Correspondance

—Capitaine Fitau, avait dit le général, j’ai tout lieu de penser qu’il s’est passé quelque chose de suspect, le 24 décembre au soir, peut-être même les jours suivants, dans le secteur de mon 18ème d’infanterie. Certains bataillons, certaines compagnies, peut-être une simple escouade…. quelques soldats égarés, tout à fait isolés, auraient frater…

Mais suffit ! Je ne peux en dire plus. Sachez seulement que j’ai donné ordre d’apporter dans mon bureau tout le courrier du régiment, avant le départ du wagon postal, pour une inspection méthodique. Mé-tho-dique, vous m’entendez, capitaine. Nous allons tirer les choses au clair, et s’il y a eu des fautes, nous y mettrons bon ordre. C’est vous, bien entendu, Fitau, que j’ai choisi pour m’assister. Vous ouvrirez les lettres, vous les parcourrez rapidement mais efficacement, sans oublier que le diable se cache toujours dans les détails – je fais confiance à vos capacités de lecteur tout à fait exceptionnelles -, et vous mettrez de côté toutes celles qui vous sembleront suspectes. 

Je m’en remets à vous, capitaine. Vous savez que je me rends ce soir en visite dans les tranchées, pour soutenir le moral des troupes et veiller auprès d’elles, en cette nuit qui pour nos civils est une nuit de fête, mais qui ne doit être pour nous qu’une nouvelle nuit de guerre. Vous me rendrez compte de tout demain, vers cette heure-ci à peu près, dès mon réveil après un repos diurne bien nécessaire. Ainsi vous avez vingt-quatre heures, Fitau. Le caporal Boutard va vous apporter le courrier. J’ai préparé cette chemise de carton. Rouge, Fitau, comme le sang des mauvais soldats qu’on fusille. Vous y déposerez les missives criminelles ou portant témoignage de crimes et vous les annoterez. La couleur rouge du dossier, la couleur rouge de l’encre que j’ai versée pour vous dans l’encrier, tout vous rappellera à la gravité de votre tâche. N’abusez pas de ce rouge, ne l’épargnez pas non plus, s’il le faut. Faites votre devoir. Votre devoir de polytechnicien, votre devoir de patriote, capitaine Fitau. Rompez.

.

Ce n’était pas sans une certaine satisfaction, tout d’abord, que le capitaine Fitau s’était assis, peu après, devant le feu du général, dans le fauteuil de cuir. Il avait mesuré la taille exceptionnelle du plateau de chêne qui formait le bureau du général, il avait caressé du doigt le cuir souple de l’écritoire du général, il avait apprécié la délicatesse du porte-plume d’ivoire gravé du général, il avait admiré la transparence laiteuse de l’encrier du général. Quelques instants, il s’était rêvé général. Et, pourquoi pas, un jour… ? N’avait-il pas été reçu dans les tout premiers à l’École Polytechnique… ?

Mais l’ordonnance, après avoir déposé devant lui un sac entier de courrier, avait fermé la porte à double tour. La serrure avait claqué si net que le capitaine Fitau avait eu un sursaut.

Un peu inquiet déjà, il avait vidé le sac sur le plateau de chêne sombre. Des milliers de lettres étaient retombées en tas bruissant de feuilles mortes. Et il s’était senti aussi désemparé, derrière la porte sévère et close, que ces héros de contes condamnés à trouver dans un tas de foin une minuscule pointe de diamant, ou à trier en une seule nuit une montagne de grains. Aussi désarmé que les juges des enfers, là-bas, accueillant par milliers les morts, et contraints de lire sans en sauter une ligne le livre de chaque vie pour en peser le prix…

.Tout le courrier du 18ème d’infanterie… Tous bataillons mélangés. Le général avait dû donner l’ordre de ne lui laisser aucun repère. Le sac postal entier lui avait été transmis pêle-mêle, invraisemblable labyrinthe de pensées, d’émotions et de voix où il allait devoir, tout seul, se diriger.

Cela formait maintenant, sur l’immense bureau du général, une haute meule fragile de papier brun.

Le capitaine Fitau soupira. C’était un soir de gel, le dernier soir de cette triste année 14, et le feu crépitait sec dans la cheminée qui le dévorait. Il avança le fauteuil, s’écartant à regret de la grosse chaleur du foyer, prit dans sa poche le vieux canif à manche de corne qui s’y trouvait toujours. Commença.

« Chers parents,

La présente ait pour vous faire assavoire que je me porte bien et que j’est bien ressu votre colis… 

Quel ennui. Dire qu’il y en aurait des milliers de ce tabac-là, à lire et commenter. Des milliers. 3370, à tout le moins, puisque même les illettrés écrivaient… Or 3370… à raison de vingt secondes par lettre, cela faisait… zut !

