L’enseigne Chronos

Il y a plus d’un quart d’heure que monsieur Lopez attend sur le trottoir.

Les travaux ont commencé la veille. Depuis la veille, il guette. Alors quand, tout à l’heure, depuis son petit balcon, il a vu arriver la machine, il a dévalé l’escalier. Mais, en bas, il n’a pas trouvé le gars… 

L’enseigne devant lui se tient seule, grise et éteinte, sale et mélancolique.
« Bar Ch-ronos ». Quelqu’un a relevé le rideau de fer. La vitre brisée s’étoile sur le dessin fané de la vieille bouteille de champagne jaillissante. Il y a toujours, accroché à la poignée de la porte par une chaînette dédorée, le panonceau naïf accroché autrefois par la Chironos : « La direction se réserve le droit d’entrer« . Les mots se sont effacés avec les années, on ne lit plus que « La direction »…

Mais voilà que la machine s’est mise en marche. C’est curieux, il n’a pas vu revenir le gars…

La nacelle s’élève, gracieuse, si légère. A bord, le gars s’est muni d’une pince. Il s’approche lentement de l’enseigne, sectionne les crochets, tranche les fils électriques. Elle pend, lamentable, se balance dans l’air froid, hésitante. 

Le gars va trancher le dernier lien…

Mais il s’arrête brusquement. Monsieur Lopez a enfin trouvé le courage de crier :

— Hé !

— Hé ? dit le gars en retenant sa pince.

— Hé !

— Hé quoi ?

— Hé… je voudrais l’avoir, cette enseigne…

— L’enseigne ? Hé…qu’est-ce que vous voulez en faire ? elle est bonne pour la benne.

— Justement, donnez-la moi.

— Si ça peut vous faire plaisir, grimpez, dit le gars. Et il fait descendre la nacelle.

C’est vrai qu’il y a place pour deux, là-dedans. M. Lopez monte à bord prudemment, le gars le coiffe d’un casque et lui enfile un harnais – « Obligatoire », qu’il dit, et M. Lopez obéit, même s’il se souvient qu’autrefois, sur les chantiers, on grimpait bien plus haut sur les grues, sans casque et sans harnais. 

Et la nacelle remonte. Le gars la pilote avec une aisance épatante.

— Vous conduisez ça comme une Ferrari, dit M. Lopez en souriant. 

— J’ai mon permis, dit le gars. Faut un permis pour les nacelles élévatrices.

Et il se prend au jeu, vire à gauche, à droite, redescend, tournoie, s’arrête enfin.

— C’est chez moi, ici, dit M. Lopez. C’est mon balcon. J’habite ici depuis trente ans.

—Ah, dit le gars, faudrait donner un bon coup de peinture, remettre tout ça à neuf. Vous avez laissé la fenêtre ouverte.

Le gars redescend, revire, remonte. Et il finit par se placer sous l’enseigne. Juste où il faut.

— Pas mal, hein ? c’est grâce aux manettes hydrauliques. Excellente versatilité.

— Versatilité ?

— Oui, la machine est versatile. C’est comme ça qu’on dit. Versatile. Pas comme vous, à ce que je vois…

Voilà ce qu’on va faire, puisque vous la voulez vraiment… Je vais sectionner bien net le dernier fil et vous allez m’aider. Placez-vous comme il faut, et tenez-la du bas. Seulement, faites attention, c’est beaucoup plus lourd qu’on ne croit, ces vieux machins-là.

— Je suis vieux, c’est bien vrai, dit M. Lopez, je fêterai mes quatre-vingts juste à Noël, mais j’ai travaillé aux chantiers. J’ai encore de la force.

Pourtant, M. Lopez chancelle quand l’enseigne lui tombe dans les bras. Un poids écrasant qui le fait basculer. Le gars se penche pour le soutenir. Il est vraiment agile, ce gars. On voit qu’il a l’habitude.

— Elle est à vous, maintenant, pas de doute, puisque vous la tenez dans vos bras. Et serrée. On croirait un tango.

