Bleu

Quand je les ai vus la première fois, c’est sûr, j’ai d’abord été un peu surpris.

Ils étaient venus à pied avec trois fois rien de bagages. 

Ils ont posé leurs sacs devant la maison de la mère Amoureux. Juste là, sur la pierre cassée du seuil. La femme a remarqué le puits dans l’herbe haute. Ils se sont penchés, ont essayé la chaîne. De loin, je l’ai entendue grincer, mais ça a eu l’air de fonctionner, car ils ont remonté le seau.

Ils ont plongé leurs mains tout au fond, et ils se sont mis à rire en se frottant les doigts dans l’herbe. Je le savais bien, que l’eau s’était changée en boue, depuis la mort de la mère Amoureux. Je me suis dit : « Bon, ils vont venir me demander de l’eau fraîche. » Mais non. Ils se sont accroupis sur le tronc du chêne foudroyé, et ils ont eu l’air de chercher quelque chose sous le lierre et les ronces. Puis je les ai vus boire dans leurs mains. Longuement. Comme s’ils avaient vraiment trouvé de l’eau. Comme s’ils avaient eu longtemps soif de cette eau qu’ils venaient de trouver.

Je les regardais de loin. Et j’ai été content quand j’ai vu qu’ils poussaient la porte de la maison Amoureux, et qu’elle s’ouvrait tout en grand pour eux, et qu’ils avaient l’air de vouloir s’installer là pour la nuit.

C’est à ce moment seulement que je me suis souvenu qu’il y avait jamais eu de source, jusque-là, dans le jardin de la mère Amoureux. Jamais. 

Et ça m’a pas vraiment étonné.

Parce qu’ils étaient si… 

J’ai pas les mots, vu qu’ils ressemblaient à personne ni à rien de tout ce que j’ai pu connaître avant eux. 

Tout ce que je peux dire, c’est que c’était comme si je les avais toujours attendus. Tout ce que je peux dire, c’est qu’ils m’ont tout de suite plu.

Et qu’ils étaient bleus.

Bleus. Je sais, ça surprend, de dire ça. Bleus. Les gens croient que j’exagère. Que je me fiche d’eux, que j’ai des visions, ou que je suis idiot. Ou alors, s’ils me croient, des fois, ils pensent que je veux dire vaguement bleus, presque bleus, bleus à peine, bleus pour rire, un rien bleutés, un brin bleuâtres. Mais non, ils étaient bleus vraiment bleus tout à fait bleus.

Leur sourire était bleu.

Leurs cheveux étaient bleus.

Leurs regards étaient bleus.

Leurs paupières étaient bleues.

Leurs lèvres étaient bleues.

Leurs mains étaient bleues.

Ils étaient habillés de bleu.

Ils étaient bleus tout entiers.

Ils étaient faits de bleu, dessinés dans le bleu. Tous les deux.

La femme d’une teinte presque claire, avec quelques paillettes blondes comme des grains d’étoile au fond de ses yeux bleus. Et l’homme juste un peu plus foncé, avec son doux regard plus sombre et plus pensif.

C’était la première fois que je voyais des gens comme ça, tout bleus.

Les gens, on est habitués à les voir en noir, en brun, en rouge, en blanc. Pourtant, si on y réfléchit, ils ne sont jamais ni tout à fait noirs ni tout à fait bruns ni tout à fait blancs.  Il y a les cheveux, les yeux, les habits… des couleurs, des nuances. Et même, si on y réfléchit encore d’un peu plus près, cette idée de « peau blanche », de « peau brune », de « peau rouge », ou de « peau noire », c’est juste une convention, ça correspond pas à grand chose. Une impression générale, tout au plus. Une façon de dire.

Tandis qu’eux, ils étaient vraiment bleus. Intensément, si on peut dire, sans concession, décidément, ils étaient autres, ils étaient bleus. Tellement bleus qu’on ne pouvait pas s’empêcher de penser que ça devait signifier quelque chose. Ou bien rien, au contraire. Ou les deux à la fois. Pas comme dans les livres ou les films. Bleu autrement. Bleu autrement que bleu, peut-être que c’est ça. Je sais pas comment dire. Bleu lumière. Bleu au-delà. Bleu rêve.