« Vous donneré le bonjour au patron et aux ami, et a la cousine Marthe et vous lui diré que j’est bien penssé à elle dans le grand çilence de la vielle de Noël quand enfin on a été débaraçé du bruit des marmites des fusils des canons enfin de tout ce qui nous fesait la vie impoçible Que ç’été comme une soirée magique avec les arbres givrés et le çilence mervéyeu et ensuite tous les chants boches et pis les notres aussi qui s’élévé ensembles dans la nuit comme des cantiques… »

Nom d’une pipe.

Le silence. Les chants… Pour être écrite d’une patte de chat, la lettre n’en était pas moins claire… Le général avait donc raison. Ils avaient arrêté de tirer, cette nuit-là, ceux du 18ème d’infanterie, pour chanter, se réjouir et cesser de haïr… Les ordres étaient pourtant formels. Le pape avait eu beau jeu de proposer la trêve, au début du mois de décembre. Après tout, on ne pouvait pas attendre autre chose d’un pape… Mais les ordres étaient bientôt tombés, raides, nets et nécessaires : pas de trêve. Pas une journée, pas une heure. Pas une seconde. Les trêves affaiblissent le coeur des hommes en les laissant songer à la douceur de la paix. Et nous n’avons pas le droit d’infliger ne serait-ce qu’un jour de souffrance inutile aux pauvres civils de la zone occupée par les Boches, avait doctement ajouté le général. Pas le droit !

Le capitaine Fitau s’était levé, préoccupé, et avait allumé sa pipe. 

Bientôt il s’était rassis. Avait entouré d’un trait rouge appuyé le mot « silence », puis le mot « chants ». Avait entouré d’un double trait « ensembles ». Avait rayé le s qui défigurait l’adverbe, par un scrupule ultime. Avant de déposer dans la chemise rouge, vaguement écoeuré, la lettre subversive du première classe Vannier, troisième bataillon, première compagnie, de Mésanges par Prunay (45).

Sur le bureau, la montagne de lettres frémissait comme un tas de feuilles mortes. Il se leva de nouveau, alla fermer la fenêtre. Prit une autre enveloppe qu’il ouvrit d’un coup sec. C’était, cette fois, une de ces cartes éditées par l’armée qu’on distribuait gratuitement aux soldats. Un économe, celui-là. L’écriture était minuscule et précise.

« Ma petite Loute, 

J’ai reçu ce matin ton colis, et je t’en remercie. C’est si bon d’imaginer les premiers pas du petit que tu me décris si joliment, et c’est si dur aussi de songer que pour ce premier Noël de guerre, je ne serai pas parmi vous. En y pensant je ne peux retenir un soupir.

Cependant nous avons eu ici un beau Noël de notre façon, que j’espère bien te raconter un jour, même si déjà je doute que tu puisses croire que la joie et l’amitié humaine ont encore eu assez de force en nos coeurs pour éclairer ces tranchées sinistres que je t’ai déjà décrites, et ce terrain vague et rempli de morts que nos amis anglais, toujours si pittoresques, désignent depuis peu, figure-toi, par l’expression aussi sinistre qu’évocatrice de « no man’s land ».

Je t’embrasse fort, ma petite Loute, je te serre contre moi, j’embrasse tes yeux pervenche et ta bouche cerise, 

et je prends dans mes mains qui tremblent les mignons petits pieds déjà si agiles et vigoureux de notre Marcel… »

Celui-ci au moins savait écrire. Tendrement. Mais si petit. Il allait reposer sans l’annoter de rouge la lettre du deuxième classe Mirebel Marcel d’Issoudun rue Marmouse, certain désormais qu’il allait avoir de beaucoup plus intéressantes munitions à mettre de côté, dans la chemise de carton du colonel, quand, brusquement, il comprit. Ce point presque invisible, sous le mot soupir, ce n’était pas une imperceptible tache d’encre. Ni un défaut dans la consistance du bristol. C’était une indication. Soupir, c’était le village où passait la tranchée, bien sûr ! 

Le deuxième classe Mirebel, deuxième bataillon, cinquième compagnie, allait en entendre parler, de son soupir malvenu ! Il était formellement interdit d’avertir qui que ce soit des positions du régiment. Le capitaine Fitau encadra d’un triple trait rouge le mot « soupir », et le point d’encre minuscule. Et pour faire bonne mesure il souligna « beau Noël », « joie et amitié humaines », avant de reposer la lettre dans la chemise de carton. Un instant il se demanda à quoi ressemblait cette Loute aux yeux pervenche et à la bouche cerise… La bouche cerise surtout lui semblait délicieuse… Mais il se reprit, attrapa dans le tas des feuilles mortes une autre lettre qu’il décacheta d’une main tremblante.

