Mademoiselle Callista Beauté
Fidélité
Les morceaux de bristol forment un petit tas triste dans leur corbeille d’osier. Elle en avait commandé bien trop, à l’époque, de ces cartes de fidélité. C’était naïf, aussi, d’avoir fait imprimer ainsi, solitaire, égaré, le mot « fidélité ». Il a un air si nostalgique, maintenant, ce pauvre mot perdu, au-dessus des petits cases grisées qu’on ne tamponnera plus jamais. Fidélité. Fidélité à quoi ? À ce salon qui va disparaître ? À ces hommes qui vous quittent toujours ? À quoi ? À quoi ?
Machinalement, elle déplace et empile les cartes, commence sur le comptoir un de ces châteaux fragiles qui l’amusaient tant, autrefois. Elle avait été très habile à ce jeu. Et aujourd’hui… elle aimerait y croire encore, aux édifices sans fondations que ne soutiennent que des rêves de papier, mais c’est fini. Les cartons de bristol se sont ternis, et plus jamais ne la feront rêver. De ses longs doigts manucurés elle pousse vers la petite corbeille les tourelles effondrées.
Le comptable travaille dans la pièce de derrière. Il fait déjà si sombre qu’il a dû allumer la lampe. Par la porte vitrée, elle aperçoit dans la lumière jaune ses épaules voûtées, sa calotte de crâne chauve au-dessus de sa tignasse blonde.
Il a une si drôle de façon d’être chauve, ce comptable. Il est jeune encore, en réalité. On ne le remarque pas immédiatement, au premier abord on le prendrait pour un homme déjà mûr, comme on dit, pour un homme fatigué et vieilli. Mais il est encore presque jeune, et même il pourrait être assez beau, finalement, c’est ce qu’elle a pensé tout à l’heure en croisant ses yeux bleus… des yeux purs et naïfs, qu’elle n’avait jamais remarqués… Il pourrait être beau… c’est si bizarre de penser à lui de cette façon, pourtant, il a une si drôle de façon d’être à la fois jeune et vieux… Avec sa calvitie blonde et ébouriffée, sa démarche pataude, ses épaules scoliotiques, son habitude idiote de ne jamais finir les phrases en l’air qu’il commence, de les jeter vers ceux à qui il parle comme des passerelles aussitôt dérobées, il a tout juste l’air… d’un vieil adolescent.
Un vieil adolescent. Elle est satisfaite d’avoir trouvé la formule juste. Elle aime mettre des mots sur ses pensées, même les plus futiles. C’est qu’elle est bien placée pour savoir que la futilité
eh bien…
… n’est jamais si futile
que c’est toujours une façon de masquer
ou plutôt d’aborder de côté
des idées qui…
…qui pourraient mener loin, si on osait les regarder de face.
Un vieux jeune homme donc. Pourquoi pas ? N’est-elle pas, elle-même, une jeune fille vieillie ? Gageons qu’il ne gagne pas gros, le vieux jeune comptable. Un petit employé du cabinet Leduc. On disait l’autre jour dans le journal qu’ils allaient restructurer. Est-ce qu’ils retrouvent du travail, les comptables ? Il ne semble pas y tenir, lui, à rester comptable, à voir la façon dont il se voûte et s’éteint sur les livres de comptes. Il a l’air gentil…
… gentil ? Et alors ?
De toute façon, elle sait déjà ce qu’il a trouvé, dans les comptes, de l’autre côté de la porte vitrée.
Elle se demande seulement s’il rectifiera la colonne TVA. Ou s’il fera en sorte de ne rien observer, comprenant qu’elle n’a plus le choix désormais, plus du tout.
Pourquoi Mme Térance ne vient-elle pas ? Il est déjà seize heures… Elle devait passer vers quinze heures pour son soin rajeunissant. Elle aurait pu au moins téléphoner. S’expliquer.
Ce salon vide, cela lui tape sur les nerfs… l’après-midi où le comptable justement. Et puis il fait si sombre. Un après-midi de pluie et de vent. Un après-midi d’Atlantique, battu de ces regrets tout gris qui frappent à la vitre avec chaque bourrasque. Cela lui tape sur les nerfs, ce temps sinistre. Cela lui tape sur les nerfs, d’attendre Mme Térance qui ne vient pas ne viendra plus. Mme Térance qui depuis un mois est venue deux fois chaque semaine se faire régénérer relooker malaxer maquiller parce que son mari la trompe et s’apprête à la quitter… Mme Térance a dû finalement renoncer. Ou s’effondrer tout à fait. Être définitivement plaquée. Tomber d’un coup dans le gouffre de la vieillesse et de l’abandon. Elle aurait tout de même pu téléphoner. Elle se croit seule dans la panade, peut-être, la Térance ?