— Vous voulez que je vous ramène à domicile ? dit encore le gars.  Ça vous évitera de la traîner dans l’escalier. Je suppose que vous avez pas d’ascenseur, dans ce taudis.

Taudis, taudis… il y va fort. L’immeuble penche, d’accord, mais c’est la règle ici, la loi du temps. Tous les murs penchent et les maisons se tiennent les unes aux autres comme une troupe de vieilles danseuses… Un très ancien immeuble, du temps des esclaves et des marins du port… il perd sa peau de pierre, et il y a longtemps qu’on ne distingue plus les traits du dieu à gueule béante qui garde le fronton. Mais taudis, taudis… qu’est-ce qu’il pourrait bien y comprendre, le gars ?…

Un vrai crack, quand même. Au volant de sa nacelle, il s’est placé pile au niveau de la grille, et d’un bon coup d’épaule a aidé monsieur Lopez à faire basculer l’enseigne sur l’étroit balcon. Puis il a remonté la nacelle  encore un peu plus haut, pour que monsieur Lopez puisse descendre lui-même – « juste un grand pas à faire, il est pas bien haut ce balcon » – en se tenant à la poignée de sa fenêtre. Monsieur Lopez n’a pas hésité un instant à sauter. A son âge. C’est vrai qu’avec un harnais…

— Je savais bien que vous pouviez le faire, dit le gars en riant. Un jeunot comme vous. 
Bravo tout de même. Renvoyez-moi donc le casque… et le harnais aussi. Encore bravo, et au revoir.
Et il redescend à terre à toute vitesse. Là, il replie la nacelle en un tour de vérin. Et il reprend le volant.

— Merci, crie monsieur Lopez, merci. Et il fait de grands gestes d’adieu tandis que la machine s’éloigne sur le quai, dans un nuage de fumée et un fracas de bip-bips.

Voilà. Finalement tout s’est passé très simplement.

Maintenant, il la tient, l’enseigne du bar Chronos. Il l’a posée sur la petite table bancale du séjour. Tout à l’heure, il raccommodera les fils coupés, il les glissera dans la gaine, il adaptera la prise, il remettra des néons neufs, il démontera tout ce qui reste du i cassé, qu’on oublie jusqu’à son existence… Puis il astiquera le verre sali, même il passera un coup de peinture rouge spéciale. Ensuite, il fera le petit montage, pour qu’elle clignote à son aise. Il n’y aura plus qu’à brancher. Tout sera comme avant. Mieux qu’avant. Dire qu’il l’avait tant détestée…

M. Lopez ferme les yeux. Il se souvient. Quand il se souvient, c’est comme ça qu’il fait. Il ferme les yeux, il balance un peu le buste… il se souvient…

… Il arrivait de Bordeaux où il avait travaillé quelques années comme docker, après avoir fui l’Espagne. Plus tout jeune déjà. Mais il avait trouvé tout de suite à s’engager sur les chantiers navals. On embauchait alors, et il avait des copains à la CGT. L’anti-franquisme faisait recette. Une époque, c’était, une époque où la politique comptait beaucoup. Il s’était logé quai de la Fosse, au-dessus du bar Chironos, dans un appartement minuscule et au noir qui lui avait été indiqué par un camarade. Tellement bon marché. Un tarif imbattable. La Chironos en personne le lui avait fait visiter. « A prendre ou à laisser », elle avait dit. « Faudra payer le premier de chaque mois sans faute. Pas demander de quittance. Et  pas se montrer curieux des affaires du bar. » Il avait accepté le salpêtre, le plancher qui penchait, le bar aux affaires louches, la Chironos et les cafards. Pour le prix, il était prêt à tout accepter. Et puis, qu’est-ce que ça lui faisait ? Il avait connu la prison, autrefois, en Espagne.