« Chers parents… me porte bien… le colis… les mitaines surtout… tant regretté de ne pas être parmi vous… ma prochaine permission…  donnez bien le bonjour à… »

Il replaça la lettre dans son enveloppe, et jeta le tout à ses pieds. Saisit dans le tas une autre lettre, tout aussi insipide, puis une autre, une autre encore, des dizaines d’autres… Qu’il jeta à leur tour sur le sol. Au fond, ce n’était rien. Cela irait assez vite. L’affaire d’une nuit, tout au plus. L’une de ces besognes ennuyeuses qu’il faut bien endurer quelquefois, lorsqu’on a la confiance d’un général. Toujours mieux que d’essuyer le feu au front.

Soudain, il sentit dans ses doigts l’épaisseur suspecte d’une enveloppe distendue. L’ouvrit. Soupira. Elle était longue, celle-là… Le capitaine Fitau soupira de nouveau. Et saisit le porte-plume d’ivoire, certain déjà, il n’aurait su dire pourquoi, qu’il allait devoir faire son office de censeur.

« Chère Germaine,

Je porte aujourd’hui le cache-col de laine bleue que tu m’as tricoté, et je peux te dire qu’il me tient joliment chaud, dans le gel de Noël, ce grand cache-col où je sens encore la trace de tes petits doigts tièdes. J’ai mangé avec les camarades ton pâté de lapin, et tout le monde l’a trouvé fichtrement bon. 

Ici c’est toujours la guerre, mais plus personne n’a envie de tuer personne, et tous les camarades tirent en l’air, depuis qu’avant-hier nous avons eu ce Noël des amis.

Tu ne vas pas me croire, Germaine, mais j’ai rangé dans ma boîte à tabac une cigarette de Boche et j’ai recousu à ma vareuse un bouton de cuivre boche pour en remplacer un que j’avais perdu. Et comment ils sont arrivés là, la cigarette et le bouton, boche et boche, tu ne le croiras pas. Je te le donne en mille. 

Eh bien, assieds-toi, ne va pas tomber d’étonnement, que je te raconte tout bien comme il faut. Ça a commencé avec un sapin de Noël. Oui, un vrai, un grand, tout décoré de jolies loupiotes, que les Boches, en face de nous, avaient accroché sur leur parapet – là, il faut que je t’explique, parce que bien sûr tu ne peux pas savoir, que nous vivons pour ainsi dire entièrement dans des tranchées, qu’on appelle, c’est-à-dire des grands fossés creusés dans la boue et qu’il faut y poser des parapets de bois pour pouvoir à peu près circuler à couvert. Donc. Nous, en face, on aperçoit ces lumières que d’abord on ne comprenait pas. « Qu’est-ce que c’est encore que c’tinvention d’mort-là ?  » voilà ce que les gars disaient, et ils étaient pas mal inquiets. Soudain, Borel qui avait un peu trop bu comme de coutume se lève en criant : « Je vas voir ce que c’est ». Et il y va tout titubant sans qu’on ait le temps de l’arrêter… Tu penses bien que nous tremblions tous pour lui, certains que nous étions qu’il allait être abattu. Mais… rien… pas un tir. Pourtant il sautait sous la lune comme un grand lièvre, cet ivrogne de Borel. Et déjà le voilà qui revient, tout faraud : « C’est un arbre de Noël, les gars !  Un arbre de Noël décoré qu’ils ont posé comme ça, pour le plaisir. » Là, tu penses si tout le monde se met à discuter. Il y avait ceux qui râlaient, qui disaient que nous aussi on aurait bien pu avoir un arbre de Noël puisque les Boches en avaient un. Et ceux qui disaient que c’était un piège pour nous attirer, nous faire croire à une trêve. Et ceux qui voulaient aller voir par eux-mêmes, vu qu’apparemment les Boches n’étaient pas en humeur de tirer, histoire de se dégourdir les jambes un peu au sec, et aussi de ramener les morts – parce que je dois te dire, non, n’aie pas peur ma Germaine, ce n’est pas à moi que ça arriverait puisque je porte toujours ta médaille, mais on a eu deux morts rien qu’aujourd’hui, et beaucoup, beaucoup plus, les jours précédents, de pauvres morts qui étaient restés là, couchés dans la boue à se faire piquer par les corbeaux et rééventrer par les obus. Alors notre adjudant se met à réfléchir, à fumer, à fumer, à réfléchir. Et au bout d’un moment il se décide :

Moreau et Fulchiron, Gérard et Martineau, prenez les civières et allez-y. Vous ramènerez les morts d’aujourd’hui, et vous me ferez rapport sur ces lumières qu’on voit dans les tranchées d’en face.

