Le puits et le ballon

Le puits et le ballon… curieux titre, n’est-ce pas ?… Non, ça ne vous dit rien, évidemment… Cela ne veut rien dire.

Vous pensez à Edgar Poe ?  Oh, non ! Le puits et le ballon, ce n’est pas grand-chose, en réalité.

C’est simplement le premier récit que j’ai tenté d’écrire. Et qui a bien failli être le dernier.

J’étais encore en classe « enfantine ». Je venais d’apprendre à lire – on apprenait très tôt, dans ma petite école de village où toutes les classes se côtoyaient. Et il m’avait paru tout naturel d’écrire, à mon tour, un livre. Lire et écrire, ce devait bien être un peu la même chose, n’est-ce pas ? Et il devait bien y avoir autant de plaisir et de facilité à créer les histoires au bout de son crayon qu’à les recréer par sa lecture. Tout cela coulait de source et d’évidence. Les livres étaient la vie, la vie était un livre. Il n’y avait plus qu’à l’écrire, ce livre palpitant comme un grand coeur d’enfant.

Alors j’avais demandé un cahier.

Je me souviens que c’était un album in-folio que ma mère avait cousu pour moi avec sa grosse aiguille, et un brin de ficelle à poulet.

Le papier était d’un blanc un peu jaune, chaleureux. Mince et semé de poussière de bois, et pourtant lisse et glacé. Du papier pour magazine bon marché. Je crois bien qu’il s’agissait de ces « chutes » de l’imprimerie Cino del Duca dont nous avions alors, je ne sais pourquoi, des piles à la maison. Un beau cahier tout luisant de promesses, et prêt à devenir un vrai livre. D’au moins vingt pages. Il n’y manquait, bien sûr que les mots – et les images, puisque je ne connaissais en fait de livres que les livres illustrés. Mais j’allais m’appliquer. Rien de plus facile. J’avais fourbi mes armes : un crayon « de papier » bien affûté, et mes crayons « de couleurs » Caran d’Ache taillés de frais, rangés en ligne dans leur boîte de métal. L’après-midi était radieux, un après-midi de début de vacances, tout éclairé de ma grande décision.

J’ai ouvert le cahier, lentement. J’ai attendu quelques minutes, comme on prie, que l’Esprit vienne à moi. Et puis j’ai commencé.

Au début, cela allait si bien… 

Un monde était là, épars et flou dans ma pensée, qui ne demandait qu’à se poser sur les pages, pour prendre consistance et devenir lui-même.

J’avais d’abord imaginé des enfants. Trois enfants. Deux garçons et une petite fille. Le crayon les avait aussitôt tracés sur la page. Ils jouaient dans une cour. Je les voyais très bien. Trois enfants. Une petite fille qui portait une jupe orange. Et deux garçons en pantalons bleus, avec des chemises à carreaux. C’étaient trois amis de l’école et c’était un jeudi. Dans le ciel bleu turquoise j’avais posé un nuage qui moussait blanc comme un panache d’écume, un soleil jaune rayonnait à grands traits de rosace, un bel oiseau volait en V. Et les enfants jouaient, emportés par l’élan de mon rêve éveillé.

Mais où donc jouaient-ils ? Voyons… Ce ne pouvait pas être dans la cour de l’école, puisqu’on était jeudi… il fallait que ce soit dans la cour d’une ferme. J’avais posé un arbre, un petit pan de mur aux pierres irrégulières, une poule sur le mur picorant son pain dur, et quelques roses roses. J’avais eu la prudence, cependant, d’oublier le chien écumant et pendu à sa chaîne – j’avais si peur de ces chiens de ferme qui vous aboyaient après sur les chemins… et je savais déjà qu’on peut prendre, avec la réalité qu’on évoque dans les livres, certains petits accommodements très pratiques.

Tout allait bien. Si bien que j’avais fini, toute heureuse, par lancer le ballon. De quelle couleur, le ballon ? Rouge, évidemment. Les vrais ballons d’enfant sont toujours rouges. Je l’avais dessiné presque rond, au-dessous de ces mots  profonds qui lui avaient donné l’existence et la grâce : 

Et mintenant si on jouait au ballon dit rémi a ces amis.

Tout allait bien, si bien… le ballon bondissait et les enfants couraient. Au ciel turquoise s’épinglaient des nuages brodés comme des oreillers. Le ballon allait légèrement de Rémi à ses amis, comme la joie qui vole, par un beau jour de grandes vacances. C’était un vrai jeudi de livre de lecture, et mon récit avançait comme on joue, remuant sur le papier des personnages tout simples mais, somme toute, vivants. Vivants, là était le problème, sans doute.

