Le jardin de toutes les vies

Quand le maître fut devenu tout à fait vieux, il quitta la cour impériale, et revint, seul et sans bagages, sur la petite île de Yumeshima où avaient vécu ses ancêtres. Dans le pavillon qu’il avait hérité de son père, il s’installa parmi ses livres et ses estampes, et s’appliqua à concevoir un jardin.

Il réfléchit longtemps, trempa souvent son pinceau dans l’encre, au creux de la pierre à broyer. Il dessina sur la soie des arbres emplis d’oiseaux et de filets de ciel, des ponts suspendus par-dessus des abîmes, des passerelles délicates où de jeunes femmes se promenaient sous leur ombrelle, des maisons de papier où vivaient des vieillards avec des enfants, et des temples de bois vernis peuplés de dieux qui n’avaient pas de nom. Et puis encore des animaux et des fleurs, connus et inconnus, des plaines et des montagnes escarpées, de douces collines où s’étirait le temps, de vastes étendues de pierres méditatives, des étangs miroitants. Sur chaque image il calligraphia des vers si purs et si profonds qu’ils pouvaient se lire aussi bien à l’endroit qu’à l’envers, et selon bien d’autres sens encore. Puis il sortit son shamisen et joua si longtemps que la musique, imprégnant la soie comme une encre plus pure, glissa dans les images et dans les caractères soigneusement calligraphiés.

Quand il eut longuement dessiné, écrit et joué, il fit venir les ouvriers et leur expliqua les plans du jardin.

Cela dura longtemps.

D’abord il leur fit tracer un cercle léger dans la terre, pour entourer le jardin d’une muraille absente.

Puis ils commencèrent à planter les arbres, à apporter les pierres, à creuser les étangs, à édifier les montagnes, à tracer les chemins et à lancer les ponts, à bâtir les maisons et les temples. On amena, surgis vivants des images et des sons qui flottaient sur la soie, les jeunes femmes et les vieillards, les enfants et les dieux, les fleurs et les animaux.

Tous s’étonnaient car ce qu’on voyait apparaître dans le cercle n’était pas du tout un jardin comme on en avait déjà vu. Pas un jardin de pierre zen, pas un parc aux arbres de nuages, avec des bassins remplis de carpes.

C’était quelque chose d’étrange et de labyrinthique, comme une île sur l’île, tremblante, musicale et murmurante, où tous les chemins tournoyaient, se croisant et s’entrecroisant, si bien qu’il semblait qu’on ne devait entrer là que pour se perdre – ou pour y retrouver ce qu’on avait depuis longtemps perdu.

Quand le jardin fut achevé, le maître y pénétra. On le vit marcher des jours entiers dans les allées, revenir sur ses pas, essayer de nouveaux chemins, se pencher sur l’eau des étangs, aller de maison en maison, interroger les dieux, les femmes et les vieillards, écrire de nouveaux vers avec les caractères des précédents, jouer la musique des cascades et imiter le chant des oiseaux. Quand il sortit du jardin, enfin, il paraissait vraiment très vieux, aussi vieux que s’il avait porté le poids et la sagesse de plusieurs vies, mais son visage était rasséréné, et, ayant exprimé son souhait de quitter ce monde, après y avoir placé tout ce qu’il y avait cherché, il mourut aussitôt.

Après la mort du maître, le jardin resta là, calme et beau, entretenu soigneusement dans son désordre étrange par les femmes, les vieillards, les enfants et les dieux qu’il renfermait en lui.

Quelques amis du maître vinrent à leur tour l’explorer. On les voyait, comme on l’avait vu lui-même, parcourir lentement les allées, chercher des chemins, franchir des ponts, recommencer, hésiter, puis lorsque enfin satisfaits du parcours ils sortaient du jardin, ils semblaient si paisibles qu’on aurait cru des dieux.

Une sorte de vénération se mit à entourer le jardin.

On murmurait que c’était le jardin de toutes les vies. Qu’il était sur la terre et parmi les hommes une image vivante de l’infini, une porte battante vers tous ces autres mondes qu’on aperçoit en rêve et que bien peu conçoivent.