Pas trop fier, j’y vais puisque c’est l’ordre. On part avec les deux civières. On progresse courbés, doucement, doucement… et voilà qu’un grand Boche avance vers nous, tout rigolard, en nous tendant des cigarettes. « Pourr ffous, pourr ffous », qu’il crie. Et au même moment, en bas, dans leur tranchée, derrière l’arbre de Noël, ils se mettent à chanter… Ah, ils chantaient bien, je t’assure. Et fort. Il faut que je t’explique aussi que c’était une belle nuit de gel comme on n’en avait encore jamais eu, une vraie nuit de Noël avec des étoiles. Alors, ce paysage, ces chants, ce gars qui nous tendait des cigarettes. On s’est tous sentis émus. On a bien ramassé les pauvres morts du jour que les Boches avait tués, mais on a pris les cigarettes avant de se carapater.

Quand ils nous ont vu revenir, comme ça, les autres, avec les morts et les cigarettes – ils ont plus pensé à creuser les tombes, ils ont commencé à se réjouir, à se dire que c’était vraiment fête et qu’il fallait en profiter. L’adjudant avait beau fumer et réfléchir, ils l’ont pas attendu, ils sont tous partis là-bas. Et je suis reparti devant eux, pour les guider. Quant au pauvre adjudant, je crois bien qu’ils nous a tous suivis. J’avais l’impression d’être comme le joueur de flûte du conte boche, mais à l’envers, vu que c’est vers la joie, la paix et l’amitié que j’entraînais tous mes rats de la tranchée. En face, c’était maintenant une foule de Boches qui nous attendaient, tous rigolards et bons bougres, à nous tendre des cigarettes, des bonbons acidulés, des biscuits, des bricoles, tu vois, mais qui ici ont un prix que tu ne peux même pas t’imaginer, ma Germaine. Et c’était comme des cadeaux qu’ils avaient préparés pour nous. Alors nous, on s’est senti un peu bêtes, les mains vides. On a tous cherché ce qu’on avait sur nous à offrir. Un calot, un bout de bois, un bouton décousu, une gourde à gnôle qu’on gardait dans la poche. Et les autres aussi, en face, ont fouillé leurs poches, et ils nous les ont donnés en retour, leurs calots, leurs bouts de bois, leurs morceaux de saucisson, leurs boutons décousus… Les Boches nous serraient la main, on bavardait comme si on avait parlé la même langue. C’est pas croyable comme c’est simple, de se parler, quand on a pataugé dans la même boue et crevé sous la même mitraille, c’est pas croyable comme c’est simple, de comprendre des gens qui vivent comme nous tout près de nous sous la terre, et qu’on entend tousser, cracher, jurer, crever, bouffer, et même…. mais je me retiens de tout dire, ma Germaine, parce que peut-être tu me trouverais grossier toi si fine et délicate qui n’imagines pas ces choses-là.

Quand ils ont repris à chanter, on l’a chanté avec eux tout à l’unisson, leur chant boche, comme si on avait su d’avance la mélodie et les paroles. Si tu avais pu assister à cela, ma Germaine, jamais tu n’aurais pu croire que c’était la guerre. Et de vrai, ce n’était plus la guerre, puisqu’on était tous comme des frères, nous et eux qui nous canardions sans pitié depuis des semaines.

J’arrête ici, ma Germaine, parce que je ne veux pas dire tout ce que j’ai sur le coeur et qui peut-être te ferait mal penser de moi, mais il faut bien que tu comprennes que ce qu’on pense loin d’ici ne peut pas ressembler à ce qu’on pense ici, parce que rien ailleurs ne peut ressembler aux tranchées d’ici pleines de boue et aux morts qui pourrissent dans le vacarme des tirs. 

Alors je t’embrasse, ma Germaine, aussi près que je peux de ta bouche, puisque tu ne veux toujours me donner que la joue, et ne tarde pas trop à me répondre, car chacune de tes lettres est comme un bon rayon qui me réchauffe, m’éclaire et me protège et m’aide à attendre la paix, la paix qui doit venir effacer cette guerre comme l’aube au matin tire son rideau de soie sur tous ces cauchemars de la nuit qu’on finit bien par oublier même s’il y faut des fois du temps.

Ton fiancé qui t’aime et qui t’adore et ne veut pas mourir tant que tu l’aimeras,

Fulchiron Lucien

Conseil de guerre, pensa le capitaine Fitau. Conseil de guerre, Fulchiron Lucien. Poteau, première classe Fulchiron. Poteau. 

Poteau.

Poteau !

Po…

Non, ce n’était pas possible, ce joli brun qui avait des yeux si vifs. Il le voyait bien, Fulchiron Lucien, tonnelier dans le civil, un beau gars souriant. Comme s’il avait été là, en personne, devant lui. Un des meilleurs de la compagnie. Toujours prêt pour les coups audacieux, du moment qu’il avait au cou sa médaille. 