Mais dès la première nuit il avait compris ce qu’était l’enfer : l’enseigne. L’enseigne clignotait comme un coeur palpitant, elle clignotait sans cesse, sans cesse, ardente, en rythme, toute la nuit. Rouge Rouge. Rouge Rouge. Bar Chironos Bar Chironos. Toute la nuit toute la nuit. Sans répit sans répit. Sans sommeil sans sommeil. Jusqu’à l’aube jusqu’à l’aube. Rouge Rouge. Rouge rouge…

Avec sa première paie, il avait payé le loyer, et il avait acheté des rideaux. Des rideaux larges et hauts, qui se fermaient en plis lourds de velours noir épais. Mais, à travers l’épaisseur sombre des rideaux, l’enseigne avait continué à clignoter. Rouge rouge. Rouge rouge. En bas, on buvait, on faisait une drôle de fête triste où les filles aguichaient des hommes seuls sous l’oeil féroce de la Chironos. Et au-dessus, ça clignotait, ça clignotait. Et ça cognait, et ça cognait. Sans rémission. Poum, poum. Poum poum. Rouge rouge. Rouge rouge. Bar bar. Bar bar. Chironos Chironos.

Il avait ramené des planches du chantier, pour se faire des volets intérieurs. Il avait bâti tout un dispositif savant. Mais la satanée enseigne clignotait toujours à travers les fentes. Rien à faire rien à faire. Rouge rouge. Rouge rouge bar Chironos bar Chironos bar bar rouge rouge. Une obsession, c’était devenu une obsession.

Il avait entièrement perdu le sommeil. Un mois sans sommeil. Ça rend fou, un mois sans sommeil. Il avait fini par devenir fou. Complètement fou. Il y avait pourtant assez longtemps qu’il était là pour avoir compris ce que c’était que le bar. La Chironos. Alex. Le bar Chironos. Rouge bar. Bar bar. 

Il risquait gros. Il aurait dû rester prudent. Mais cette enseigne le rendait fou. Fou. Alors un soir, il l’avait fait. Il avait ramené du travail une grosse barre de fer qu’il avait cachée sur son balcon. A la nuit close, quand l’enseigne avait commencé à clignoter, il était devenu furieux comme chaque fois… il avait ouvert la fenêtre, s’était accroupi et avait passé la tige de métal à travers les fleurs de fer forgé. Puis il avait cogné. C’était tombé au hasard. Juste sur le i. On avait entendu un grand bruit de verre cassé. Les morceaux s’étaient répandus sur le trottoir, aspergeant de verre cet Alex qui était le vrai patron du bar, qui sortait justement, et qui avait hurlé en tirant des coups de revolver en l’air, qu’il était aveugle, qu’on venait de lui crever un oeil. Monsieur Lopez, dégrisé, était resté tapi dans l’ombre, là-haut, accroupi tremblant. Ils étaient tous sortis, les clients, les filles et la Chirinos. Les filles avaient soigné Alex au champagne, et il avait miraculeusement recouvré la vue. Puis ils avaient trouvé une ardoise cassée sur le sol, au milieu des débris de verre, et, après discussion et longue réflexion avinée, ils avaient doctement conclu que la coupable ne pouvait être que cette ardoise, dégringolée du vieux toit qui penchait plus fort encore que les murs.

« Alors c’est ce qui s’appelle une tuile », avait déclaré Alex qui ne paraissait plus souffrir. Et ils s’étaient tous mis à rire, parce que quand Alex plaisantait, c’était la meilleure chose à faire.