C’est bizarre, cette nervosité qu’elle éprouve, à sentir, de l’autre côté de la porte vitrée, la présence du comptable, à savoir qu’il épluche, ligne à ligne, ses comptes embrouillés qui vont, comme sa vie, tout de travers. Ce n’est pas lui, pourtant, qui la jugera, pas lui non plus qui l’écrasera, non, ce n’est pas lui, si timide et si hésitant, qui lui fera du mal, c’est seulement la vie. Le fisc, le tribunal de commerce, l’Urssaf et le RSI, la solitude et la faillite, l’impossibilité d’aller plus loin. Ce poids insupportable qu’on appelle la vie.
Il n’est venu aujourd’hui au salon que la grosse madame Esteban qui est passée un peu avant midi, au retour du marché, comme tous les vendredis. La grosse madame Esteban a posé devant le comptoir son cabas d’où dépassaient deux poireaux, puis elle s’est assise dans un long grincement sur le fauteuil de soin. En plus de son peeling bio aux huiles essentielles et de son masque de jouvence apaisant à l’huile d’argan et de pépins de pamplemousse, elle a demandé une épilation maillot pour se sentir plus libre. Puis un massage shiatsu destressant détoxifiant. Alors, allongée nue dans ses chairs débordantes, elle s’est mise à bavarder, à bavarder. Elle a tout déballé. La mort de son mari. L’éducation de sa fille unique. Le mariage de sa fille unique. Le départ de sa fille unique. Le chômage de son gendre unique. Le divorce de sa fille unique. La dépression de sa fille unique. La cure d’amaigrissement de sa fille unique. Les ennuis financiers de sa fille unique. Le dossier de surendettement de sa fille unique. Les tentatives toujours manquées de sa fille unique avec des hommes divers mais qui n’en valent jamais la peine. Le suicide de sa fille unique. Le séjour de sa fille unique à la clinique du Parc. La misère infinie de sa fille unique.
Mademoiselle Callista se demande si la fille de madame Esteban a le même visage que sa mère, un visage effondré, enfoncé bien caché comme un coeur très malade dans ses auréoles de graisse. Mais qu’importe, elle n’est pas loin de croire que sa table à massage est un divan. Mieux qu’un divan peut-être. Tant la nudité des peaux aide les âmes à s’alléger.
Curieusement, madame Esteban explique les ennuis de sa fille unique par la crise générale. Elle est sûre que tout est arrivé à cause de « la crise ». Le chômage les disputes le divorce et la dépression et l’obésité et le suicide et la clinique psychiatrique et tout le désespoir du monde. La crise. Ce doit être cela, en effet. La crise. Une maladie qui s’attrape comme un cancer. Un mal rampant, inéluctable, qui s’attache à tout, qui vous pourrit la peau et vous enfle le ventre, qui boursoufle les chairs et se love dans les coeurs pour y grandir de tout le sang qu’il pompe.
La crise. C’est idiot, ce mot. Quand elle avait été licenciée de chez BARD, on en parlait déjà, on ne parlait que de ça. La crise. La crise, la crise qui obligeait à liquider la société, la crise qui empêcherait de retrouver de l’emploi, la crise où l’espoir s’étranglait, comme cet oiseau qui s’était pris, un jour, au filet qu’elle avait tendu sur le grand cerisier du jardin luisant de bigarreaux, et qu’elle avait retrouvé, agonisant, le cou brisé, le soir de son licenciement. La crise… on ne parlait plus que de cela. Mais elle, elle avait rencontré Boris, et, avec son indemnité de licenciement et le petit prêt que Boris lui avait fait, elle avait acheté le salon, dans cette petite ville balnéaire pleine de promesses, revenant en patronne à son premier métier d’esthéticienne. Elle y croyait, alors, à l’avenir, à ce qu’elle appelait la réussite. Même au bonheur, elle y croyait. Aimer. Vivre près de la mer. Travailler en indépendante. Faire des affaires. Être une battante, comme disait Boris. Elle avait vraiment cru en tout cela, à l’époque.
Et ça avait bien marché, d’abord. Boris et elle. Le magasin. L’argent. La vie. Elle les avait savourées, les cerises. Avec gourmandise.