Un bon, le première classe Fulchiron. Et pourtant. Il avait trahi. Fraternisé. Du moins il s’était laissé prendre au piège – car c’était bien un piège – que lui avait tendu l’ennemi. Et il avait consenti. Tenu des propos d’une immoralité. Il repensa aux yeux vifs, aux traits délicats du jeune soldat, à ses bons antécédents… La cour martiale serait peut-être indulgente… Il fallait bien pourtant le signaler. Il serait traduit… traduit !

Le capitaine Fitau replia les feuillets, replaça maladroitement la lettre dans l’enveloppe trop étroite, la marqua d’une grande croix rouge. Écrivit en rouge « Courrier à soumettre ». Laissa tomber une lourde tache d’encre qui s’étala sur le matricule du jeune soldat. L’épongea avec le buvard. Plaça l’enveloppe dans la chemise de carton, par dessus l’autre, d’une main un peu tremblante. 

Puis, brusquement, il se souvint que le première classe Fulchiron et le première classe Vannier n’étaient pas du même bataillon.

Nom d’une pipe ! Pas du même… Il faisait chaud, décidément, dans le bureau du général. Voilà que la sueur inondait son front. Il referma la chemise, se leva, alla rouvrir la fenêtre. Regarda un moment les étoiles. Tout était si bien en ordre, là-haut. Tout était si beau. Pourquoi fallait-il qu’en bas les hommes… ?

Il revint à sa place. Sous le souffle léger du courant d’air, la montagne de papier s’était remise à frémir, comme une poitrine humaine. La tache d’encre rouge s’élargissait sur le buvard gris, toute sanglante. Il repensa au première classe Fulchiron. Essuya de sa manche son front qui transpirait toujours, reprit la tâche.

Bon sang ! Il n’aurait donc jamais fini !

Encore tant de lettres insipides. Il les jetait rapidement à terre, après quelques regards. Puis il attrapa une de celles qui tremblaient sur le côté.

Il la parcourut des yeux, s’arrêta, transpirant de nouveau. « Ils chantaient, et nous leur avons répondus en chantant nous aussi. » « En nous quittants nous avons échanger des poignets de main. » « C’est des bons bougre, en fait d’enemi, et je sais point pourquoi qu’y faut qu’on se tu vu qu’on souffe tous de m’aime dans la bou et la merde et la carogne. »

C’était insensé. Insensé. C’était le quatrième. Et encore d’un autre bataillon ! Ils étaient donc partout complices ? On n’allait tout de même pas les fusiller tous ? Et il restait encore des milliers de lettres à lire. S’il y avait déjà quatre lettres suspectes sur la petite quarantaine qu’il avait déjà étudiées, alors… dans le tas entier il y en aurait peut-être… peut-être trois cents, peut-être quatre cents… cinq cents… mille, qui sait ? Et que ferait-on, alors ? Le capitaine Fitau se souvint de cette pratique des anciens Romains, qu’on appelait la décimation. Il avait vu cela, autrefois, au temps où on le présentait au concours général de thème latin. Une pratique rationnelle, cette décimation. La froide, efficace logique calculatrice de la terreur militaire. Un sur dix, le pendule du hasard ramenant dans l’enclos le troupeau divaguant.

Il travaillait avec zèle maintenant, entassant soigneusement la correspondance criminelle dans la chemise trop étroite, jetant rageusement à terre les missives innocentes avec un mépris dont il n’était pas conscient, comme si ç’avaient été celles-là, les lettres qu’il fallait détruire, tandis que les autres… 

Les autres… elles racontaient toutes la même histoire… les sapins, les lumières, les chants, les mains serrées et les menus cadeaux. Et la paix, surtout, tout l’esprit de la paix, soufflant sur cette guerre son délicat filet de givre. Ils étaient tous témoins, tous coupables, tous complices, forcément, et ceux qui ne racontaient rien étaient seulement les plus hypocrites, ou les plus timorés. Tous étaient impliqués, c’était évident. Et les sous-officiers… tous, eux aussi, tous… ils avaient laissé faire. 

Impossible. Odieux. Infâme. Et cependant… Le capitaine Fitau se leva. Il étouffait, perdait haleine. Dans la cheminée les hautes flammes dessinaient des formes sensuelles, féminines, de souples corps de danseuses, d’amoureuse. Il ne put s’empêcher de repenser à cette petite Loute aux lèvres de cerise… et, rageur, frappa les bûches d’un grand coup de tisonnier pour les écarter.

