construire leur renoncement et leur échec que d’autres à bâtir une carrière. Mais si vieux, maintenant, si fragile, avec son coeur de plus en plus intermittent, que ce courage-là lui-même commençait à lui faire défaut.

Alors si maintenant. Si quelqu’un acceptait. Si quelqu’un des médias consentait. Elle aurait préféré la télé, l’émission du midi, que tout le monde regarde en mangeant. La télé, c’était évident, elle aurait tellement préféré. Seulement elle avait essuyé des refus. Très cuisants. C’est ensuite qu’elle avait pensé à moi. La presse locale était tout de même très bien, très lue d’ailleurs à la maison de retraite.

Son père serait si heureux. Une reconnaissance tardive est d’autant plus précieuse, ne croyez-vous pas. Et puis si vous saviez  si vous saviez là-bas, ma pauvre mère. Pauvre papa….

L’histoire prenait forme et m’intéressait. De plus en plus.

Il me plaisait, ce récit que j’entrevoyais… Cet homme de quatre-vingt-douze ans qui avait passé sa vie à méditer dans l’ombre des inventions radieuses, ce renonceur, aux prises avec le naufrage de sa femme, avait conçu enfin, peu avant de mourirdans les soutes d’une maison de retraite remplie de pauvres êtres dérivant vers le noir, un mouvement perpétuel, l’impossible graal que même les plus savants n’avaient pu entrevoir que dans leurs rêves les plus incertains.

Oui, le récit me plaisait. Je suis plus romancier que journaliste, au fond. 

J’ai accepté de venir. Avec mon appareil-photo professionnel. Mon petit calepin. J’ai promis de le faire. De préparer un article.

Un truc insensé, cette idée d’article. Jamais le rédac-chef ne laisserait passer une pareille idiotie, même en pages très locales… et mon collègue Bruneau qui venait de publier dans le supplément du dimanche cet article aussi ironique que documenté – « Le mouvement perpétuel, illusion millénaire ou imposture continuée ? »… 

Mais je pouvais bien faire semblant. Puisque ça m’intéressait.

Ou plutôt non, ce n’était pas à proprement parler de l’intérêt que j’éprouvais pour le vieil inventeur – j’ai toujours méprisé, au fond, ces fadaises d’inventions et de concours Lépine –  ce n’était pas non plus de la pitié — il y a longtemps que je n’éprouve plus de pitié pour les « losers » de ce monde, les pauvres gens dont les misères se lisent à la rubrique des faits-divers qui est la tragédie du peuple. Ce qui m’attirait, c’était… je ne sais pas exactement… un sentiment difficile à définir, l’impression que se tenait là-bas, dans cette cave, quelque chose que je ne pouvais pas laisser passer, quelque chose qui m’apporterait, à moi l’explorateur des âmes simples, le spécialiste des vies écrasées et des déboires divers, une miette de plus, une figure entière peut-être, dans cet immense puzzle de poussières que je tente peu à peu d’ajuster…

.

Il m’attendait devant la porte. Un petit homme voûté, en costume sombre presque élégant, avec des yeux encore très vifs dans leur filet serré de rides, qui s’appuyait sur une canne. J’ai sorti mon réflex pour faire la première photo.

Il m’a présenté à la directrice, brunette un peu boulotte dont j’ai pris le sourire en photo, et qui m’a consenti toutes les autorisations imaginables. J’ai l’habitude. On se bouscule pour prendre place en large dans les colonnes étroites du journal.

Ensemble, nous sommes descendus, lui et moi, lui devant, moi derrière, dans les soutes, par un escalier de fer étroit où tous mes pas sonnaient le creux, tandis que la canne, devant moi, tintait clair, à petits coups fragiles et trébuchants.

Nous étions parvenus à l’entrée du local.

Atelier

Ne pas déranger

C’était une pièce étroite et sans fenêtres où s’entassaient des cartons, dans le ronflement de l’énorme chaudière d’à côté. Une sorte de caisse étouffante… emplie d’air chaud et saturée de bruit.

Lui, rajeuni, redressé, balayait l’air torride de sa canne :

—Toute ma fortune est là. Dans les cartons. Mes inventions. 