En tout cas, des gens comme eux, c’était la première fois, la toute première fois qu’il en venait par ici. Même ailleurs. J’en avais jamais entendu parler, en tout cas. Jamais.

Mais je suis pas du genre à m’étonner de grand chose. Je les trouvais beaux, ils me plaisaient comme ils étaient, drapés dans tout leur bleu. C’est difficile de vous expliquer, mais ils étaient vraiment si… Ils irradiaient le bleu, ils rayonnaient le bleu.

Je suis pas resté comme ça, vous pensez bien, à les regarder bouche bée et à les admirer de loin. Bien sûr que non. Je suis allé les saluer, leur souhaiter la bienvenue. Je leur ai dit que j’allais leur apporter un matelas et des couvertures, puisqu’ils étaient venus sans équipement, et que je leur donnerais aussi du bois pour la nuit. Ils m’ont remercié, mais ils ont rien voulu prendre. Ils ont dit qu’ils avaient besoin de rien, qu’ils avaient tout ce qu’il leur fallait. Et aussi qu’ils avaient l’intention de rester là bien plus longtemps qu’une nuit. Combien de temps, ils savaient pas, mais longtemps, très longtemps, le temps qu’il faudrait. Ils ont dit comme ça. « Le temps qu’il faudra. » J’ai trouvé ça un peu drôle.

Mais j’ai pas posé davantage de questions. Je suis pas du genre à poser beaucoup de questions. Et puis j’étais déjà habitué à eux, je voulais les garder ici, j’aurais pas osé prendre le risque de les froisser.

De près, je les trouvais encore plus beaux, dans tout ce bleu. Une belle teinte lumineuse et veloutée, qui faisait luire leur peau, illuminait leurs yeux et baignait leurs cheveux, qui leur donnait quelque chose de léger, de délicat, de profond et de chaleureux en même temps.

Ils avaient l’air d’être nés dans le bleu, de vivre dans une sorte de lumière bleue, comme celle du soir, quand le soleil s’est couché, et que la nuit va tomber, qu’un peu de la clarté du jour vient se mêler à la nuit, et qu’on se sent en paix, après tous les efforts de la journée passée, avant le sommeil lourd d’où naîtra la journée nouvelle.

On a parlé ensemble un bon bout de temps. On se disait des riens, mais tout prenait un air profond, comme si chaque mot se doublait de bleu… Le voyage, le village, la vie d’ici, la maison de la mère Amoureux, le temps qu’il ferait le lendemain… les mots venaient facilement, aussi tranquillement que l’eau de la source que j’avais vu jaillir tout à l’heure et qu’on entendait clapoter et grenouiller, dans le jardin qui s’endormait, si bien qu’au bout d’un quart d’heure j’avais déjà oublié qu’ils étaient étrangers. J’avais compris qu’on aurait des choses à se dire. Je me sentais heureux. Vraiment heureux.

Vous comprenez, il y a plus de dix ans que nos derniers voisins sont partis. Alors de voir arriver ces jeunes lumineux comme ils étaient, et qui avaient l’air de s’aimer, et qui étaient si beaux, et qui étaient si doux, et avec qui il était si simple, si agréable de parler, du village, de la montagne, des vivants, et des morts, des jardins, et des pierres, et de tout, ça me faisait vraiment plaisir. Bleus ou pas bleus, ça me faisait plaisir. Vraiment.

J’ai donné un coup de main pour remettre un peu d’ordre et nettoyer la maison. C’était très abîmé, depuis au moins quinze ans que c’était fermé, les murs sentaient l’humidité, le salpêtre et les rats, mais il restait encore assez de meubles pour vivre. Même des assiettes, des verres, des nappes, des draps. Et des boîtes de conserve encore bonnes alignées sur une étagère qui était restée propre. Une lampe-tempête remplie de pétrole et une boîte d’allumettes encore sèches attendait sur la table, sous la pendule arrêtée. On aurait cru que la mère Amoureux avait tout prévu pour les recevoir, avant de claquer la porte de son caveau.