Voracité…
… mais alors, elle disait « passion ».
Jusqu’à l’installation de l’institut Valérie. Une grosse boîte franchisée avec plusieurs employées, qui s’était installée rue Haute et avait tout de suite absorbé la clientèle avec ses promotions, son décor chic, et son matériel de pointe. Elle avait tenu bon pourtant, vécu sur ses économies. Un bon moment. C’est lent, une faillite, dans une ville balnéaire. On se refait à la saison, on profite des clientes de passage. Et l’hiver, on retombe. De vague en vague, elle avait tenu autant qu’elle avait pu. Elle s’était accrochée, avait tenté de diversifier ses activités, s’était formée au massage shiatsu qui plaisait beaucoup, avait monté un petit rayon de parfums de marque, et même installé deux portants de pull-overs angora faits main, ses oeuvres du dimanche, que jamais elle n’avait pu vendre. Enfin à contre-coeur elle s’était spécialisée dans ces répugnantes épilations maillot à prix cassés qui lui valaient encore quelques clientes fidèles.
Mais à quoi bon. Quand la crise s’est glissée quelque part, elle attend son heure. Puis quand le soir tombe, elle éteint les lumières. C’est bien fini maintenant. Elle est arrivée au bout de ses économies, le salon lui coûte plus cher en frais qu’il ne lui rapporte. Et Boris l’a quittée. Pour une petite stagiaire du temps de sa splendeur, une petite sotte qui a fini par se faire engager à l’institut Valérie et qu’il est allé retrouver. Est-ce que c’est à cause de son échec que Boris l’a quittée ? Non, bien sûr. Et pourtant si, d’une certaine façon, si, bien sûr que si. Parce qu’à ceux qui échouent s’attache on ne sait quoi de laid, d’hésitant, de vieilli, d’imperceptiblement voûté qui éloigne les hommes tels que Boris. Et puis il y avait ce reproche latent du prêt jamais remboursé… « Tu ne me rends plus heureux », avait-il simplement dit. Et il était parti chercher ailleurs ce qu’il appelait le bonheur. « A toi d’en faire autant », avait-il dit aussi. Et encore : « Tu n’oublieras pas de me verser les mensualités. Pour le prêt. »
Elle allume une cigarette. C’est détestable pour le teint, les cigarettes, cela tache les doigts, et l’odeur fait fuir les clientes. Mais elle se sent si vide. Il faut qu’elle tienne quelque chose entre ses doigts, qu’elle ait quelque chose à consumer pour se sentir exister encore.
En est-elle vraiment là ? Elle écrase le mégot dans le petit cendrier à tête de dauphin qui lui vient de sa mère. Juste à l’endroit, sur le fond craquelé, où on peut lire « Capri. »
Disparaître…
… Sortir. Marcher dans le vent tout fouetté de bruine. Regarder sur la mer les vagues succéder aux vagues. Et puis, peut-être, si elle en a le courage…
Mais elle n’a jamais eu de courage.
Quand est-ce qu’il en aura fini, bon sang, ce comptable ? Dans son halo de lumière jaune il est toujours là, voûté, appliqué, minutieux, à ausculter le registre falsifié. Il la méprise, maintenant, il la méprise, forcément.
Elle frappe à la porte vitrée, elle dit très vite : « Je sors un instant monsieur… monsieur… » Comment est-ce qu’il s’appelle, déjà, ce garçon ? Il y a des années qu’il vient, toujours le même… et elle ne se souvient plus… « Monsieur… je sors juste un instant. Je reviens tout de suite. A tout à l’heure ! » L’autre tourne la tête, effaré, mais elle s’est déjà enfuie.
A enfilé son imper. Saisi son parapluie. Fait tinter le léger carillon de l’entrée.
Avant de s’éloigner, sur la porte elle retourne le panonceau « OPEN ». Le mot « CLOSED » se balance un instant au bout du fil. Puis il s’immobilise, méditatif.
Pas la peine de fermer à clé, elle court dans le vent gris où la pluie s’échevelle. Le parapluie se retourne aussitôt. Tant pis. Elle aura les cheveux frisottés demain. Sa robe sera fichue froissée. Tant pis. Elle court vers le rivage, tenant son parapluie cassé comme un bouquet de pointes.
Elle avance longtemps dans le vent. Se jeter à l’eau. En finir ce serait tout simple.
Elle est arrivée sur le port et c’est marée basse…
Bien sûr, elle aurait dû y penser.