J‘ai jeté un regard circulaire, indécis. Le bruit, en quelque sorte, me gênait pour voir. Le bruit, et la dure lumière au néon qui emplissait comme un aquarium la pièce trop étroite. Mes yeux ont fini par s’arrêter sur un objet coloré… un étrange matelas de plastique bleu qu’alourdissait une sorte d’alambic…

— Ça ? ça vous intrigue, hein ? C’est mon radeau médusé… oui, une petite blague… mais c’est très sérieux, très sérieux, en réalité… il s’agit d’un radeau de sauvetage… il se gonfle d’une simple pression de la main, en quelques secondes à peine. Mais ce serait banal…. ce qui ne l’est pas, pas du tout, c’est le filtre… Je l’ai équipé d’un double filtre. Le premier filtre transforme l’eau salée en eau douce. Le second récupère les micronutriments de l’eau de mer, les sèche et les compacte pour fabriquer un aliment sain et pratique. Un naufragé pourrait survivre ainsi des mois.

Une invention extraordinaire… que je n’ai jamais commercialisée. J’avais imaginé de la proposer à Alain Colas, à l’époque… mais ces gens-là ne lisent jamais eux-mêmes le courrier qu’on leur envoie, ils ont des secrétaires, des gens qui trient, qui ne comprennent rien. J’ai toujours pensé que cette tragédie de Manureva… mais il est trop tard, allez vous dire, trop tard… bien que, pour sauver des vies, de nouvelles vies, il ne soit jamais trop tard… je devine ce que vous pensez : tous ces naufragés, en Méditerranée, aujourd’hui, il suffirait de leur larguer des canots comme le mien… Ecrivez-le dans votre article, on ne sait jamais… C’est mon gendre qui a fait réaliser le matelas dans son usine. Il y croyait. Il travaillait dans les plastiques, mon gendre… c’est l’un des seuls prototypes que j’aie pu faire réaliser grandeur nature…

Je me sens toujours un peu gêné devant les gens à passions, vaguement  intrus, même quand ils m’ont appelé pour déballer leur vie… J’avais ouvert mon calepin. Je prenais des notes.

— Ce qui me manque, voyez-vous, ce qui m’a toujours manqué, c’est un titre d’ingénieur, même un diplôme de simple technicien m’aurait aidé… Mais je n’ai que mon certificat, c’est comme ça. J’étais facteur, figurez-vous, avant de prendre ma retraite. Facteur, ça n’a l’air de rien, c’est un métier qui n’en impose pas, mais c’est un métier qui donne des idées… Facteur… vous savez comment on appelle ceux qui font les orgues ? des facteurs d’orgues… on appelle facteurs ceux qui inventent ce que les autres hommes ont rêvé sans même savoir qu’ils le rêvaient. J’ai été facteur toute ma vie, et je ne dis pas que j’en suis  fier, parce que ce serait idiot, mais je le dis sans honte : j’ai été facteur…

En tout cas, c’est ce métier de facteur qui m’a donné mes premières idées… à force de tirer mon vélo dans les côtes et de peiner, j’ai réfléchi… Et j’ai trouvé… un système d’optimisation de l’énergie déployée par le cycliste. Tout simple, bon marché, juste très astucieux.

Le gain de rentabilité a été très apprécié. Ma hiérarchie a bien voulu m’encourager. Faire réaliser un prototype aux frais des PTT. M’offrir un billet de chemin de fer et un congé pour le concours Lépine. Où j’ai eu un prix, figurez-vous. Un prix « préfecture de police » – j’aurais préféré un prix « président », ou même un prix « chambre de commerce et d’industrie », mais c’était déjà bien, ce prix « préfecture », ça aurait pu me lancer, peut-être…

Ensuite… ? eh bien, non… Disons que j’ai consacré tous mes dimanches à développer mes idées. Tous mes dimanches, oui, et tous mes jours de congé, tous, vous pouvez le noter ! 