Que chaque sentier y figurait un possible, chaque carrefour un choix, chaque lieu un désir, chaque pont un passage, chaque maison une île et chaque temple un rivage.

Que celui qui en parcourait les allées donnait vie à l’un de ses rêves, puis pouvait recommencer aussitôt la vie qu’il venait d’essayer, tourner à un autre carrefour, décider d’une autre halte, se reprendre à des chemins nouveaux, passer les ponts et se mirer dans la profondeur des étangs pour devenir lui-même ou pour se faire un autre. Qu’on y trouvait cette forme suprême de liberté qui consiste à faire coïncider ses rêves avec la matière, et la matière avec ses ombres.

Seuls de vieux sages respectés s’y étaient risqués, au début. Mais bientôt s’y aventurèrent quelques lettrés plus modestes, puis on y rencontra des paysans, des femmes en couches, des gens de toutes sortes, qui souvent ne savaient ni lire ni dessiner, mais qui semblaient là aussi à l’aise que les plus grands des sages.

Si bien qu’il arriva que l’Empereur lui-même, au fond de son palais, entendit parler du jardin de toutes les vies.

Sa peur fut grande et sa colère immense, car, si ce jardin était bien celui de toutes les vies, comment pourrait-on empêcher celui qui s’essaierait à une existence d’empereur de lui prendre son trône ? Comment pourrait-on combattre les puissantes armées de dieux qu’un révolté pourrait lever dans les temples ? Et comment l’ordre pourrait-il régner dans l’Empire si tout homme avait accès à tous les possibles ? Comment les peuples accepteraient-ils de se soumettre s’il existait quelque part un jardin qui conduisait à l’infini et où chacun pouvait entrer ? On ne règne vraiment que sur un peuple enfermé et figé. Et puis le maître n’avait-il pas quitté la cour en rebelle, se croyant libre, et n’emportant aucun des honneurs ou des présents dont on avait cru le charger ? Ce jardin ne pouvait être que dangereux.

Se gardant bien de quitter son palais pour aller visiter ce qu’il s’était mis à haïr – de peur sans doute de s’égarer trop loin en ses chemins profonds – l’Empereur donna l’ordre de tout détruire sans rémission, de brûler le jardin jusqu’à l’os, avec ses chemins et ses ponts, ses maisons et ses lacs, ses oiseaux et ses femmes, ses enfants et ses vieillards, ses dieux et ses reflets, et tous les visiteurs qui y seraient restés extasiés. Sans pitié.

On entendit longtemps gémir les cendres. Puis la douleur aiguë de tant de vies assassinées se ressema en milliers d’épines. Mais le buisson de ronces enchevêtrées qui repoussa lentement sur la terre noircie n’avait en apparence plus rien à voir avec le grand jardin du maître, et dans les troncs épais et durs des immenses épines, nul n’aurait pu se frayer un chemin. Le jardin de toutes les vies semblait mort et bien mort. On rapporta ces faits au prince qui en fut satisfait et crut à sa victoire, éloigné qu’il était, dans son palais trop lumineux, de connaître les vérités cachées.

Comment aurait-il su que nous avions gardé, étroitement serrés dans le vieux pavillon que gardent les épines, tous les dessins du maître ?

Souvent, nous les sortons pour les étudier. Quand nous les regardons longtemps, nous voyons à nouveau les allées se tracer et les chemins s’ouvrir, aux carrefours qui cessent d’hésiter. Contemplant les arbres et les oiseaux, passant d’une maison à l’autre, franchissant des ponts et grimpant des montagnes, nous marchons immobiles tout au long de ces vies que le maître a dessinées pour nous. Nous entendons les sons mêlés du shamisen et des eaux vives, nous écoutons résonner la voix de chaque caractère comme résonneraient les gouttes délicates de la rosée. Nous parcourons, inlassablement, tant d’existences qu’a méditées le maître, en découvrant toujours des aspects inconnus, allant et revenant, à l’infini, guidés jusqu’à nous-mêmes par les traits frémissants qui dansent sur la soie.