Que faisait-il, lui-même, le 24 décembre, à l’heure où tout un régiment goûtait la paix d’un soir magique ? Il était à l’état-major, bien sûr, à table, auprès du général. On avait servi une dinde rôtie. Le général avait finement fait observer que les Anglais appelaient leurs dindes « Turquie ». Ils en mangeraient, ah oui, avant le prochain Noël, et de la grasse, encore, trempée dans la bonne huile du Bosphore. On avait beaucoup ri de ce trait d’esprit. Puis on était redevenu sérieux, on avait longuement vanté le courage des soldats, auxquels on avait même porté un toast. Ensuite on avait dégusté la bûche au rhum, avant le bal avec ces dames.

Quelques jours auparavant, il était encore en première ligne, dans son 74ème d’infanterie, capitaine boueux d’une boueuse troupe. Le général était venu en personne dans sa tranchée lui remettre la croix de guerre, après l’assaut héroïque qui avait emporté dans la mort le tiers de sa compagnie. Le général avait loué, en grands mots que le son des obus faisait curieusement vibrer, sa hardiesse et son sens stratégique, puis il s’était souvenu que ce petit Fitau était polytechnicien, et qu’il avait justement besoin d’un secrétaire. Ils avaient quitté la tranchée ensemble, en devisant savamment, sous le morne regard des soldats.

Tous ces morts… ils étaient tombés comme des cartes dans le grand jeu de la guerre. Et lui, le capitaine boueux d’une troupe de boue, les avait vu s’affaisser comme des feuilles mortes dans la vase de l’hiver. Pendant des jours et des nuits il avait plu des feuilles de sang et de la boue de mort dans les tranchées inondées, il avait glissé et dormi dans cette tourbe infecte. Et quand le général était venu, qu’il avait accroché la médaille à son uniforme, qu’il lui avait proposé de l’accompagner à l’État-major, il était remonté des enfers, happé par le destin, à seule fin de déguster une bûche au rhum, un soir de Noël en guerre, en souriant aux dames… Qui n’en aurait pas fait autant, à sa place ? Les autres… les autres, ceux qu’il avait si longtemps appelé ses hommes, ils étaient restés là comme des souches pourries, ils l’avaient suivi du regard un moment, sans rien dire, puis avaient bu leur coup de gnole en attendant l’arrivée du nouveau capitaine. Combien étaient tombés, encore, après son départ ? Combien ? Est-ce qu’on comptait ceux qui tombaient, dans les fosses de l’enfer ?

Une odeur de cendre et de braise refroidie emplissait maintenant la pièce que balayait le courant d’air glacé de la fenêtre. Sur le bureau du général, le tas de feuilles, bien diminué, paraissait se tasser, apeuré et frileux…

Qu’il faisait donc froid maintenant. Pourquoi avait-il ouvert la fenêtre, tout à l’heure ? Il alla refermer, revint à la cheminée, réunit les bûches à demi-consumées, sur ce qui restait de petit bois, usa du soufflet. Le feu ne reprenait pas. Il chercha un peu de papier à rallumer sur la braise… Diable… rien qu’une boule de papier journal dans la corbeille du général. Il allait falloir appeler Boutard. Soudain, il lut, sur le morceau de journal froissé :

« Ils combattront sans trêve.

Mourant sans une plainte,

Ils donneront leur sève.

Leurs tombes seront saintes. »

Un poème. Cela leur allait bien, là-bas, de rédiger des vers de mirlitons patriotes, d’agiter leurs mouchoirs et tous leurs cris de mort. Il jeta la boule de papier journal dans le feu. Elle noircit lentement, en fumant. « Sans une plainte… leurs tombes ». Comme tout cela fumait et puait.

Soudain, il eut une idée. Une idée soudaine, insensée.

Il prit dans la chemise toutes les lettres qu’il y avait déjà placées, les jeta dans la cheminée toutes ensemble, comme une brassée de petit bois. Elles prirent feu d’un coup, les grands traits rouges qu’il avait tracés furent un instant comme des traits de sang, puis ils devinrent bruns, disparurent, tout s’apaisa, et les flammes se remirent à danser, ondoyantes et charnues comme des corps.

Le capitaine Fitau resta longtemps devant la cheminée, incapable de s’en détacher. Ajoutant bûche après bûche pour que le brasier continue à danser.

Ainsi, voilà comment il était venu à bout de son épreuve. Comme un héros de conte, comme un juge des enfers, avec l’aide d’une force supérieure et imprévisible qu’il avait trouvée soudain en lui-même, inattendue, insensée, et pourtant assurée. Toute prête en lui qui n’en avait jamais rien su. Il était bien décidé.

La chemise, cependant, la chemise, elle ne pouvait pas rester vide, jamais le général ne croirait que…

Il se rassit, résolu, plongea la main dans ce qui restait du tas de feuilles mortes, chercha.