C’était vrai qu’ils avaient besoin de rien, il y avait même une réserve de bois dont je ne me souvenais pas, sous l’appentis, et la cheminée fonctionnait toujours, malgré le hêtre qui poussait sur le toit.

On a travaillé un moment ensemble. Après, bien sûr, je les ai invités à la maison prendre un verre. Comme j’aurais fait pour n’importe quel copain. Comme je faisais quand on avait encore des voisins et qu’on s’entraidait.

Si bien que j’avais entièrement oublié qu’ils étaient bleus quand je les ai amenés chez nous. Oublié, je vous jure.

Et là, en voyant la tête de Nadine quand elle nous a ouverts, j’ai commencé à comprendre.

Elle avait l’air… cet air qu’elle prend quand elle est fâchée choquée écoeurée, que c’est un scandale une misère une honte, enfin qu’elle n’admet pas. Et que c’est ma faute ma faute ma faute.

J’ai sorti comme si de rien n’était du porto et des biscuits. Elle a pas desserré les lèvres et elle est repartie dans sa cuisine remuer des assiettes, des casseroles, tout un fracas de je ne sais quoi pour bien me faire entendre sa colère. Moi, j’ai essayé de continuer à bavarder, de faire comme si tout était normal. Mais rien était plus comme avant. Les mots me venaient plus. Eux, ils étaient toujours aussi beaux, aussi souriants, aussi calmes, mais ils se taisaient aussi. Se parler, non… c’était plus ça. 

A un moment j’ai pensé qu’en fait ils écoutaient Nadine. Son tintamarre de casseroles et d’assiettes. La fureur de son âme. Que ça les intéressait. Ils avaient pas l’air fâchés, en tout cas. Attentifs, seulement.

Puis ils ont dit qu’ils étaient fatigués, et ils se sont levés. Toujours très bleus, majestueux.

C’est quand ils ont été partis qu’elle a éclaté salement.

— Où tu les as trouvés ? elle a crié. Hein, où est-ce que t’es allé les chercher, ces deux-là ? Des monstres ! Et dégoûtants avec ça ! Cette couleur qu’ils ont… dans quoi ils ont pu se rouler ! Bleus ! Bleus comme c’est pas possible. Et toi, à pérorer, à t’apercevoir de rien, à faire l’aimable… non seulement tu les chasses pas, alors qu’ils s’installent comme des fleurs dans la maison de la mère Amoureux, mais en plus tu nous les ramènes ici. Ici chez nous. Des gens bleus tout bleus. C’est une maladie certainement. Contagieuse sûrement. Ou alors c’est un genre qu’ils se donnent, une espèce de tatouage, ou bien même une teinture, une drogue probablement, qu’ils avalent exprès ces drogués. 

— Du bleu de méthylène, peut-être bien ?

— Te moque pas de moi, c’est pas le moment. En tout cas c’est pas naturel d’être bleu comme ça tu vas pas dire que c’est naturel… Sont pas normaux pas comme tout le monde faut s’en méfier. Mais toi toi toi toujours naïf, t’es là à faire le familier le joli coeur, et à frayer avec n’importe qui. Personne, tu m’entends, personne, ni chez nous ni nulle part, personne a jamais été bleu comme ça. On a jamais vu ça, jamais, jamais. Et j’en veux pas chez moi pas question pas de ça. Jamais pour rien au monde. On sait pas d’où ils peuvent bien venir, ces gens… 

Moi, je me suis répondu à moi-même qu’ils venaient peut-être d’une autre planète. D’une planète plus légère, plus douce que la nôtre, suspendue souriante dans l’air bleu de la voûte céleste. Une étoile peut-être… Mais j’ai pas osé répondre à Nadine.

— Ça doit être d’un drôle de coin qu’ils viennent, cette engeance cette sale engeance. En tout cas toi, maintenant, tu vas t’arranger pour qu’ils y retournent, dans le sale coin d’où ils sont venus, ces…

— Laëtitia et Stellio…

— Quoi, Laëtitia et Stellio ? Qu’est-ce que tu dis ?