Car soudain, je ne sais comment, la cour de ferme où manquait le chien est devenue une vraie cour de ferme. Avec son chien hurlant. Avec son puits pour puiser l’eau des bêtes.

Un puits béant qui s’est si violemment imposé à moi que j’ai été contrainte, absolument contrainte, de le dessiner à son tour, sous ces mots inquiétants : « Dans la cour il y a un pui. Attention dit rémi. »

Un grand puits à l’ancienne, sombre et profond comme un cauchemar de la nuit. Ouvert et glacé sur son noir. Aussi mutique et profond que l’oubliette de Jacquou le Croquant au château de l’Herm. 

A l’autre bout de la cour, le chien, furieux, tirait sur sa chaîne en bondissant de haine… Lui non plus je ne pouvais plus l’éviter.

 

Et maintenant que le puits était apparu, maintenant que le chien s’était mis à hurler, le ballon qui tout à l’heure allait si gracieusement d’un enfant à l’autre, irrésistiblement zigzaguait, incertain de sa route, fasciné, s’approchant lentement du puits.

Si bien que soudain j’ai été obligée – obligée, pas le choix, obligée de l’écrire : « Patatra le ballon est tombé dans le pui ». La mort  dans l’âme, j’ai dessiné le puits en très gros plan. Le ciel s’était couvert, et de grands corbeaux noirs traçaient là-haut leurs V funestes.

Le puits. Tout allait si bien pourtant jusqu’au puits… Que s’était-il passé ? Pourquoi s’était-il imposé à mon joli ballon, à ma volonté souveraine, à mes pages si bien cousues et à mes crayons bien taillés, ce puits profond comme un désastre ? Je ne comprenais pas, mais c’était ainsi. Le puits était entré dans le récit, noir et vorace, et il avait avalé le ballon, je n’y pouvais plus rien. Désespérée, j’ai dessiné en pleine page, dans la béance du puits sombre et profond, la petite tache colorée du ballon qui tombait. Les enfants affligés appuyés contre la margelle regardaient sans bouger le ballon disparaître à jamais avec mon récit englouti. Le chien féroce a hurlé longuement tout au bout de sa chaîne. Puis les enfants se sont effacés, la ferme s’est embrumée, tous les corbeaux ont étiré leurs ailes noires dans le ciel sans soleil, le chien s’est tu enfin, et le soir est tombé sur mon cahier refermé. Le monde qui avait un moment palpité sur les feuilles était tombé de l’autre côté du temps. Dans le vieux puits sans fond qui engloutissait cruellement les jeudis après-midis et les rêves d’auteur.

C’était fini.

Même si j’ignorais le mot, je savais bien pourtant que le désastre du puits n’était – n’aurait dû être – qu’une péripétie. Que tous les récits repartent de plus belle après une péripétie. Que la péripétie est la barre de mesure et qu’un récit doit avancer comme une phrase musicale, franchissant vaillamment les obstacles, de mesure en mesure, jusqu’à son destin en point d’orgue. Mais voilà. Je ne parvenais pas à aller au-delà de ce puits. J’étais seulement à la première mesure, rien qu’à la deuxième page, et je ne parvenais pas à aller au-delà…

« Patatra le ballon est tombé dans le pui » « patatra »… je ne savais que faire, car, patatras, il était tombé, et avec lui tout mon élan.

Vous allez me dire que je n’avais qu’à raturer ou gommer tout le récit précédent, prendre un autre cahier, écrire une autre histoire, qui se serait passée dans une cour où il n’y aurait pas eu de puits, ou bien où le puits aurait été couvert… mais non. Ce qui est écrit est écrit. Surtout si c’est écrit sur du papier d’imprimeur qui ne s’efface pas… J’avais fait tomber le ballon dans le puits, et on ne pouvait plus l’en déloger. Car les récits créent des mondes inaltérables, définitifs, je le savais déjà.

 

Impossible de transformer l’histoire. Impossible d’arracher le ballon à son puits pour lui rendre la vie. Impossible de continuer.

Le lendemain, j’ai repris le cahier.

Je suis restée longtemps devant ma dernière page, face à ce grand trou noir du puits, désemparée. Incapable de poursuivre.

Je venais de découvrir à la fois le pouvoir du récit et l’impuissance de l’auteur que son imaginaire ne conduit pas – ou qu’il conduit trop bien.

La phrase qui galope et le point immobile. La page blanche qui est toujours si noire.

Pendant des jours, j’ai essayé encore. Rien à faire. Le puits obscur happait toute ma volonté.

Alors j’ai voulu masquer mon échec. J’ai tenté de tricher. J’ai écrit sous l’image du puits le mot FIN. Et sur la page de couverture, j’ai calligraphié soigneusement Le pui et le ballon, comme un vrai titre, comme si ce puits avait vraiment été prévu dans tous mes plans. Et j’ai montré mon oeuvre à mes parents extasiés.