Il m’en venait sans cesse, des idées, il m’en venait trop, à pédaler sur mon prototype, à rencontrer sans cesse partout des gens à qui il manquait quelque chose, à aider ici et là, partout où je passais… vous n’avez pas idée de toutes les misères qu’un facteur peut rencontrer sur sa route… et du désir qui peut venir à un facteur d’arranger ça, de tout arranger, lui-même, par la force de son esprit, au lieu de se contenter de changer une ampoule, de livrer des baguettes, ou de rédiger un courrier pour les impôts…

Elles jaillissaient à flot continu, les idées, mes idées pour changer le monde… Mais il n’y a qu’un dimanche par semaine… et le temps pédalait bien plus vite que mon vélo optimisé… Souvent je me contentais de dessins… Souvent… presque toujours à vrai dire… Je n’avais pas non plus l’argent, pour les maquettes, encore moins pour les prototypes… pas de temps pour contacter des industriels, pas de temps pour rédiger des courriers… Tout juste si je pouvais les attraper au vol et les poser sur le papier, mes idées… J’entassais les projets, je stockais les plans… je me disais que plus tard… J’en ai des cartons pleins, maintenant… des cartons empilés, qui s’effondrent, qui s’écroulent, qui s’émiettent… Parce que les idées, j’ai mis longtemps à le comprendre, les idées, quand on ne les réalise pas, les idées dépérissent et s’en vont, comme les hommes…

En cherchant un peu, je pourrais tout de même retrouver une invention pour vous, quelque part là-dedans… le moyen d’imprimer des journaux quasi gratuitement, puis de les recycler et les réimprimer, à l’infini… une presse à main-pilon, révolutionnaire… un bel outil pour la démocratie, comme m’avait dit mon gendre décédé…

Je crois que c’est dans le carton n°13… à moins que ce ne soit le 14… Je vais vous retrouver ça…

J’aurais voulu lui demander, pendant qu’il y était, de mieux fermer la porte, de faire cesser ce cliquetis pénible qui s’imposait maintenant dans la rumeur de la chaudière – un drôle de bruit, faible, et pourtant obsédant. Comme si on avait raclé quelque part une chaîne… Mais déjà il se retournait vers moi :

—Vous prenez des notes ? ça, c’est bien. Je ne veux pas me retrouver avec dans le journal des mots que je n’aurais pas dits, comme c’est arrivé si souvent à mon gendre, qui était délégué syndical… et qui aurait bien voulu, lui aussi, le changer, ce fichu monde… si vous nous aviez vus ensemble, on faisait la paire, tous les deux. Mais il est mort, mon gendre, il y a déjà bien des années… Donc pas de blague, attention à bien noter ce que je dis, précisément, monsieur le journaliste.

Ma fille m’a assuré que je pouvais avoir confiance, que vous étiez très consciencieux… elle vous lit tous les jours, vous vous rendez compte, tous les jours. Elle n’est pas comme mon gendre, elle saute toujours les pages « politique » et « international » pour se jeter sur les faits-divers locaux. Votre rayon, quoi, votre petite boutique où vous allez me mettre en vitrine.

Bon. Quand j’ai été enfin à la retraite, j’aurais pu mettre au net mes vieux projets, les raviver et les lancer, mais les choses ont tourné autrement… Les choses tournent toujours autrement… et en tout cas jamais en sens inverse des aiguilles de la montre… ma femme est tombée malade, et tout ce que j’avais imaginé jusque-là m’a paru dérisoire… Alors… alors, j’ai tout laissé tomber, et j’ai commencé à concevoir mon grand oeuvre. Des années de recherche… ma femme n’a jamais pu guérir, elle s’est avancée de plus en plus loin dans son mal, et puis elle est entrée dans un autre mal… et encore dans un nouveau mal bien pire… moi, j’ai continué à travailler. Sans relâche. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? 

Mais j’ai réussi à la fin. Je l’ai enfin trouvé.

Le mouvement perpétuel. Une source d’énergie infinie, accessible à tous… l’humanité en a toujours rêvé, et aujourd’hui, elle en a besoin…

Voilà… tout est prêt, ici, dans mon atelier… l’éternité à portée de main, en quelque sorte… une énergie dont l’impulsion, inarrêtable, se transmet et se retransmet, sans fin… imaginez un coeur battant qui s’alimenterait à son propre battement…

Bien sûr, il faudra encore surveiller la maquette pendant quelques mois pour être bien certain… je ne suis pas sûr d’en avoir le temps… mais d’autres le feront… et même si une minuscule et progressive déperdition d’énergie devait se produire… eh bien, mon mouvement perpétuel ne demanderait pour repartir qu’une infime poussée… Ici, regardez bien, sur ce levier… Prenez les plans, si, prenez-les, je vous en prie, c’est une copie que j’ai faite pour vous sur la photocopieuse du secrétariat… j’ai indiqué d’une croix le levier qu’il faudrait actionner… non, ne refusez pas, gardez ce plan… Je vous le confie… Qu’on en prenne soin, qu’on en prenne bien soin, et il tournera, tournera, tournera, mon mécanisme, comme le monde… entraînant sur la terre à sa suite le bonheur, l’abondance…

