Exécution

La foule attend, bruyante et impatiente. Des enfants crient, des femmes âgées se sont assises à terre. On attend, on bavarde, on téléphone, on mange. Une pyramide de nougats tremble dans un nuage de guêpes. Le vendeur de canettes fait ses affaires. 

Soudain… ce bruit de moteur, ces pneus qui crissent, ces portières qui claquent. C’est le camion.

Le caméraman officiel commence à filmer. Son épaule ploie sous le poids de l’appareil énorme.

Panoramique.

Tout se tait sur la place. Le vendeur de canettes a disparu. La pyramide de nougats gît à terre, ruinée, livrée au massacre des guêpes. Les vieilles femmes se sont levées. Tous les téléphones sont passés en mode photo. Le soleil danse sur la haie des écrans. Même les enfants se taisent. Fascinés. 

Zoom sur les yeux brillants du petit garçon, au second rang, que son père a hissé sur ses épaules.

Travelling vers le groupe qui s’avance.

Le condamné marche entre quatre gardiens en treillis armés de pistolets-mitrailleurs. Il est très jeune encore, si maigre, l’air fragile, égaré. Il ne se défend pas, son visage est très doux. Mais c’est le condamné. Quand il trébuche on le frappe dans les côtes, à coups de crosse.

Il marche si drôlement. On dirait que la lumière l’éblouit, qu’elle lui brûle les yeux, qu’il ne sait plus marcher droit.

La foule attend, un peu anxieuse. Un soldat hurle un ordre : il est interdit de prendre des photos. Interdit de téléphoner. Interdit ! Interdit ! Le soldat menace avec son P.M. On range à regret les téléphones au fond des poches. Lentement. Pas tous.

Voilà. Le groupe est arrivé devant le mur du supplice. On retire la chemise du condamné. Son corps est maigre et pâle. On frotte la peau nue de son dos d’un onguent. Elle luit bizarrement au soleil. Une offrande. Puis on lui attache les mains à l’anneau, au-dessus de sa tête. Avec du fil électrique.

La caméra ronronne comme un chat. Elle cerne le dos luisant, elle attrape les mains qui tremblent, attachées à l’anneau, enflées sous la pression du fil électrique. Zoom sur le profil du condamné, sur son nez qui tremblote, inondé de sueur. 

Quelqu’un lit la sentence dans un micro. On entend mal, pourtant, à cause de l’hélicoptère qui tournoie dans le ciel. Un homme qu’on n’avait pas remarqué jusque-là est sorti de la foule et marche vers le mur.

Travelling avant. La foule murmure… c’est le bourreau. Il prend le fouet qu’un des gardiens lui tend.

Zoom sur la silhouette massive du bourreau. 

Un bel homme, carré, au visage impassible, aux muscles épais longuement travaillés dans des salles de musculation spéciales. 

La caméra tourne toujours. Travelling latéral, du bourreau au condamné. Du condamné au bourreau.

Le bourreau commence à frapper.

Très fort, très vite, avec une régularité parfaite. Un boxeur à l’entraînement. Un batteur de rock. Le condamné ne crie pas, aucun son ne s’échappe de sa bouche baveuse, mais à chaque coup qu’il reçoit son corps déjà si maigre semble se tordre et rétrécir.

Sur la peau nue le sang glisse en étoile comme une araignée rouge.

La caméra filme toujours. Plan fixe sur le dos sanguinolent luisant du condamné. Mise au point sur le fouet qui écrase dans ce jus ses lanières sombres et minces. Mise au point sur l’araignée rouge qui suinte sous le cuir.

Flou de mouvement.

Le bourreau frappe. Régulièrement. Impeccablement. Une seconde pour faire aller le fouet. une seconde pour le faire revenir. Rythme parfait de métronome.

Zoom sur le bras vigoureux du bourreau en action.

Le condamné s’affaisse peu à peu sur lui-même. Le sang inonde ses pieds nus et forme sur le sable une flaque boueuse et sombre.

Travelling avant. Zoom rapide sur le dos déchiré du condamné. Travelling arrière vers le bras du bourreau.

Plan fixe. Temps suspendu. C’est fini.

Le bourreau a frappé les soixante coups.

Deux fois soixante secondes au cadran de l’horloge. Deux fois soixante battements de rockeur implacable. Pas un comma de trop.

Un artiste. Zoom sur le visage impassiblement orgueilleux du bourreau. 

L’homme qui comptait les coups a levé le bras pour dire que c’est fini. Les soldats visent la foule. L’homme qui vient de lever le bras crache dans son micro quelques mots qui sifflent comme des balles. Il est interdit d’applaudir. Interdit ! Interdit ! Il faut se disperser. Se disperser ! Se disperser !