« C’est marrant avait dit l’une des filles, une grande brune aux cheveux très noirs et longs, celle qui avait de sa voix si douce plaidé si habilement la cause de l’ardoise, c’est trop marrant, maintenant sans le i on lit « bar Ch-ronos ». Trop marrant… bar Chronos. — Pourquoi tu trouves ça marrant, Anita ? — Vous savez pas qui c’est, Chronos ? Le dieu du temps, celui qui dévore le monde. C’est chouette comme nom, Chronos, pour un bar de nuit. Ça va bien avec la grande gueule cassée au-dessus de la porte, en plus… Bar Chronos ! C’est très très bien… Si j’étais vous, madame Chironos, je laisserais comme ça, je ferais pas réparer. »

Tout le monde avait trouvé l’idée excellente. Bar Chronos, tout à fait ! ça avait du chic, beaucoup d’allure. Et puis ça avait du sens, ça impressionnait, ça parlait macchabées et voyages dans l’autre monde, sans trop insister non plus, juste comme il fallait, avait commenté Alex qui avait décidément de la jugeote, ce soir-là. C’était beaucoup mieux en tout cas que Chironos que personne n’arrivait ni à prononcer ni à retenir. Bar Chronos, soit. Le bar Chironos serait le bar Chronos, désormais. Il était baptisé. Puis, comme les filles avaient froid dans leurs tenues légères, tous étaient rentrés bruyamment dans la pénombre grasse et la chaleur du bar.

La Chironos avait suivi le conseil d’Anita. On avait bu le champagne à la santé du nouveau bar Chronos. On n’avait pas réparé l’enseigne. Le bar Chironos était devenu pour toujours le « bar Ch-ronos », et il avait continué à clignoter. Rouge rouge. Rouge rouge. Bar Ch-ronos bar Ch-ronos. Bar Ch-ronos bar Ch-ronos. C’était raté, mais il l’avait échappé belle, monsieur Lopez. Il ne réessaierait pas.

Elle habitait sur le même palier que lui, justement, cette Anita, le petit logement d’en face, deux pièces aussi sales que les siennes derrière la même porte sombre et grinçante.
Dès le lendemain après-midi, elle était venue lui emprunter du sucre…

Un prétexte, bien sûr. Elle s’était assise sur l’unique chaise dépaillée, elle avait allumé une cigarette, puis elle avait dit de sa voix si douce : « Je sais que c’est toi qui a fait le coup, hier. Je t’ai vu, sur le balcon. T’en menais pas large. Et t’avais raison d’avoir peur, parce que le gars que t’as failli éborgner, c’était Alex, figure-toi, en personne, et qu’il t’aurait tiré comme un lapin, s’il avait su. Mais j’ai rien dit. Même j’ai fait diversion avec mon dieu Chronos. C’était malin, pas vrai ? De toute façon, je la hais, la Chironos, je suis heureuse de plus lire son sale nom sur l’enseigne. Je la hais. Tu peux pas savoir. Alex et elle, ils nous tiennent toutes, les salauds. Mais tu peux pas comprendre. »

Lui, il n’avait rien dit. Il avait pensé qu’Anita était malheureuse. Qu’elle lui avait sauvé la vie. Qu’elle avait une voix pure et douce qui était comme une mélodie délicate sous les mots âpres qu’elle crachait. Qu’elle était presque belle, malgré ses lèvres peinturlurées et ses bas résille. Et que c’était bon qu’elle soit là, assise chez lui sur l’unique chaise, tandis que lui, debout, l’écoutait et la regardait.

C’était ce soir-là qu’il avait commencé à aimer l’enseigne. Bar Chronos bar Chronos. L’enseigne battait comme un coeur de femme dans la nuit tendre. Comme un souffle de femme aimée, elle respirait pour lui.

Il avait revu souvent Anita, ensuite. Il avait remarqué qu’elle allait faire ses courses vers midi, et qu’elle rentrait à peu près une demi-heure plus tard. Il s’arrangeait pour la croiser dans l’entrée, il lui portait ses courses dans l’escalier. Un jour, elle avait perdu ses clefs, et il lui avait ouvert la porte du bas. Le dieu du mascaron les avait regardés d’un drôle d’air. Puis quand ils étaient montés, ils avaient constaté que la même clé ouvrait leurs deux logements et ça les avait beaucoup amusés.