Elle se penche.
Il est toujours là, en bas, sur la grève, le yacht échoué. Téthys. C’est le nom qu’on peut encore lire, bien que difficilement, sur la coque. Coincé dans les galets. Tout semé de balanes. Entièrement tagué. Chaque jour une couche supplémentaire de bombe à graffitis et de crasse. Un aussi beau bateau. Un yacht immense. Déprimant.
Elle se penche plus bas sur le parapet qui tremble. Il y a quinze jours qu’il est là, au moins, ce bateau. Il paraît que la tempête l’a jeté là, et qu’il n’a pas pu repartir, parce qu’il n’y avait plus assez de marée. Il aurait fallu le tirer, mais aucun bateau n’était assez puissant, dans ce petit port, alors le skipper a préféré attendre…
Dire qu’à un moment elle aurait pu s’acheter un yacht, elle aussi. Beaucoup plus petit, évidemment. Mais quand même.
—On va le remettre à flot demain, avec la grande marée d’équinoxe… Vous avez remarqué les cales qu’on a posées ? C’est pour pouvoir le faire glisser. Vous viendrez bien voir ça, mademoiselle Callista ? Mais vous semblez si triste aujourd’hui… Jetez-le donc, voyons, ce parapluie… Là… Allons, venez donc vous asseoir, mademoiselle Callista. Et en terrasse encore…
—Mademoiselle Callista ? Pourquoi est-ce que vous m’appelez mademoiselle Callista ? Vous me connaissez ?
— Oui, oui, je vous ai vue, souvent, derrière la vitre de votre petite boutique. Ça ne marche pas fort, hein ?
— Quoi donc, la boutique ?
— La boutique… la vie… ça ne marche pas fort, hein ?
— Ça ne vous regarde pas, ma vie. J’en fais ce que je veux, de ma vie. C’est la mienne, non ? D’ailleurs, en fait, je ne m’appelle pas Callista.
— Je sais bien, je sais bien… Pourtant, croyez-moi, vous vous appelez réellement Callista… Comme tout le monde, au fond. Vous l’avez un peu oublié, simplement. Comme tout le monde. Ils sont tous comme vous, aujourd’hui, tous… cette tristesse, cet ennui, cette aigreur… Et leur crise, et toutes ces vanités autour desquelles ils se bâtissent une existence, tournoyante et frivole, comme un escalier posé dans le vide d’où ils ne peuvent plus que tomber. Tous…
—Comment est-ce que vous savez, pour le bateau ? Ce sera à quelle heure, demain ?
—Oh, je sais beaucoup de choses… Venez à marée haute, vers midi, mais restez sur le quai, derrière les parapets, n’avancez pas sur la jetée, ce sera grande marée.
—Et vous savez ce que ça veut dire, vous, Téthys ?
—Téthys ? C’était une divinité marine, autrefois. Une naïade. Elle était la nymphe des vagues toujours changeantes. Elle se métamorphosait sans cesse, on ne pouvait pas la saisir.
—Comme la vie, alors !
—Comme la vie, mademoiselle Callista, vous avez raison. La vie avait tant de dieux et de déesses, en ce temps-là. La mer, le vent, la vague, l’oiseau, le soleil, l’amour : c’étaient des dieux, autrefois. Même les arbres étaient des dieux… Les hommes auraient dû rester païens.
Mademoiselle Callista le trouve un peu bizarre, celui qui lui parle. C’est un homme très vieux, très barbu, il porte des vêtements bizarres et déteints, des vêtements usés de clochard. Elle ne l’a encore jamais vu sur le quai.
Mais elle s’assied près de lui sans crainte à la terrasse où bien sûr il n’y a personne. Sous la pluie. Et c’est si drôle, avec lui, la pluie, ça ne lui fait rien. Du reste il y a de nouveau du soleil. Un petit rayon fin qui s’est posé juste sur leur table, tandis que le déluge s’apaise, autour d’eux, dans une longue traînée d’arcs-en-ciel. Elle est bien…
— Autrefois, dit l’homme, il y en avait tant, des dieux, il y en avait pour chaque être vivant, pour chaque instant de la vie de chaque être vivant… le monde regorgeait de dieux… Moi, par exemple, moi qui vous parle, j’étais Hermès.
— Hermès ? Celui des foulards ?