La caméra filme par habitude, ou par erreur, le bourreau au repos. Battant son fouet dans le sable pour en sécher le sang. Il faudra couper au montage.

Panoramique horizontal sur la foule se retirant. Vagues humaines au rythme irrégulier. Battement blanc d’écume. Flou d’objectif. Ralenti. Surexposition.

Partout, sur la place qui se vide lentement, dans une rumeur de marée, des gens sortent leur téléphone portable, prennent quelques « selfies », appelant des amis, la famille, pour dire que c’est fini.

C’était un beau spectacle, très beau, mais c’est fini. Ce sera retransmis à la télévision, heureusement. Sur internet, évidemment.

On postera quand même les quelques images qu’on a pu prendre en douce. Et puis on reviendra, la semaine prochaine. Puisqu’on fouettera encore le condamné. Ou bien un autre condamné. Il y a tant de condamnés.

Des gens comme celui-là, des fous qui disent ou qui écrivent des choses qu’il ne faut ni dire ni écrire. 

La caméra filme toujours, le bourreau jette un seau d’eau fraîche sur le dos de l’homme et il reprend conscience. Les gardiens le redressent. A coups de crosse.

Un médecin est là. Il était sans doute déjà là tout à l’heure, mais il était resté hors-champ. Zoom sur le visage attentif du médecin au travail. Le médecin sort d’un attaché-case un appareil compliqué pour vérifier les battements du coeur du condamné. L’appareil compliqué crachote des lignes tremblantes sur l’écran bleu d’un ordinateur portable.

Le médecin est satisfait. Il fait signe que tout va bien. On essuie rudement le condamné avec un chiffon blanc comme un drap d’hôpital. Le médecin verse ensuite sur les plaies un produit mousseux qui fait pâlir l’araignée rouge. Et, pour la première fois, on entend l’homme hurler. Un cri affreux de bête abattue qui sature le micro du cameraman. L’araignée se reforme aussitôt très rouge, en lentes rigoles étoilées.

C’est fini. Les gardiens traînent le condamné. Ils prennent garde à ne pas se salir à son contact. Ils le tirent comme un sac. Ils marchent vite.

Car le camion attend, moteur tournant.

La caméra les suit encore, rêveuse. Travelling avant. Fondu enchaîné. Panoramique. Flou d’arrière-plan. Flou de premier plan. Surexposition. Flou optimisé.

Un nuage de mouches vrombit au-dessus de la flaque boueuse qui stagne au pied du mur. Mais les guêpes sont arrivées les premières. Un vautour tourne dans le ciel, intéressé.

La caméra a cessé de filmer.

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22 commentaires pour Exécution

  1. Nathalie ADNET dit :

    Pourquoi cette » note « , Carole ?….
    A quoi bon…
    Merci…

    • carolechollet dit :

      Je vais revoir cela, et sans doute en effet supprimer : la note est un procédé un peu lourd. Mais je ne voudrais pas qu’on croie que je ne veux parler que d’une situation précise. Je voulais surtout montrer que la modernité technologique ne vient pas à bout de l’archaïsme des pensées et des comportements. Le progrès technique ne protège pas (vraiment pas du tout) de la cruauté et de l’obscurantisme. On peut même avoir l’impression dans bien des cas que le cerveau humain se cloisonne, se partageant entre technologie de pointe et archaïsme profond.
      Des remarques qu’on avait déjà faites au moment de la seconde guerre mondiale, mais sans en tirer autre chose que la matière d’un nouveau pessimisme.

  2. jill bill dit :

    Des sévices corporels d’un autre âge !!! Et tout ça pour ce que l’on sait… j’aime vivre dans mon pays, oh oui… !

  3. G.Policand dit :

    Quel talent pour dénoncer l’insupportable! Contemporain!!!
    On pense au knout du temps des tsars.
    On se sent éclaboussé .
    Mais n’oublions pas que les exécutions capitales attiraient chez nous autant de voyeurs …Il y a moins d’un siècle… Et que certains rêvent de rétablir la peine de mort.

  4. Quichottine dit :

    J’avoue que devant la cruauté du monde, les barbaries, je ne sais plus que faire ni que penser.
    Sommes-nous donc à jamais perdus ?

  5. flipperine dit :

    que c’est cruel et dur

  6. aimedez dit :

    Oui, quel talent! Fulgurant. Une question dont je ne suis pas fière: quels genres de coups a-t-on infligé à la victime?