Il disait toujours « mademoiselle Anita » – en appuyant bien sur le i, comme si elle avait vraiment été de son pays. Et, il avait beau savoir de quoi elle vivait, elle l’intimidait. Une fois, il l’avait entendue… elle était ivre et elle montait l’escalier avec un client ivre lui aussi. La porte avait claqué sur leurs rires. Il n’était pas jaloux cependant. Il acceptait. D’ailleurs c’était seulement parce qu’elle avait trop bu, ce soir-là. Elle était si discrète, d’habitude.

Presque tous les midis, après avoir avalé son déjeuner, Anita venait chercher du sucre. Elle disait toujours cela à la blague, « T’as pas un peu de sucre à me passer, monsieur Lopez ? c’est pour mon café… » Et puis elle s’asseyait, prenait le café qu’il lui offrait, y trempait le sucre qu’il lui tendait. Il y avait deux chaises neuves maintenant, en formica, ils s’asseyaient l’un près de l’autre, restaient à se regarder et à se taire. Puis Anita repartait. Elle avait un petit rire gêné : « Merci pour le sucre, monsieur Lopez, et pour le café », et elle secouait ses cheveux noirs d’un air de regret. Lui, il restait dans son parfum, longtemps, heureux, avant de retourner au chantier. Il préférait ne pas aller plus loin avec Anita. Parce que, justement… une fille comme Anita, il voulait lui montrer du respect. Il avait son plan. Il ferait des économies. Ils s’en iraient très loin, il connaissait un village en Castille où Alex ne les retrouverait jamais. Là-bas, ils pourraient vivre ensemble pour de bon. Peut-être même qu’ils se marieraient, si Anita consentait. Il monterait un atelier de plomberie, il travaillerait, et elle, enfin, elle se reposerait. Elle oublierait, avec le temps. Car tout s’oublie, avec le temps. Tout, même le bar Chironos.

Il était tellement patient, monsieur Lopez, tellement tellement patient, disait doucement Anita en secouant son épaisse chevelure noire, et on ne savait pas si elle admirait ou si elle déplorait cette patience singulière.

Un jour, cependant, on avait entendu des cris en bas. La voix furieuse de madame Chironos. Et la révolte d’Anita. Elle était aussitôt remontée chercher ses affaires. Avant de prendre son galop dans l’escalier de bois, elle avait gratté tout doucement à la porte : « Adieu, monsieur Lopez, j’ai pas le choix, tu sais. »

Il avait vu, depuis le balcon où il s’était précipité, courir sur le quai une femme aux cheveux très courts, rares et blancs, une femme trop mûre et toute fanée sans son maquillage, petite et même un peu boulotte dans ses chaussures à talons plats, qui était montée très vite dans un taxi. Anita n’était pas une grande brune à la chevelure de gitane. Elle était tout sauf jeune. Elle n’était même pas vraiment belle. Mais tout ça, il l’avait toujours su. Et c’était sans importance.

Quelques minutes après, une BMW s’était arrêtée devant le bar. Les portières avait claqué. On avait entendu la voix geignarde de la Chironos. Puis la BM avait redémarré, furieuse, vindicative, terrible. À la poursuite d’Anita. 

Anita n’avait pas eu le choix, en effet. Monsieur Lopez avait très bien reconnu Alex. Et il avait vu briller le métal du revolver, sur le siège passager.

Pendant des mois, ensuite, monsieur Lopez avait feuilleté anxieusement les journaux, chez le marchand du carrefour.

Mais on n’avait rien su.

Personne n’avait jamais revu Anita.

Une autre fille, Marlène, avait donné en cachette à monsieur Lopez l’adresse des parents d’Anita à Chateaudun. Car Anita venait en fait de Chateaudun. D’ailleurs elle ne s’appelait pas Anita. Juste Annette.

Il s’était déplacé jusqu’à Chateaudun, un dimanche. Mais les parents d’Annette ne semblaient pas au courant. Anita avait tout à fait disparu.  Annette aussi, apparemment.