— Hermès, mademoiselle Callista, le dieu Hermès, le messager, le voyageur de commerce, batteur de cartes et secoueur de dés, celui qui se résigne à conduire les humains vers la mort, mais tente de toutes ses forces de leur ouvrir les chemins indécis de l’existence, le veilleur des carrefours et des chemins à prendre…
Le dieu Hermès ? Qu’est-ce qu’il raconte ? Il est fou probablement, elle a toujours le chic pour se faire aborder par des fous dans la rue… mais elle reste là près de l’homme, à l’écouter, dans ce soleil si tiède qui tend sa tente au-dessus de la terrasse, et elle est bien. Il y a longtemps, longtemps, qu’elle ne s’est pas sentie aussi bien…
.
Lorsqu’elle revient dans la boutique, c’est bizarre, il y a… comme une odeur de jardin… de douceur, de fleurs ensoleillées… Pourtant, il fait si sombre. Et elle est complètement trempée. Ses cheveux gouttent sur la moquette. Elle les tord comme une serpillière. A quoi ça sert d’être élégante, d’être parfumée, d’être coiffée et maquillée, d’être mademoiselle Callista ? Le comptable a dû lui faire un sort, à l’heure qu’il est, à son problème de TVA.
Dans l’arrière-boutique, c’est encore allumé, mais il n’y a plus personne. Personne. Nulle part. Il est parti. Comme ça.
Il aurait pu éteindre l’électricité, au moins. Et puis il aurait pu l’attendre, cet idiot. Elle était tout à fait capable d’écouter sans pleurer sans crier sans trépigner ce qu’il avait à lui dire. Un lâche, un gamin desséché par les chiffres. Rien qu’un lâche. Comme tous les hommes au fond.
Sur le comptoir, il y a juste ce bouquet, posé sur les feuilles recouvertes de chiffres.
Un mince bouquet de mimosas, noué d’un élastique à cheveux tout semé de paillettes, un bouquet frais comme un rayon de ce soleil qu’on ne verra plus aujourd’hui, sans doute cueilli à l’arbre qui s’incline contre la porte de la boutique.
Qu’est-ce qui lui a pris, au comptable, de lui cueillir ses fleurs ? Les derniers mimosas de mars… De lui piquer un élastique à cheveux, en plus ? S’excuser d’être parti si vite, d’accord, la consoler pour ce grand moins tracé à l’encre rouge à la colonne du bénéfice net, d’accord, d’accord, d’accord ! mais avec ses propres fleurs ? ses propres colifichets ?
Elle écarte, impatiente, le bouquet, pour lire tout le détail des chiffres.
Le « moins » trop rouge, tout en bas de la page, attire désespérément le regard.
Mais il n’a pas recalculé la TVA.
Elle est sauvée.
Pour l’instant.
Et ensuite ? Après ?
Après quoi ? après, qu’est-ce que ça fait ?
Et là, c’est trop bête, c’est parce qu’elle est si fatiguée, elle se met à pleurer.
Ce n’est qu’après un bon moment qu’elle remarque la petite carte qui est tombée du bouquet. Tiens, c’est une carte « Mademoiselle Callista Beauté Fidélité »… Il en avait barboté une aussi… Et qu’est-ce qu’il est allé écrire au verso, cet idiot ?
« Mademoiselle Callista, je vous aime ».
Non mais quel idiot, ce comptable, quel idiot !
Elle se remet à pleurer, plus fort encore, comme une idiote aussi, parce que c’est vraiment tellement idiot qu’il ait écrit cela, cet idiot de comptable. Il faut jeter la carte à la corbeille avec les autres, cela n’a aucun sens, c’est complètement idiot, pourquoi s’est-il moqué d’elle ? Elle n’a pas mérité qu’on se moque d’elle. Qu’est-ce qu’il se croit, ce comptable ? De toute façon elle ne voudrait de lui pour rien au monde. Un vieux jeune homme. Un adolescent fané. Elle est jolie encore, elle, elle a l’air d’une jeune fille, elle en fera, des conquêtes… des conquêtes qui en vaudront la peine, celles-là…
Au moment de jeter la carte, c’est tellement idiot, elle la garde un peu dans ses mains. De ses longs ongles « faits », une dernière fois, elle la relit : « Mademoiselle Callista, je vous aime ». Et quand elle la jette enfin, elle la regarde tomber comme une feuille toute fraîche sur le tas fané des bristols. Puis elle brasse les cartes dans la corbeille d’osier, elle les bat longuement. Comme si c’étaient…
des cartes.
À jouer.
À bâtir.