— C’est leur nom. C’est comme ça qu’ils s’appellent. Laëtitia et Stellio. C’est joli, hein ? …

— C’est pas la question. Ils peuvent bien s’appeler comme il te plaira, je veux pas de ça ici. 

— C’est beau, pourtant, le bleu, j’ai dit, ça fait rêver, ça change les idées.

Et là, elle a arrêté un moment de discuter. Elle a juste soupiré, soupiré, comme elle fait toujours quand je dis une sottise, un truc inadmissible. J’ai cru qu’elle allait se calmer. Mais elle est revenue à l’attaque.

— C’est illégal, de toute manière, ce qu’ils ont fait, de s’installer dans la maison de la mère Amoureux. C’est illégal. C’est des squatters des délinquants.

— Elle est à vendre depuis si longtemps, cette pauvre maison, il y a même plus de panneau. Les héritiers sont morts, tu le sais très bien qu’il y avait que deux héritiers et qu’ils sont morts. Même le notaire est mort. Elle est plus à personne, cette maison. Un tas de pierres, avec un arbre perché sur son toit à faire le guet pour les oiseaux.

— Un tas de pierres, c’est toujours une propriété privée. Ils doivent quitter les lieux, c’est tout. C’est illégal, ce qu’ils font. Et si toi tu leur dis pas de partir, moi je vais m’en charger. Et j’avertirai les gendarmes de Massiron.

J’avais plus rien à dire. Je suis allé traire les vaches.

Elle va s’habituer, j’ai pensé. Elle va s’habituer. J’ai pensé ça aussi fort que j’ai pu. Comme une prière.

Il faut dire qu’ici, c’est un peu particulier. Jusqu’à l’arrivée de Laëtitia et Stellio, on était les derniers habitants du village. Tous les autres, tous, morts ou partis. Toutes les maisons, toutes, à vendre à l’abandon en décombres et en ruines. Même pas de touristes en été, tout juste des randonneurs qui traversent en vitesse. Rien que nous deux d’habitants dans la petite ferme au bout de la rue principale. Nous deux. Nadine et moi. Serrés l’un contre l’autre à s’aider et à se protéger et à se chamailler sans arrêt aussi parce que quand on est que deux on s’ennuie, on s’énerve, on peut même plus se voir en peinture.

Au lit, le soir, on a encore reparlé des squatters.

—Je me demande pourquoi ils ont voulu s’installer ici, j’ai dit. Parce que vraiment, j’ai l’impression qu’ils l’ont voulu. Et que le village les voulait, aussi… Tu sais, la maison de la mère Amoureux, elle a beau même plus être en vente depuis longtemps, elle était fermée à clé comme une autre. Eh bien, j’ai tout vu, ils sont entrés, comme des fleurs, sans rien casser. Ils ont tourné la poignée et hop, la porte a obéi sans protester, il y a eu comme du soleil dans la salle, et tout était intact, et c’était chez eux.

—Des voleurs, tu vois bien. Des genres de Roms.

—Et la source, alors ? Je t’ai pas raconté, pour la source ? Depuis qu’ils sont arrivés, il y a une source qui jaillit dans le jardin de la mère Amoureux. C’est eux qui l’ont trouvée. Une vraie bonne source pure et fraîche comme au flanc de la montagne. 

—C’est pas naturel, je te dis. Pas naturel pas normal.

Alors écoute bien. Je te préviens.

S’ils restent. 

Moi.

Moi j’appelle les gendarmes.

Bon, quand Nadine a quelque chose dans la tête, elle l’a pas dans le… Je me suis dit qu’on verrait bien. Et je me suis endormi là-dessus, vu que dans une ferme comme la nôtre où on fait de l’élevage et de tout, faut se lever tôt très tôt tous les matins pour trimer et trimer.

Mais le lendemain ils étaient déjà au travail quand j’ai poussé les volets. Ils avaient déjà tout défriché. Ils m’avaient même trait les vaches. Et repiqué mes mâches. J’en revenais pas.

Courageux, les jeunes. Vraiment courageux. Et serviables.