Marlène savait des choses pourtant, des choses qu’elle ne voulait pas dire. Elle non plus ne s’appelait pas Marlène, naturellement. Personne au bar ne s’appelait comme on l’appelait. Même pas madame Chironos, qui quant à elle était d’Issoudun, et n’avait pris ce nom que parce qu’elle avait été, un temps, chiromancienne, et que ça lui avait paru très grec, très exotique, de se faire appeler Chironos.

Comme Marlène avait pris le logement d’Anita, de temps en temps, il échangeait quelques mots avec elle sur le palier. Ils parlaient d’Anita. Marlène disait toujours qu’elle reviendrait, forcément, parce que lui, monsieur Lopez, lui, c’était sûr, elle l’aimait. Elle l’aimait vraiment. Et Anita était fidèle, oui, fidèle, monsieur Lopez. Il haussait les épaules. Il n’y croyait pas, alors. Mais il était tellement patient. Et il avait toujours son plan. 

A la nuit tombée, le clignotement de l’enseigne le berçait doucement, palpitant comme un sanglot : bar Ch-ronos bar Ch-ronos. Anita Anita… 

Voilà. c’était comme ça qu’une vie passait. Un jour, le chantier naval avait fermé.

Il y avait eu de longues grèves, des bagarres, des discours et des banderoles, mais rien n’y avait fait, la chantier avait fermé. Comme monsieur Lopez avait déjà passé ses cinquante-cinq ans, on l’avait mis en préretraite. Préretraite, ça voulait dire misère, ça voulait dire ennui. Mais qu’est-ce que ça pouvait faire ? Il s’était mis à tourner lentement dans sa mémoire, ne quittant plus son pauvre appartement, au rythme des souvenirs, et de la vieille enseigne. C’était comme ça qu’une vie passait. À pas grand chose. À presque rien.
Tout périclitait désormais sur le quai. Les ouvriers au chômage traînaient en bleus dans les cafés. Et puis il y avait eu toutes ces arrestations. Les « parrains », on avait dit dans les journaux, les « parrains » du quai avaient été mis « à l’ombre ». Le « milieu » était décimé. La Fosse était « nettoyée. » Dans les journaux, c’est curieux comme les choses ont toujours l’air d’être autrement.

Alex et la Chironos avaient préféré se retirer très rapidement. C’était Marlène qui avait repris le bar Chronos. Elle avait tout changé, pour en faire un café modeste – cosy, comme elle disait – où les ouvriers délaissés venaient passer un moment ensemble à boire et à fumer et à remuer la cendre. « Ah, le passé, leur disait-elle en soupirant… le passé, faut prendre ce qui est bon, et effacer le reste. Faut pas le quitter, faut juste le ravaler, le passé, comme un vieil immeuble… » Mais on n’avait pas les moyens de ravaler l’immeuble, et c’était des mémoires meurtries que vivait désormais le bar Chronos. Les chômeurs venaient là pour contempler le quai désert, depuis la petite terrasse de bois serrée sur le trottoir. Ils regardaient sans fin, là-bas, les grues ankylosées, les entrepôts fermés, et les rails enrouillés dans les vieilles cales à l’abandon. L’enseigne était seule restée vivante. Elle s’allumait toujours à la nuit close : « Bar Ch-ronos, bar Ch-ronos », juste un peu plus pâle, d’un rouge fané qui tirait maintenant sur le rose nostalgie.

Et puis, peu à peu, les gars des chantiers avaient cessé de venir. Ils vieillissaient. Marlène aussi avait pris de l’âge et des varices, ça ne marchait plus vraiment, la Fosse, depuis qu’il y avait, en face, le hangar à Bananes. Sur l’enseigne toutes les lettres s’étaient peu à peu éteintes. A la fin il ne restait plus que les deux dernières, « OS », et c’était triste, si triste, trristétrrristisusque ad mortem, pensait monsieur Lopez qui avait été enfant de choeur et qui savait les mots. Marlène avait fini par jeter l’éponge, comme elle disait, elle avait mis le local en vente. En partant elle avait tiré le rideau de fer, coupé l’électricité. On avait recouvert de tags le rideau de fer gris. Et les nuits sans l’enseigne étaient devenues obscures et angoissantes.