Notez cela, notez-le bien, notez et publiez ce que je vous dis là… :  une énergie facile, infinie, offerte à tous. Et tous les problèmes qui tourmentent aujourd’hui l’humanité : les inégalités, les guerres et les rivalités, les dommages causés à l’environnement, les maladies même, tous les problèmes, tous les malheurs, paf, terminés, soudain résolus grâce à ce mécanisme qui fournira à tous et partout sa vigueur abondante, gratuite, et toujours rechargeable…

Si j’avais été riche, ou simplement connu, j’aurais pu réaliser une maquette de belle taille, j’aurais pu convaincre un industriel… mais je n’ai été toute ma vie qu’un employé des postes, un simple facteur… et aujourd’hui… ah, cela coûte si cher, de placer quelqu’un dans une maison comme celle-ci, si cher… d’autant qu’il a bien fallu que je vienne m’y loger moi aussi, nous ne supportions pas, vous comprenez, la solitude, elle et moi… moi et elle… nous ne pouvions pas supporter la séparation… alors malgré tous mes efforts, malgré les économies que j’avais pu faire dans ce but des années durant, il m’a été impossible de financer le prototype… Songez : je tiens ici de quoi sauver le monde, de quoi rendre impérissable notre civilisation que son besoin infini d’énergie rend si fragile, de quoi la rendre éternelle et invulnérable… et à cause d’un peu d’argent qui me manque… Mais vous allez arranger cela, ma fille m’a dit…

—Je ferai… euh… bien sûr… je ferai ce que je pourrai… un article, oui… tout à fait. Un article.

Un peu honteux, baissant la tête, je prenais des notes, une quantité de notes…

—J’ai réalisé cette petite maquette, tout de même. Regardez… vous allez pouvoir expliquer, prendre des photos… Tout est miniaturisé, mais cela rend peut-être les choses plus claires…

Il me montrait une boîte. Je pris soudain conscience que c’était de cette boîte que provenait le cliquetis qui m’avait paru si obsédant.

— Il y a des années que j’y travaille… des années… mais c’est tout récemment, c’est ici que j’ai vraiment mis au point la maquette… dans mon atelier… j’appelle cela mon atelier, vous comprenez, ce n’est pas vraiment à moi, mais c’est un endroit idéal pour la réflexion, ce local que la direction a bien voulu laisser à ma disposition…

Il avait ouvert délicatement la boîte. A l’intérieur se trouvait, posée sur une sorte de piédestal, une petite machine de métal luisant.

C’était une sorte de métronome compliqué… un assemblage d’engrenages sonores qui battait la mesure en cliquetant doucement. Et qui n’avait pas l’air, en effet, de vouloir s’arrêter. Fascinant, ou insupportable…

— Voyez donc… je l’ai terminé il y a seulement un mois… un mois… j’ai donné il y a un mois déjà une petite poussée au levier fixé la première roue… et tout s’est enclenché comme je l’avais prévu… et continue à tourner, à tourner, sans une microseconde de retard… Je ne vous explique pas le détail… je ne voudrais pas qu’un de vos lecteurs aille me copier ma machine… mais je vous autorise à prendre quelques photos… 

Stoïque, j’ai pris les photos. Essayant de donner au mécanisme les dimensions imposantes qui pourraient convaincre.

Puis je l’ai fait poser, lui aussi, devant l’invention. J’ai pris le cliché en contre-plongée, pour accentuer l’effet… cela m’a fait repenser à la statue de Denis Papin qui trône sur un escalier dans ma ville natale. Après tout, qui peut savoir ? Il avait peut-être inventé la vapeur d’aujourd’hui, ce facteur retraité ? 