Ce jour-là, vu qu’il me restait du temps très exceptionnellement et grâce à eux, ils m’ont demandé de leur expliquer la montagne. Je les ai emmenés. Je leur ai montré les sentiers, les trous, les dangers, les torrents, et les rochers d’où on avait la vue la plus belle.

Ils avaient une capacité incroyable à regarder. Ils grimpaient partout comme des chamois bien mieux que moi. Et sur les sentiers et les rochers leurs belles silhouettes bleues s’accordaient à l’air pur et au ciel comme s’ils avaient toujours vécu ici, comme s’ils avaient, en fait, été d’ici.

Le soir, quand je suis rentré, il était un peu tard. Nadine avait mangé toute seule. Elle était horriblement fâchée. Mais elle avait pas appelé les gendarmes. Et je savais qu’elle les appellerait jamais.

Ensuite ? Ah, ensuite, ça a continué. Nadine toujours en colère et moi qui lui disais plus rien. J’allais souvent chez les voisins, filer un coup de main, apporter un outil, donner des conseils pour les chèvres et les fromages. Aider à défricher, amender le terrain du potager et le verger à fruits. Mais quand j’arrivais ils avaient déjà plus besoin de moi. Alors on s’asseyait et on parlait. Enfin, je parlais, parce que eux, surtout, ils écoutaient. C’était ce genre de gens, qui écoutent, qui ont l’air de savoir, de comprendre. Je leur racontais tout : le village et comment il avait fini par mourir, la montagne et Nadine et comment on en était venu à plus pouvoir se regarder sans s’insulter malgré qu’on s’aimait encore tellement malgré tout. Eux, ils souriaient, de temps en temps ils hochaient la tête. Ils avaient l’air de savoir quoi penser de tout ça, que ce n’était pas comme je croyais, pas si grave non pas bien méchant. C’était bon.

Enfin, on était devenus très amis. Et je pense que c’est ça qui a rendu Nadine vraiment furieuse. Que je prenne aussi définitivement leur parti contre le sien. Disons, c’était l’impression qu’elle avait, parce que moi, je voyais ça autrement : j’étais juste content d’avoir de la compagnie, des amis qui me comprenaient, et j’aimais bien leur jeunesse aussi, leur gaieté, ça me rajeunissait.

Tout ce que je peux encore dire, c’est que je m’étais tellement accoutumé à leur peau bleue que ça m’étonnait juste, quand je leur serrais la main, que la mienne soit pas aussi bleue que la leur.

Bref, la situation était pas facile avec Nadine, mais j’avais l’amitié, et finalement, on aurait pu durer comme ça, s’il y avait pas eu le petit.

Le petit…

Un jour j’ai remarqué le ventre de Laëtitia. Et les teintes brunâtres magnifiques que prenait sa peau bleue. Pas de doute. Ils allaient avoir un enfant.

Un enfant dans ce village mort depuis si longtemps, c’était un vrai miracle, non ? 

Mais il faut vous dire les choses : Nadine et moi, on a pas eu d’enfants, et c’est plus maintenant qu’on en aura, évidemment. On a jamais très bien su si c’était Nadine ou si c’était moi, mais on a jamais réussi.

Alors quand Laëtitia a commencé à promener dans le village son ventre de plus en plus énorme à mesure qu’on allait vers l’été, vous imaginez Nadine.

Jalouse. A un point.

Pour que tout soit bien clair, faut encore que je raconte pour la naissance.

Ils avaient prévu d’aller dans ma camionnette jusqu’à Massiron, malgré qu’ils avaient jamais été voir aucun médecin là-bas, mais elle a perdu les eaux d’un seul coup, une nuit de juin très chaude, et les contractions ont tout de suite été là. Massiron est à vingt-huit kilomètres par des routes déglinguées. On pouvait même pas essayer. Alors Stellio est venu me chercher. C’est moi qui ai tiré l’enfant et coupé le cordon. Moi. Moi qui le tenais dans mes bras quand il a poussé son premier cri. Moi qui l’ai lavé dans l’eau tiède de la source. Moi qui l’ai posé tout contre le sourire bleu de sa mère.