Enfin, il lut : « Il est arrivé quelque chose d’inattendu, la nuit de Noël. Un grand Boche qui portait un sapin d’une main et de l’autre un drapeau blanc s’est avancé en chantant jusqu’à nous. Tous les copains ont hésité. Certains commençaient à grimper sur le parapet avec des bouteilles pour aller le saluer. Alors moi, j’ai tiré. Le grand Boche est tombé, tout sanglant sur son drapeau blanc et sur son petit sapin.

Ensuite, tu ne me croiras pas Marie-louise, dans le lointain, on a entendu chanter. C’était, tu te souviens, ce cantique que ma mère nous chantait toujours à Noël. Tous les copains ont reconnu que c’étaient les nôtres, et ça venait, figure-toi, de chez les Boches. Alors ils ont tous grimpé aux parapets pour s’en aller là-bas. Moi je n’ai pas osé, à cause de ce que je venais de faire. Je suis resté tout seul.

Et j’ai eu comme un regret au cœur, en pensant que ce Boche que je venais de tuer avait, lui aussi, une mère. Et qu’elle allait pleurer. Qu’elle resterait toujours inconsolable. Une mère ne se console jamais, dit-on, de la mort d’un enfant. C’est drôle, ma petite Marie-Louise, c’était la première fois que cette pensée me venait. Faut croire que c’était à cause de Noël. »

D’un trait rouge bien appuyé, le capitaine Fitau entoura « alors moi, j’ai tiré » et « le grand Boche est tombé, tout sanglant sur son drapeau blanc et son petit sapin. »

Il marqua d’un pli aigu tout le bas de la lettre, juste au-dessous du mot sapin qui terminait justement la ligne, et de son couteau détacha soigneusement les lignes qui suivaient.

Il replia ce qui restait de la lettre, un petit carré régulier qu’il remit dans son enveloppe, puis il plaça l’enveloppe dans la chemise de carton. Referma la chemise de carton sur cette unique enveloppe.

Puis, lentement, patiemment, il se mit à ranger la correspondance du régiment…. Il faisait de petits paquets très harmonieux. Bataillons, compagnies. Comme des billets de banque, en liasses régulières et précieuses. Personne ne s’apercevrait que cela chantait et demandait du bonheur. Personne ne s’apercevrait non plus qu’il en manquait, puisque tout était si bien empaqueté.

La jolie Loute aux lèvres de cerise serait tout de même bien triste… là-bas, rue Marmouse…

mais quand, partout, dès l’an nouveau, les lettres épargnées auraient apporté la bonne nouvelle de la paix revenue, de l’entente retrouvée dans les mains serrées et les chants partagés, quand c’en serait fini, pour toujours fini, de la boue et du sang, et des hommes couchés comme des arbres morts dans la tourbe du monde,

il irait rue Marmouse, il irait le premier, il irait en courant, si vite, si vite, dans l’élan de sa joie, qu’il arriverait là-bas bien avant l’autre, le prudent Marcel qui mesurait sa rébellion en calculant ses mots comme des pas, le doux Marcel qui ne saurait jamais aimer qu’en lettres minuscules,

des lèvres de cerise, cela devait se manger à pleine bouche, cela devait avoir goût de printemps, de soleil et de ciel.

—Ainsi, Fitau, vous êtes venu à bout de ce travail d’Hercule… ou de Minos, peut-être, puisque vous avez tant soupesé et jugé. Je savais que je pouvais compter sur vous. Sur votre dévouement de patriote, et, bien entendu, sur votre puissance de travail et de réflexion.

—A vos ordres, mon général.

—Alors… qu’avez-vous… qu’avez-vous trouvé, en fin de compte ?

—Presque rien, mon général. Ces hommes se sont tous comportés exemplairement.

—Presque rien… ce n’est pas tout à fait rien, cependant, capitaine Fitau n’est-ce pas ?

—Je n’ai écarté qu’une missive, mon général.

—Une… ? Montrez-moi la chemise… Une seule missive parmi tant de centaines… ? mais c’est toujours une de trop… Et nous saurons sévir. Exemplairement.

Cependant, cependant… que voyez-vous là de suspect, capitaine, pourquoi avez-vous entouré de rouge ces mots qui me semblent, à moi, bien patriotes… ?