Les yeux fixés sur les dessins, déchiffrant lentement tous les traits proposés par l’énigme des vers, au rythme de la musique qui ressemble tant à celui de nos coeurs humains, nous errons sans nous égarer, aux allées de tous les possibles. Et sur de nouveaux rouleaux de soie, nous peignons nous aussi des arbres emplis d’oiseaux et de filets de ciel, des ponts suspendus par-dessus des abîmes, des passerelles délicates où de jeunes femmes se promènent sous leur ombrelle, des maisons de papier où vivent des vieillards avec des enfants, des temples de bois vernis peuplés de dieux sans nom. Et puis encore des animaux et des fleurs, connus et inconnus, des plaines et des montagnes escarpées, de douces collines où s’étire le temps, de vastes étendues de pierres méditatives, des étangs miroitants, des vers si purs et si profonds qu’ils peuvent se lire aussi bien à l’endroit qu’à l’envers, et selon bien d’autres sens encore. Et la musique de nos shamisens, imprégnant la soie comme une encre plus pure, glisse dans les images et dans les caractères soigneusement calligraphiés.

Au point qu’il nous semble parfois que ce jardin qu’a fait détruire l’Empereur ne fut jamais qu’une image, un prolongement des pures pensées du maître,  un enseignement désormais superflu. Que ce jardin n’a jamais existé vraiment que dans ces œuvres de soie et d’encre fragiles que le maître nous a léguées pour qu’à notre tour nous les continuions. Et que, s’il venait à l’idée de l’Empereur en colère de détruire aussi les œuvres du pavillon, un autre maître, infailliblement, quelque part en ce monde, s’en reviendrait pour s’enfermer à son tour dans un autre pavillon inconnu, et redessiner sur la soie les allées tournoyantes et toujours nouvelles du jardin de toutes les vies.

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18 commentaires pour Le jardin de toutes les vies

  1. jill bill dit :

    Bonsoir Carole… Un jardin comme j’en ai jamais lu… Merci, jill

  2. almanitoo dit :

    Je suis sous le charme de ce très beau conte qui dégage tant de sérénité.
    Souhaitons qu’il y ait toujours un homme qui se lève pour redessiner le jardin de toutes les vies
    à chaque fois qu’un empereur le détruit.

  3.  » Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent – non pas pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure ou semblable :
    – je reviendrai éternellement pour cette même vie, identiquement pareille, en grand et aussi en petit, afin d’enseigner de nouveau l’éternel retour de toutes choses  »

    (Friedrich NIETZSCHE
    « Ainsi parlait Zarathoustra », III, « Le convalescent »
    Paris, Laffont, Coll. Bouquins, Tome II, p. 459 de mon édition de 1993)

  4. Quichottine dit :

    C’est un conte magnifique… Merci, Carole.

  5. FAN dit :

    Chère Carole, je suis venue lire ce conte car le début me faisait penser au Jardin de Giverny que Monet s’est employé à agencer, il adorait les estampes japonaises!!J’ai visité Giverny et en lisant ce conte, j’ai eu deux bonheurs, celui du souvenir de ma visite chez Monet et celui de te lire!! MERCI CAROLE BISOUS FAN

  6. marisol dit :

    Contre la force destructive de certains hommes il ne reste plus que l’univers profond et infini de la mémoire et de l’imagination.
    Merci Carole pour ce très beau texte.

  7. mansfield dit :

    Un très beau texte pour dire le besoin de liberté de l’homme, ses rêves, ses aspirations, la recherche d’un réconfort, son attachement à la beauté du monde. Un très beau texte dan la lignée des contes asiatiques, leur part de mystère, d’exotisme et leur sagesse.

  8. zadddie dit :

    c’est le cas de le dire là: texte japonisant (rires).
    Belle évocation du pouvoir des écrits.

  9. Cardamone dit :

    C’est magnifique et d’un si bel espoir!

  10. Catheau dit :

    On pense aux Nouvelles orientales de Yourcenar en lisant ce conte.

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