  7. Pourquoi as-tu intitulé cet article « exécution » ? C’est pire. Si on l’avait tué, il n’aurait pas tant souffert.

    • carolechollet dit :

      Tu as raison… Je voulais dire « exécution de la peine » et « exécution de « l’oeuvre » du bourreau ». J’y réfléchis.
      Mais de toute façon, est-ce qu’on ne meurt pas forcément d’une telle peine ?

  8. En fait je n’ai retenu que cela parce que ton texte m’a anéantie… Ce titre est certainement justifié, mais c’est d’une cruauté inimaginable si l’on pense que pour que ce condamné parvienne à mourir, il va falloir recommencer ce supplice un nombre incalculable de fois ??…

    • carolechollet dit :

      J’ai transposé un « fait divers » réel dont la violence m’a en effet épouvantée. Tu as dû en entendre parler… Mais je n’ai pas cherché l’exactitude historique, je voulais mettre en évidence le contraste mosntrueux de la modernité (la caméra, etc.) et de la violence archaïque, une situation contemporaine « de base » en ce triste monde.

  9. fanatiques2numerique dit :

    Bonjour Carole.
    Je ne veux pas m’exprimer sur le châtiment, sur ces pratiques. Beaucoup l’ont fait, le font. Et à part quelques cas, cela ne change rien. Passons.
    Non, je veux m’exprimer sur le travail d’écriture.
    Je trouve ça fascinant. On a l’impression de lire ce que les cinéastes appellent le « storyboard ».
    Ça donne un rythme au récit, presque le rythme des coups.
    Suis admiratif pour votre talent d’écriture.

    • carolechollet dit :

      C’était l’effet que je recherchais. Pas facile du reste de traduire les images en mots. Et le rythme, c’est toujours aussi ce qui me demande le plus de travail.
      Merci, Dominique.

  10. aimedez dit :

    Mon impression est pareille à celle exprimée de façon très juste par fanatiques2numérique. Il s’agit un peu d’un life show auquel on n’a pas été convié, d’un programme auquel on assiste sans avoir consulté le magasine télé et qu’on ne peut éteindre d’un geste sur la télécommande.

  11. Alain dit :

    Cela pourrait symboliser toutes les tortures que des humains infligent à d’autres humains. Au nom de quoi, de qui, d’un ordre, d’une règle, d’une religion, d’une race…
    L’homme restera-t-il éternellement un loup sanguinaire pour celui qui s’oppose ?

  12. hamza dit :

    Bonjour Carole. Ce que tu écris là me renvoit à l’année 1958. Dans mon village perdu aux fins fond de l’Algérie quand , par un après midi d’un mois de Mai, vers dix sept heures deux coups de feu claquent dans l’air. Un homme s’écroule, il s’agit du Caïd victime d’un attentat du FLN. Il faut reconnaitre que cet homme d’une grande gentillesse et d’une bonté extraordinnaire a été condamné à mourir ainsi. Enfant je suis passé en courant , la peur au ventre à proximité de son corps qui gisait dans une marre de sang. Il agonisait encore, mais c’était trop tard . Quelques heures après, le lendemain vers 5 heures du matin, un groupe de militaires Français marchait au pas, armes aux poings traînaient trois hommes sans aucune relation avec l’attentat. Mains liées,ils sont conduit sur les lieux de l’attentat et sans aucun procès, on les installe à proximité d’un mûr et avec un sang froid les militaires sous les ordres d’un Officier font usage de leurs PM49. La mort ne se fait pas prier, elle était là et les trois s’écroulent. Sans regret, les militaires quittent les lieux et rejoignent leur caserne non loin, Les enfants et la femme de l’une des victimes habitant sur les lieux mêmes ont tt vu de l’éxêcution. A trois ils accourent en criant, en pleurant leur père tombé en Martyr. C’était poignant, c’était pas bon à voir. J’ai pas de qualificatif.

    • carolechollet dit :

      Ce souvenir est bouleversant, en effet. J’ai voulu laisser une dimension « universelle » à mon texte, même si, au gré de l’actualité, on peut le ramener à tel ou tel lieu, telle ou telle horreur. Je voulais surtout dire que la modernité technologique, si elle oublie sa part de « lumières », ne peut qu’aggraver la violence et donc l’archaïsme des êtres. Et aussi que la société de l’image dans laquelle nous vivons désormais (et qui commençait dans les années 50) nous expose particulièrement à ce risque.

  13. mansfield dit :

    Fascination, indifférence, soumission, acceptation, rébellion bien maîtrisée, que penser! Une cruauté insoutenable, une description crue sans fioriture, la vie c’est ça aussi… ailleurs!

  14. zadddie dit :

    que dire..

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