Le petit était bleu comme ses parents. Encore plus bleu, encore plus beau même. C’est là que j’ai été sûr que ce bleu était ni une teinture ni une maladie comme l’affirmait Nadine, mais une belle teinte naturelle de tout leur être. 

Ensuite… ensuite tout est devenu si bizarre. De plus en plus beau chez eux. De plus en plus moche avec Nadine. Je les aidais à s’occuper du petit. Et Nadine pouvait pas me le pardonner. C’était l’enfer à la maison. Alors, moi, forcément, je passais de plus en plus de temps dans la maison Amoureux. Il était si mignon, le petit, un enfant merveilleux, qui grandissait très vite, bien plus vite que les autres, et qui parlait déjà. Je pouvais pas m’en lasser, de l’admirer et de l’aimer. C’était comme un enchantement, mais en même temps, ça s’expliquait. Après tout, c’était moi qui l’avais mis au monde.

Un soir, je suis rentré, Nadine faisait ses paquets pendant que les vaches meuglaient parce qu’elles avaient pas été traites.

Elle a dit :

— Je pars. Je te laisse avec eux. Puisque tu les préfères. Tes Bleus.

J’ai eu beau expliquer, j’ai eu beau, elle était dure et butée.

« Je peux plus vivre ici, je peux pas vivre avec eux. ils ont eu ce gosse et ils en auront d’autres. Tout le village va être peuplé de Bleus ça va pas être long et moi je veux pas voir ça. Je préfère m’en aller. Je prendrai des ménages à Massiron. Ou bien j’irai jusqu’à Pau demander aux abattoirs. Vu ce qu’on gagnait pas, à se tuer au travail avec la ferme, j’y perdrai rien, au contraire. Et toi, t’auras qu’à t’arranger avec eux pour les vaches. Non, ça m’intéresse pas ce que tu vas devenir, arrange-toi avec tes amis. De toute façon, tu vas devenir bleu aussi, à force. T’as déjà les yeux bleus. D’ailleurs, je les ai jamais aimés, tes yeux bleus. J’aurais dû me douter. Regarde-toi dans une glace, t’es déjà à moitié devenu bleu, regarde tes veines qui ressortent bleues sur ta peau, toutes gonflées, que tu devrais faire attention. T’as plus qu’à continuer. Tu seras bientôt comme eux tout comme eux bleu complètement bleu. Un étranger. »

Y a rien eu à faire. Le lendemain, je l’ai déposée à Massiron avec ses valises au carrefour de la Belle-Etoile. C’était convenu que je gardais la camionnette. Parce que c’était moi qu’en avais le plus besoin, malgré mes torts, comme elle disait.

Sur le trajet du retour, j’ai eu le temps de réfléchir à tout.
Je me suis fait cette réflexion, je sais pas ce qu’elle vaut, mais je me suis fait cette réflexion qui m’est souvent revenue, ensuite :

D’un humain blanc, ou noir, ou brun, à un humain bleu, y a rien, quasi rien, quelques molécules de différence je sais pas où, peut-être même pas. 
Non, la vraie différence elle est pas là. La vraie différence, elle est entre ceux qui ne remarquent pas le bleu des peaux, et ceux qui ne remarquent que cela, ce bleu, parce qu’il fait noir au fond de leur vie, et qui s’en font des idées plus noires encore que tout leur noir, de ce bleu face à eux.

Et l’ennui, avec cette différence-là, c’est qu’elle se laisse pas oublier, qu’elle pourrit tout comme une maladie.

Car la vraie teinte, c’est celle des âmes, non ? 

Et celle de Nadine était devenue toute boueuse, au fil du temps, à force de ramasser de la misère et du dépit comme un tas de feuilles mortes. Un peu comme le puits de la mère Amoureux dont on pouvait plus boire l’eau depuis longtemps. J’avais bien ma petite idée sur le pourquoi de ce comment, mais qu’est-ce que j’y pouvais, si on était pauvres, isolés dans un trou perdu, toujours à se disputer, et sans enfants, et aussi malheureux sans espoir que les pierres ruinées du village ? L’âme de Nadine, elle était comme le jardin de la maison Amoureux, elle était encombrée de ronces et de lierre, et il y manquait la source. Nadine, au fond, c’était juste une femme qui avait soif. Il lui fallait une source pour y boire.