—Ne voyez-vous pas, mon général, que cet homme a commis l’erreur d’abattre un soldat allemand qui se rendait, et qu’il fallait faire prisonnier ? Un déserteur, qui nous aurait informés… Qu’il a contrevenu tout à la fois aux lois les plus sacrées de la guerre et aux exigences les plus raisonnables de la stratégie… que si nous laissions faire…

—Fitau, dit le général en souriant finement, je suis content de vous, vous êtes très fort, très intelligent, vous voyez loin, et j’aime cela… mais permettez que sur ce brave soldat, d’un sang un peu bouillant, je l’admets, et d’une cervelle un peu sotte, j’en conviens, je ne déchaîne pas aujourd’hui toute la rigueur de notre discipline. Permettez que je retire de la chemise d’infamie cette pauvre missive somme toute bien inoffensive… Je le prends sur moi. Au fait, savez-vous, capitaine, que j’ai demandé à notre général en chef d’instituer au plus vite un service de censure tout à fait officiel, organisé et systématique ? La correspondance de guerre ne doit pas être laissée sous le contrôle aléatoire et parfois négligent, voire exagérément indulgent, des braves sous-officiers de la base qui, fatalement, s’attachent à leurs hommes, bien plus qu’il ne faudrait, hélas, bien plus qu’il ne le leur est demandé. Non, c’est une affaire trop sérieuse, cette correspondance, une affaire nationale, car tout dépend d’elle, Fitau, tout : l’obéissance des soldats, la cohésion des troupes, et, plus encore que cela – qui déjà nous importe tant -, la diffusion des nouvelles à l’arrière, et le moral des civils, sans lequel celui de nos soldats s’effondrerait… Les mots sont des armes, capitaine, des armes bien faibles en apparence, mais dont il faut se garder, car, aussi peu aiguisés soient-ils, ils volent et portent loin, très loin, bien plus loin que les mortiers de nos artilleurs… Et si des mots de défaite et de pactisation s’étaient glissés dans le courrier de nos braves soldats, imaginez, si ces mots dépravés s’étaient ensuite envolés jusqu’à l’esprit des civils, jusqu’à celui des futurs conscrits, ils auraient commencé à y bâtir leur nid, bientôt il n’aurait plus été possible de les détruire, ces oiseaux lâches, semant dans toutes les âmes, comme un grain fermenté par la fiente, leur dégoût de l’héroïsme, du patriotisme et de l’ordre social… Songez à cela, capitaine Fitau.

Mais, suffit, puisque nous sommes désormais pleinement rassurés. Sachez toutefois que le général en chef a trouvé ma modeste proposition très opportune et extrêmement ingénieuse. Je ne doute pas que ce service de censure postale ne voie le jour dès les tout premiers jours de cette nouvelle année de guerre, et je ferai appel à vos lumières, mon cher, vous pouvez y compter, pour lui donner toute l’efficacité et la rationalité… je n’ai pas besoin de vous expliquer davantage. En attendant, je tiens à vous le redire ici même : vous avez bien mérité de la patrie, capitaine Fitau, vous êtes un brave… un vrai.

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8 commentaires pour Correspondance

  1. jill bill dit :

    Ah je n’ai jamais sur ce que mon grand-père envoyait à sa femme et à son fils unique à l’époque, s’il était mort dans l’une de ses tranchées, ma mère et sa soeur n’auraient vues le jour… et moi non plus… merci, simplement et bonne année Carole…

  2. M.D. dit :

    Ton récit est criant de vérité, Carole. A croire que tu les as lues toi aussi, ces lettres venant des tranchées. Si seulement les trêves pouvaient se transformer en paix….
    Merci et d’avance, une bonne année à toi.

  3. Aloysia dit :

    C’est merveilleux de rappeler ce moment extraordinaire, et comme toujours tu sais y ajouter le suspense d’une menace, comme si toujours la méchanceté et la dureté des hommes devait s’opposer à leur naturelle tendance à l’amour … En fait c’est encore « tempête sous un crâne », comme chez Hugo ; mais ton héros, ici partagé entre l’appel de la fraternité et la peur de la sanction, sait trouver la bonne issue et agir en accord avec son coeur…
    Bravo pour cette écriture toujours aussi créative, pour l’aisance avec laquelle tu entres dans la peau de tes personnages.

  4. flipperine dit :

    quel beau texte on le vit

  5. almanito dit :

    Un magnifique réquisitoire contre la guerre et la haine à travers ces lettres touchantes. La stupidité des chefs, des gradés, n’empêcheront jamais les hommes de fraterniser naturellement. Ton texte fait aussi réfléchir à ce devoir sacré de désobéissance.

  6. mansfield dit :

    Des lettres émouvantes comme un hymne à la paix, les hommes avant les guerres, les gouvernants, les pays, des hommes surtout!

  7. dombouvet dit :

    J’aime beaucoup votre façon de « reprendre » ce moment mémorable d’une nuit de Noel de paix. Très agréable à lire. Émouvant, et humain (dans le bon sens du mot humain)

  8. Quichottine dit :

    J’avoue avoir eu très peur, mais tu m’as finalement rassurée.
    Ouf !
    Ils s’en sont tirés.
    Mais que c’est émouvant de lire ces lettres… dommage que le censeur n’ait pu que les détruire pour épargner ceux qui les avaient écrites.

    Merci pour cette lecture offerte.
    Je t’embrasse. Passe une douce soirée.

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