Le bar, en bas, avait tout de même fini par trouver preneur. Une agence d’intérim. C’était comme ça, maintenant, sur le quai. Des agences d’intérim. Partout. Là où les dockers déchargeaient autrefois les cargos. Là où les marins chantaient et buvaient, dans le fracas métallique des grands navires en construction sur les cales Dubigeon. Des agences d’intérim. A touche-touche au milieu des façades qui ployaient. Comment on aurait pu garder encore l’espoir ?

Mais lui, lui, il y avait mis des années, il avait fait parler Marlène, il avait retrouvé l’adresse d’Anita. Il lui avait écrit. Demain, elle serait là. Il irait la chercher à la gare. Elle serait aussi vieille que lui. Peut-être même bien plus. Le crâne presque chauve désormais, des rides sur les joues comme des coups de couteaux – et peut-être après tout que c’étaient vraiment des coups de couteaux. Et très grosse avec ça. Il avait vu sa photographie qu’elle lui avait envoyée avec des commentaires, pour qu’il ne soit pas trop surpris, pas trop déçu – elle n’aurait pas voulu.

Qu’est-ce que ça lui faisait ? Ce serait toujours Anita, n’est-ce pas ? Anita. Il l’aiderait à monter l’escalier. Il la ferait entrer, il lui tendrait l’un des deux fauteuils de velours qu’il avait achetés pour elle – et pour lui aussi, et il lui dirait : « Mademoiselle Anita, j’ai acheté du sucre pour vous, et je vais vous faire un café, mais d’aborrrd, entonces, je vais vous montrer quelque chose ». Et il allumerait l’enseigne. Elle clignoterait quelques minutes, rouge comme un coeur douloureux mais vivant, si vivant. Bar Chronos bar Chronos. Anita et Miguel. Il dirait : « C’était bien abîmé, mais j’ai tout réparé ». Longtemps, main dans la main, ils regarderaient l’enseigne, clignotant rouge tendre comme un coeur amoureux. Et puis il débrancherait les fils, parce qu’un rafistolage comme ça, ça n’était pas très sûr, ça pouvait se mettre en court-circuit comme rien. Et puis le passé est le passé, n’est-ce pas. Et mieux vaut oublier certaines choses, comme aurait dit Marlène. Les vieilles histoires pas claires, pourquoi donc les ramener à la lumière ? De toute façon, Anita, mieux valait l’embrasser dans l’ombre, et écouter sa voix les yeux  fermés, à l’heure qu’il était.

L’enseigne s’éteindrait de nouveau. Peut-être même qu’on la mettrait à la benne pour de bon, cette fois. Mais Anita, elle, ne repartirait plus. Il allait se marrer, en bas, le dieu à la gueule cassée, ou bien grincer des dents. Et alors ? Qu’est-ce qu’il pouvait bien y comprendre, cet imbécile de Chronos, à l’amour des humains ? 

 ****

    [« L’enseigne démontée – une histoire de fils  » 

ou « Comment j’ai brodé ce récit ».

   Je me rendais au cours d’espagnol d’une douce Anita, dans le bâtiment réaffecté des chantiers Dubigeon de Nantes. Il faisait déjà nuit, je marchais le long de la Fosse, dans l’ancien quartier du port, des dockers, des marins et des maisons closes. Soudain, il y a eu cette enseigne de néon au clignotement intense et agressif : un bar de nuit délabré attendait le client, au pied d’un vieil immeuble qui penchait. Un dieu de pierre au visage effacé béait féroce et pitoyable sur le tuffeau lépreux, dans la lueur violente de l’enseigne. C’était misérable, magnifique et vertigineux.

    J’ai fermé les yeux, tout s’est entremêlé, et, tirant chaque fil du réel pour en faire mon canevas, j’ai brodé cette histoire très naïve, à l’enseigne clignotante de la vieille Fosse, des exilés d’Espagne et du grand dieu Chronos.