Enfin, au volant de ma camionnette, dans les vingt-huit kilomètres de virages qui nous séparent de Massiron, sur la route que plus personne entretient et où je peux plus rouler qu’à trente, vous imaginez si j’ai eu le temps de réfléchir à des choses. Et il me semble que j’en ai compris pas mal.

Quand je suis revenu au village, j’ai tout de suite su, au silence qui régnait : ils avaient disparu.

Il restait que l’enfant. Il m’attendait silencieux dans la salle de notre ferme, couché bien sage dans le petit berceau que je lui avais confectionné.

Quand je suis entré il m’a regardé. J’aurais jamais cru qu’un gosse aussi jeune pouvait vous regarder comme ça avec l’air de parler.

J’ai attendu longtemps que les vrais parents reviennent. Mais jamais ils sont revenus.

Nadine, par contre, est rentrée après un moment. Je sais pas au juste comment elle est rentrée, si elle a vraiment fait à pied les vingt-huit kilomètres ou si elle s’est débrouillée autrement, mais un beau soir, je l’ai trouvée dans la salle, à jouer avec le bébé, toute douce et heureuse, comme si rien était jamais arrivé de tout ce qui nous avait fait tort.

Et aujourd’hui, eh bien, on l’élève ensemble, ce gosse. Il est encore plus bleu qu’avant, et bien plus bleu, à l’heure qu’il est, que ses parents l’ont jamais été, mais elle a même plus l’air de s’en rendre compte, Nadine.

Oui, si vous voulez, c’est notre enfant, maintenant. Mais dans ses yeux, il y a quelque chose… une lumière qui nous fait penser qu’un jour, bientôt, lui aussi, il va s’en aller, comme eux.

Comme s’il nous avait seulement été prêté.

Mais c’est comme ça, le bonheur, non ? 

On nous le prête, seulement. Il est jamais vraiment à nous.

Le bonheur.

Pas un don. Juste un prêt.

Et c’est pas plus mal.

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22 commentaires pour Bleu

  1. jill bill dit :

    Superbe…. !! Merci Carole…

  2. Comme la situation évolue, entraînant chez le lecteurs toutes sortes d’interprétations et de corrections successives ! Lidée s’est-elle développée en toi ainsi progressivement ? D’inconnus on passe à « racisme », d’anges on passe à « jeunes », d’incompréhension on passe à « haine », et au final on a « enfant », puis « bonheur »… Une éblouissement progressif qui peut-être aboutit simplement à cette idée : la vie est miracle, émerveillement, pourquoi chercher à la comprendre ?? …
    Encore une bien belle page, Carole.

    • carolechollet dit :

      Oui, c’est « polysémique » : pour moi, ces êtres « bleus » sont le rêve multiple et changeant du narrateur. « Autres », affectueux, et surtout irréels, ils lui offrent la part de curiosité, de liberté, d’amitié et, finalement, de bonheur familial dont il est privé. Contre Nadine dont il soughaite se séparer, puis, finalement, avec elle, lorsqu’elle accepte cette part de rêve.

  3. almanito dit :

    Je ne sais pas si elle était si raciste que cela, Nadine, mais jalouse, oui. Terriblement jalouse, elle s’est sentie exclue de ce petit cercle d’amitié profonde. Elle a tout de même eu droit elle aussi à sa part de bonheur car ces personnes bleues, finalement n’étaient rien d’autre que cela: des messagers du bonheur.
    Quelle beau récit!

  4. Pastelle dit :

    C’est magnifique. J’espère qu’ils vont le garder longtemps, leur petit bonheur, et qu’il va rendre bleue leurs âmes, pour toujours.

  5. Pastelle M dit :

    C’est magnifique. J’espère qu’ils vont le garder longtemps, leur petit bonheur, et qu’il va rendre bleue leurs âmes, pour toujours.

    • carolechollet dit :

      Pardon de n’avoir pas répondu plus tôt : ce commentaire s’était glissé dans les « indésirables », je ne sais pourquoi.
      Merci, Pastelle, d’aimer ce « bleu ».