—Il est l’heure, maintenant. Je vais devoir vous laisser. On mange tôt, ici. Surtout ceux du Cantou. On les fait manger les premiers. Je dois prendre le relais… Ma fille est déjà là-bas, en train de faire manger mon épouse. A 12h05 précise, vous savez ce que c’est ici, les horaires, à 12h05 précise, quand on apporte le dessert, c’est moi qui prends le relais, de façon à ce que ma fille puisse elle-même rentrer manger, avant de partir à son travail. Nous nous sommes organisés. Un mécanisme bien huilé, ça aussi, hé, hé…

Vous êtes sûr que vous voulez m’accompagner ? Les gens n’aiment pas visiter le Cantou, d’habitude… Vous voulez tout connaître ? La maison de retraite vous intéresse presque autant que mes inventions ? Oh, oui, il  y en aurait, des reportages à faire, sur tous ceux qui sont là…

Dans le Cantou, ils étaient déjà tous à table. Spectacle étrange et démoralisant. Un grand vieillard très maigre, debout, allait de table en table avec une rallonge électrique qu’il avait ramassée et qu’il s’acharnait à « brancher » sur les convives indifférents à son manège, qui préféraient cogner en rythme sur leur assiette, ou écraser savamment leur pain en longs sentiers de miettes.

Dans un coin se tenait la fille, en effet, grosse femme dévouée, qui s’acharnait à nourrir de purée une sorte de vieille poupée toute frêle et menue dans son fauteuil roulant, vêtue de liberty à fleurs, plâtrée de poudre de riz, teinte en rose et permanentée, qui portait un bavoir de plastique constellé de bouillie, et qui faisait sans cesse non de la tête en grognant sourdement.

—Vous êtes le journaliste ? papa vous a montré son invention… Alors ? C’est merveilleux, ce qu’il a fait, hein ? c’est tout à fait extraordinaire, à son âge… si seulement vous pouviez relayer l’information… papa ne peut plus s’occuper de rien, maintenant, c’est pour cela que j’ai pris l’initiative…

J’ai encore pris une photo de la fille, près du père. Main dans la main. 

—Il est temps que je vous quitte, a bientôt dit la fille, je travaille cet après-midi, vous comprenez, c’est organisé comme ça, le matin, je viens, puis papa prend le relais à midi cinq… on manque un peu de personnel, ici, vous savez, c’est comme partout… alors les familles qui peuvent, c’est bien naturel, sont sollicitées… Sois sage, maintenant, maman, papa va s’occuper de toi…

La femme grognait dans son fauteuil, c’était sa façon d’appeler.

Il a pris le relais.

Il s’est approché de sa femme, l’a embrassée tendrement sur le front. Les yeux de la femme se sont animés d’un éclat de jeunesse. Et elle a dit « Maurice », d’une petite voix fraîche de jeune fille.

Ensuite, il a ajusté son châle sur les vieilles épaules. Puis il s’est assis près d’elle. Il lui a retiré le bavoir de plastique. Il l’a doucement recoiffée avec un petit peigne qu’il avait dans sa poche, puis il a ajusté le pendentif d’or qui avait maladroitement glissé sur la poitrine amaigrie et fripée. Il a approché l’assiette emplie de compote. Et il a commencé à la nourrir, tout doucement, cuillère après cuillère. Elle mangeait lentement, comme un petit enfant, sans protester, sans recracher, obéissante, aimante. Charmante. Dépendante, mais en rien humiliée. Aimée.

Il y avait dans les yeux du vieil inventeur une telle expression de tendresse… Je me suis demandé ce qu’il voyait : était-ce le visage usé de la vieille femme éperdue, n’était-ce pas plutôt, encore et toujours, le jeune visage de sa jeune épousée, la joue fraîche de la jeune fille, ses cheveux si légers dans le vent de la vie, ses yeux verts de printemps – ce visage délicat qui avait traversé le temps sous le masque des rides et de la démence, et que lui seul savait encore distinguer ? 

Le mouvement perpétuel, je sais bien que c’est impossible. C’était expliqué l’autre jour dans les pages « sciences et techniques » de mon collègue Bernard Bruneau. Tout travail implique transformation d’énergie, donc consommation, usure et déperdition. Ce sont des lois physiques. Intangibles et résistant à tous nos rêves. Des lois. Quant au mot « perpétuel », peut-être, expliquait savamment mon collègue, peut-être faut-il remonter pour en comprendre le sens profond, à la vieille philosophie de l’Inde, où naquit le premier mouvement perpétuel de l’histoire humaine, ou plutôt le premier rêve de mouvement perpétuel, cette roue de Bhaskara qui est bien davantage une vision de l’univers qu’une véritable machine. Une vision fascinante, c’est certain, mais le temps, hélas, écrivait mon collègue, le temps qui se consomme et se consume ne peut être que linéaire, et rien de ce qui a été ne sera plus. 