   Voilà. C’était un jeu, ce n’était pas un jeu – une tapisserie, si vous voulez… mais, quand Chronos s’en mêle, dans le fil qu’on rebrode, il y a toujours un peu de la laine des Parques et du métier de Pénélope. ]

 .

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17 commentaires pour L’enseigne Chronos

  1. flipperine dit :

    comme quoi l’amour est tjs le plus fort

  2. jill bill dit :

    Charmante histoire autour de cette enseigne…. 🙂

  3. almanito dit :

    Une belle chronique très attachante d’un monde âpre et dur sur fond des années d’après guerre. Ton récit me fait penser au Cœur de docker de Prévert.

  4. G.Policand dit :

    Si longtemps plus tard… L’image de qui vous a apporté du bonheur au milieu de la détresse ne s’efface jamais.
    Amour pur triomphe de l’adversité.
    P S/
     » quand Chronos s’en mêle, dans le fil qu’on rebrode, il y a toujours un peu de la laine des Parques et du métier de Pénélope. ] »
    J’adore cette formule

  5. Michèle F. dit :

    C’est comme dans un conte de fée décalé. Avec le mot magique, l’objet magique, une princesse en sabots disparue, un amoureux en quête qui ne craint pas les obstacles, la bonne fée qui n’a pas tous les pouvoirs, le méchant dieu vengeur et l’amour qui demeure éternel.

  6. Je n’en reviens pas que tu mets Issoudun là-dedans… Moi qui me croyais en plein Marseille !! Mais bon, ça se tient : ça rime avec Châteaudun, et puis à Issoudun j’ai entendu dire qu’il y avait une célèbre voyante… que tout le monde connaissait mais c’était le secret de Polichinelle on n’a jamais voulu me dire ni où elle habitait ni comment elle s’appelait ; un reste de sorcière… une « barreuse de verrues » aussi… Enfin bon ton histoire d’enseigne est merveilleusement racontée, le personnage du gars sur la nacelle est délicieux aussi de vérité… toujours une plume de choix, Carole !!

    • carolechollet dit :

      Oui, Issoudun, c’était pour rimer avec Chateaudun. Mais s’il y a une voyante à Issoudun, alors ce doit être madame Chironos ! L’histoire est volontairement « fantaisiste » et légère, mais réaliste aussi par son ancrage dans l’histoire du port de Nantes. Mêler le réalisme et l’imaginaire naïf des mélos du cinéma et des récits populaires, sur le bourdon grave de la vieille mythologie : une expérience que j’ai eu envie de tenter…

  7. (Excuse mes fautes de français, j’aime bien écrire parfois « à la gavroche »…)

  8. hamza dit :

    Une bonne histoire merveilleusement racontée. Bravo

  9. mansfield dit :

    Une très belle histoire sur laquelle je plaquerais bien des artistes comme Bourvil, Gabin, Arletty ou Ginette Leclerc. On les voit et on a la gouaille, le coeur grand comme ça, la vie rude et douce à la fois, on a tes mots tendres, amusés, ironiques aussi. C’est une atmosphère très bien rendue!

  10. Et, comme souvent, Richard et ses questions.
    Celle du jour : pourquoi ici avez-vous souhaité ancrer votre nouvelle dans quelques précisions quant à sa construction ?

  11. Quichottine dit :

    Que te dire que tu ne saches pas ?… j’ai aimé lire ce récit et l’histoire du récit, comme si j’avais été présente, là, sous le balcon.
    Passe une douce journée.

  12. Cendrine dit :

    Le récit dans le récit, on se sent vivre avec les personnages, on caresse avec émotion les fils d’écriture tissés entre réel et imaginaire et je sens palpiter cette enseigne, rouge comme la vie, la mort, le temps qui nous connecte à l’infini. Merci beaucoup pour cette nouvelle qui m’a happée…
    Cendrine

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