Hypocritement, j’ai reçu les compliments de mon entourage. Le cahier a fait le tour de la famille.

Et puis je l’ai rangé. Bientôt après je l’ai détruit. En lambeaux, mon ambition manquée… On ne se ment pas à soi-même, voyez-vous, même à cinq ans.

Je m’étais acquis à peu de frais une brève et vaine réputation d’enfant précoce. Mais rien ne pouvait me faire oublier l’échec. Ce puits profond où mon imagination maladroite était tombée, lourde et noyée, ballon sans force, après un bref envol.

 

Pendant des décennies, ensuite, je n’ai plus rien écrit.

Pendant des décennies, je me suis contentée de lire.

J’ai lu, ça oui, j’ai lu. Fiévreusement, voracement. Des livres par centaines. Par milliers peut-être. Tant de livres que je ne pouvais les compter. Dévorés, feuilletés, compulsés. J’ai entassé les livres en lourds remparts tout autour de ma vie. Le puits s’en est trouvé bouché, et le chien étouffé. J’ai lu. Avec délices. Avec passion. Un vrai festin. Mais je n’ai plus rien écrit.

— À cause de ce cahier d’enfant ?

— Non, bien sûr, pas à cause de ce pauvre cahier. À cause de ce puits qu’il m’avait révélé.

J’avais compris que rien ne valait le bonheur du lecteur. Que l’infini s’ouvrait à lui, à lui seul.

Et qu’à l’auteur revenait l’autre part. La confrontation avec l’ombre. La lutte avec la page.

La part du puits.

 

 

 

 

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21 commentaires pour Le puits et le ballon

  1. jill bill dit :

    Bonsoir Carole… enfant prodige, ah les ballons rouges n’en font qu’à leur tête…. avec eux pas de fin heureuse… 😉 enfant on ne domine pas tout, adulte… on jongle mieux avec le tout… à mon avis petite…. merci, et bravo !

  2. almanito dit :

    Toute personne qui tente d’écrire le connait, ce puits sombre. Tu l’as rencontré bien tôt, mais heureusement, tu as su le contourner depuis. Reste toujours cette ambigüité entre réalité et imagination, qui nous laisse parfois le sentiment de tricher. Le regard du lecteur lui, transformera l’histoire sans en soupçonner l’existence. La création est un drôle de miroir fluctuant dont seul l’artiste connait la face cachée.
    Ton récit m’a beaucoup fait sourire d’attendrissement. Très beau.

  3. flipperine dit :

    tu avais fait un beau texte et tu aurais dû le garder et peut-être aujourd’hui il aurait eu une suite

  4. G.Policand dit :

    C’est une belle histoire, comme ne peuvent en vivre que les enfants…
    Histoire puissante: elle ressurgit après les années.
    Et quand on commence juste à lire et écrire, vouloir faire un livre, c’est la preuve d’une particulière précocité. La famille avait raison de le souligner.

  5. chateux23 dit :

    Les enfants, les petits en tout cas, ne doutent de rien et tu ne m’étonnes pas quand tu dis que tu avais décidé d’écrire un livre. J’ai vu ça quelque fois, en CP, vers la fin d’année scolaire des enfants qui se fabriquaient un livre avec quelques feuilles pliées en deux, se demandaient comment les relier, et se lançaient, sans le moindre doute, dans la réalisation d’un album, texte et images…Là où tu faisais preuve de maturité , c’est de percevoir déjà, les limites….
    Quant au puits sans fond dont tu parles, je crois que pour ma part, j’y patauge toujours, incapable que je suis d’écrire plus de quelques lignes et toujours angoissée par ce grand vide, toujours incapable de l’affronter… Tu as eu très tôt conscience de l’existence de ce puits, tu en es brillamment sortie, pour notre plus grand plaisir.

  6. Ah, qu’elle est bien rendue, ici, cette partie de l’enfance – qui parfois se prolonge jusqu’à l’adolescence – pendant laquelle tout nous semble permis au niveau de la création artistique : l’on sera artiste ! Assurément ; qui dans la peinture, qui dans l’écriture, qui sur une scène de théâtre …
    (Ce fut mon cas, sauf qu’in fine, la salle de cours remplaça – avec bonheur – la salle de spectacle ; et je resterai toujours convaincu que n’existent pas vraiment de grandes différences entre les deux !)

    Dans votre très beau récit, Carole, j’ai épinglé une phrase, qui m’a, hier après-midi, pendant qu’Overblog nous était inaccessible à cause d’une panne de je ne sais quelle grosse machine, un long temps fait réfléchir : « J’ai entassé les livres en lourds remparts tout autour de ma vie. »

    Il est fortement connoté, ce terme « rempart », ne trouvez-vous pas ?