  6. flipperine dit :

    une belle histoire et il ne faut pas faire de différences avec la couleur de peau, nous sommes tous des hommes

  7. Quichottine dit :

    Je ne vais rien écrire… enfin, juste ce qu’il faut pour que tu saches que j’ai lu, que j’ai eu les larmes aux yeux en te lisant, et que j’ai aimé, beaucoup… immensément.
    Merci, Carole, pour ce texte à lire plusieurs fois.
    Passe une douce journée.

    • carolechollet dit :

      Qui sait si ce n’est pas ton « lutin bleu » qui a soufflé un peu de son « bleu » sur mes rêves ?

      • Quichottine dit :

        Je crois que tu sais voir les choses et les dire encore mieux que moi…
        Et ce n’est pas un simple compliment. 🙂
        Merci encore, Carole.

  8. adamante g dit :

    Une morale aussi bleue que le ciel avec un horizon ouvert. Merci pour ce plaisir, ce moment, cette halte bleue de midi. Un petit peu de moi est devenue bleue, je crois.

  9. hamza dit :

    très beau et j’ai pas d’autres mots – merci Carole

  10. Gérard Méry dit :

    Ils étaient tous bleus comme le ciel d’aujourd’hui

  11. Bizarre ! Je me suis dit bizarre !
    Au début, à tout le moins ..
    Voilà Carole qui nous offre un récit digne d’un des épisodes de la « Quatrième dimension », sans Spielberg mais avec les petits schtroumpfs de notre Peyo national !
    Puis je me suis ressaisi : pas possible, il doit y avoir autre chose.
    Je me suis alors débarrassé de mes préjugés et ai recommencé la lecture que mes réflexions avaient interrompue.
    Et j’ai vu ou plutôt lu une superbe allégorie de la Tolérance : chez le fermier d’abord, tolérance pure, sans restriction aucune ; chez son épouse ensuite, un peu moins pure, puisque plus tardive, puisque motivée par d’autres raisons que nous supposons être dues à son séjour là-bas, seule à la ville …
    Mais peu importe : une forme de bonheur revenu entre eux deux est née de cette tolérance, de ce respect de l’Autre, de celui qui ne nous apparaît pas de prime abord comme nous ou comme nous aurions souhaité le voir …

    Encore du très grand Carole Chollet-Buisson !
    Merci.

    • carolechollet dit :

      Le personnage-narrateur est naïf et porte sur le monde un regard d’enfant. L’auteur est certes un peu naïve aussi, mais moins…
      C’est un conte, tout simplement. Le bleu renvoie à « l’oiseau bleu » (un thème que j’ai déjà traité) aussi bien qu’aux schtroumpfs (pourquoi pas), au ciel, à la nativité (c’est la couleur mariale), à la mélancolie du « blues » aussi, et à tant d’autres choses.
      Je ne voulais pas seulement parler de tolérance, mais aussi de la faculté de rêver et de s’émerveiller, liée à celle d’accepter et d’accueillir, donc au bonheur..
      Alors, merci, Richard, d’avoir surmonté vos « préjugés ».

  12. Alain dit :

    J’ai pensé que des martiens débarquaient : petits hommes bleus. Puis, l’histoire était belle, on se laissait emporter : des événements surnaturelles intervenaient, les martiens procréaient, l’enfant était beau, le narrateur était heureux, sa femme repoussaient les Etrangers, la vie du village redevenait normale. On se sentait bien.
    Pourquoi ne peut-on rester dans ces rêves qui nous mènent si loin de ce que la vie a fait de nous ? J’aime les contes…
    Très belle histoire.

  13. G.Policand dit :

    Une histoire pleine de symboles.
    J’ai beaucoup aimé.
    Merci de nous en faire profiter.

  14. Un beau récit , une fable, un conte, nous avec nos travers, nos faiblesses et notre recherche âpre du bonheur! Merci Carole.

  15. les cafards dit :

    tout simplement magnifique, poétique et qui nous pose beaucoup de questions sur la différence

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