Bien sûr qu’il avait raison, mon collègue, c’est un grand esprit, mon collègue, un esprit scientifique… mais lui, l’inventeur, lui le facteur, lui l’amoureux, ce qu’il voyait lorsqu’il tendait sa cuillère vers ces lèvres tremblantes, est-ce que c’était vraiment le visage ruiné, ravagé par le temps, d’une pauvre démente ? Ce qu’il voyait devant lui, est-ce que ce n’était pas autre chose, que lui seul distinguait encore, parce qu’il en avait si tendrement pris soin toute sa vie dans son coeur – est-ce que ce n’était pas plutôt, là, devant lui, le visage si fragile, le visage éternel de l’amour ?

Il se penchait sur elle, et chaque cuillerée qu’il enfournait dans la bouche amincie semblait être un baiser doucement déposé.

Je me sentais atrocement gêné. Extrêmement indiscret. J’ai fait semblant de lire mes notes.

Et maintenant… Maintenant, j’ai les plans dans ma poche.

Les photos, le calepin.

L’article ? Ah oui, l’article… on verra ça avec Bruneau. On verra bien.

.

.

 

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13 commentaires pour Le mouvement perpétuel

  1. jill bill dit :

    Ce journaliste s’est dérangé, a écouté, emporté les plans, après… reste ce couple touchant avec leur fille qu’il n’oubliera pas de si tôt, et qui sait, en écrire une nouvelle… tout simplement, merci….

  2. almanito dit :

    Et il l’a bel et bien trouvé, ce vieux monsieur, le mouvement perpétuel: c’est celui généré par l’amour. Système inusable, infaillible.

  3. G.Policand dit :

    Eternelle recherche de l’éternité!

  4. Quichottine dit :

    Tes mots disent avec une grande douceur des vérités qui ne sont jamais facile à exprimer… J’ai beaucoup aimé ton récit.
    J’ignore s’il écrira l’article, mais s’il ne le fait pas, c’est qu’il n’aura rien compris.
    Passe une douce journée Carole. Merci pour tout.

  5. G.Policand dit :

    Il y a dans les tiroirs des milliers de petites inventions qui, faute d’être nées au soleil des inventeurs officiels ne se sont jamais diffusées.
    Toutes, comme le moulin légumes ne sont pas venues simplifier la vie des gens, et cela, souvent, parce qu’elles auraient rendu obsolètes d’autres productions vendues par des puissants.
    Pire, certains, faute de précaution,(brevet) se sont fait « voler » leur création commercialisée sous un autre nom.

  6. carolechollet dit :

    Oui, j’y pense souvent (et c’est aussi pourquoi j’ai écrit ce récit). Je suis née à Blois, ville de Denis Papin dont la vie est une sorte de « légende héroïque » à cet égard.

  7. flipperine dit :

    il fallait faire plaisir à ce vieil homme il avait besoin d’une rencontre

  8. mansfield dit :

    Émouvant et tellement rempli d’amour, une vie qu’on observe avec gêne et tendresse dont on admire l’abnégation et on se demande de quoi on a l’air soi, au milieu, est-ce qu’on saura en traduire la richesse sans moquerie, sans mièvrerie, très bien vu Carole.

  9. eva dit :

    Une sorte de facteur-Cheval de l’ingénierie ? Très beau récit, un peu surréaliste

  10. Carole dit :

    Je suis partie d’un petit article lu en effet dans les pages locales du  » journal », il y a quelques années. Je ne m’en suis pas énormément écartée pour la composition des personnages et le schéma général du récit, mais, comme tu l’as deviné, le métier de « facteur » était de mon cru, en hommage au merveilleux « facteur Cheval ».

  11. eva dit :

    Merci pour cette précision Carole ! La réalité dépasse souvent la fiction, et je ne sais pas si beaucoup de maisons de retraite d’aujourd’hui accepterait ces… fantaisies (?) ou du moins ces réalisations insolites de la destinée…

  12. eva dit :

    oups ! « accepteraient »

  13. Cardamone dit :

    Une fois de plus j’adore, ton personnage est magnifique et très émouvant.

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