    Un rempart, c’est une muraille qui est censée protéger des ennemis, une cuirasse qui empêche les autres de pénétrer votre univers. Comment les livres, qui sont éminemment ouverture sur le monde, ouverture sur autrui peuvent-ils être considérés comme des carapaces, comme des boucliers protecteurs par rapport à ce monde, par rapport à autrui ?

    • carolechollet dit :

      J’ai sciemment écrit « remparts », car je voulais être honnête en racontant cette expérience et je crois que c’est bien de cette façon que j’ai longtemps « utilisé » les livres, pour y cacher ma propre vie. Le passage à l’écriture représente, sans doute, finalement et tardivement, une forme de sortie de la « forteresse ». Les livres peuvent être des passeurs. C’est sans doute même leur vocation (mais je crois qu’ils peuvent jouer toute sorte de rôles). Seulement il faut être capable d’emprunter le « passage ».

  7. Michèle F. dit :

    Alors pour moi, ce fut tout le contraire. Je dévorais les livres pour enfants mais je les trouvais tous si beaux que jamais je n’aurais osé me confronter à l’exercice de l’écriture et encore moins l’avouer à mes parents. Tout rêve était du domaine du secret. Sortir du formatage scolaire était une autre épreuve. Ce n’est que bien plus tard que l’impulsion devint incontournable. Il fallait « y aller ». Le tout tout début de ma confiance en moi.

  8. hamza dit :

    C’est dire que ce n’est pas facile d’être écrivain. Pour l’être il faut lire, lire, lire des livres. Oui c’est une bonne chose. Mais c’est également une bonne histoire: le puis et le ballon.Bravo Carole

  9. carolechollet dit :

    C’était un premier essai, après tout. Mais je ne crois pas qu’il suffise de lire beaucoup pour devenir écrivain, même si c’est nécessairement une condition. Il y faut aussi une forme de courage.

  10. Cardamone dit :

    Ecrire alors ce serait un peu comme faire un cauchemar?

  11. carolechollet dit :

    Et le dépasser pour en faire quelque chose. Sinon, c’est le puits. Mais il n’y a pas que les cauchemars pour arrêter la plume. Tout peut devenir obstacle. Ecrire, c’est juste continuer, non ? Continuer malgré tout.

  12. cathycat dit :

    Quel beau souvenir ! et la preuve que la passion des livres et des histoires était déjà là. J’ai essayé, vers douze-treize ans d’écrire un roman policier, il n’est jamais allé plus loin que la première page. Il faut une certaine maturité et être à l’aise avec son imaginaire pour écrire et à cinq ans tu étais vraiment précoce… et amoureuse de l’objet « livre » c’est sûr. Et aujourd’hui cette anecdote est devenue une histoire savoureuse que je te remercie de partager. Merci pour ce bon moment.

  13. Une prise de conscience profonde dont tous ne sont pas capables. Et qui montre encore la profondeur (je me répète !) de ta pensée. Oui, notre conscience créatrice s’élance jusqu’à l’ombre ! L’ombre où elle est happée et où commence la Vérité.

  14. zadddie dit :

    Tu es magnifique, Carole. c’est juste « naturel » ce que tu écris

  15. Quichottine dit :

    Il faudra que je relise… une question me préoccupe après ma première lecture : écrire et lire sont-ils si difficiles à concilier ?

  16. carolechollet dit :

    Pour moi, oui, il y a une vraie difficulté, un immense décalage entre l’aisance de la lecture et l’effort de l’écriture.

  17. Cardamone dit :

    Il y a un décalage, c’est sûr, déjà dans le fait que lire juste pour le plaisir, à peu près personne n’y trouve rien à redire – écrire sans talent, c’est beaucoup plus difficile à avouer!! – Parfois je le regrette.

    • carolechollet dit :

      Il s’agit d’une sorte de sacrifice obscur. Comme mon puits. Il faut une foule d' »appelés », afin qu’il surgisse quelques « élus », cela ne peut qu’être ainsi. Et c’est vrai pour tous les arts. Il n’y a rien de « honteux » à essayer sans succès, mais c’est très dur d’avancer un instant dans la lumière… et puis de redisparaître, parce qu’on ne pouvait pas avancer plus loin. Je crois d’ailleurs que le sort de ceux qui ont connu un moment de célébrité est le pire de tous. Vraiment inhumain.

  18. Cardamone dit :

    Tu as peut-être raison, en tout cas tu as beaucoup de talent, un talent qui mériterait d’être reconnu. Tu as envoyé tes nouvelles aux éditeurs?

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