À froisser.
Mademoiselle Callista Beauté
Fidélité
Elle repense à la drôle de tête du comptable, à ses épaules enfoncées, à sa façon risible de ne jamais terminer ses phrases… Quel idiot… Tiens, par exemple, il aurait pu mettre un point après « je vous aime », ou plutôt continuer, ajouter son numéro de téléphone… son nom au moins… Elle ne saurait même pas où le joindre, si elle le désirait. Comment est-ce qu’elle pourrait s’y prendre, hein ? Téléphoner chez « ECM expertises » ? Demander à la secrétaire comment s’appelle… ? Quel idiot, quel idiot ce comptable, comme si elle savait seulement son nom…
Il ne reviendra plus, de toute façon. Elle va vendre la boutique. En réalité elle l’a déjà vendue. L’institut Valérie lui a fait une proposition. Au rabais bien sûr, mais une proposition sérieuse qu’elle ne peut pas mépriser. Murs et fonds. Il ne lui restera sur les bras que les pulls angora, qu’elle n’aura qu’à brader sur internet. Il n’y aura plus jamais d’autres comptes. Le petit panonceau « CLOSED » va passer au soleil, solitaire, emporté par l’été. et ça ne surprendra personne, ne manquera à personne. Peut-être qu’on arrachera le mimosa qui fissure le mur. Et qu’on recrépira.
Tout à neuf.
Mais elle, qu’est-ce qu’elle va faire ? S’inscrire à Pôle-emploi ? On dit qu’on ne trouve plus rien à son âge. Que c’est la crise la crise la crise. Si seulement elle avait eu des enfants, avec Boris, avant d’être trop vieille. Mais il avait toujours refusé. La liberté, le manque d’argent… il en disait des bêtises, Boris. Il lui avait pris aussi cela. Tous ces enfants qu’elle n’aurait plus. Elle en aurait eu… au moins quatre. Oui, pourquoi pas ? Quatre… et puis, qu’est-ce qu’elle ferait, maintenant, avec des enfants, sans compagnon, sans argent ?
On ne peut pas retrouver de travail à quarante-cinq ans ? Et retrouver un homme, donc, est-ce qu’on peut ? Elle a l’air jeune pourtant, non ? Au moins elle sait se maquiller et se coiffer. S’habiller, se parfumer. Faire illusion. Quand elle ne pleure pas. Il ne faut pas pleurer. Il ne faut pas fumer. Il ne faut pas fumer en pleurant. Le tabac, ça vieillit la peau. Et les larmes aussi.
C’est idiot. Elle n’aime ni le goût des larmes ni l’odeur des cigarettes, d’ailleurs. Ce qu’elle aime, c’est juste l’abandon des pleurs. Et l’envol de la fumée. Cette façon que la fumée a de nous dire, en s’enroulant dans ses volutes avant de disparaître : « Tant pis, tant pis, tout passe et tout se lasse et ce n’est rien du tout… » La fumée. Elle aime beaucoup regarder la fumée s’élever, tournoyer, s’enrouler comme une larme, disparaître.
Et puis, qu’est-ce qui lui prend, elle se met à fouiller la corbeille, extrait une poignée de cartes. Au milieu des bristols « Mademoiselle Callista Beauté. Fidélité « , il est toujours là, ce message ridicule : « Mademoiselle Callista, je vous aime ». « Je vous aime ». On ne le lui a pas si souvent vraiment dit, après tout.
Entre ses doigts manucurés, elle tient la petite carte. « Mademoiselle Callista, je vous aime. » Elle ferme les yeux. Elle repense au yacht échoué sur la plage. On va le remettre à flot. Dès demain. Sans doute, oui, l’océan acceptera de le reprendre. Où va-t-il s’en aller ? Elle ouvre à nouveau les yeux. « Mademoiselle Callista, je vous aime ». Elle repense à la tête blonde à demi chauve du jeune comptable, à ses yeux bleus timides, à son allure bizarre de vieil adolescent. Est-ce qu’on peut le savoir, où le bonheur se cache ? On ne peut rien savoir, et elle n’a plus envie d’aimer. Surtout un jeune vieux comptable. « Mademoiselle Callista… »
Les mots montent vers elle, ils ont l’odeur fade et un peu écœurante des mimosas dans un jardin d’avant.
Qu’est-ce qu’il dirait, le vieil homme de tout à l’heure, s’il était là pour la voir, comme une idiote, avec sa carte de fidélité et son bouquet de mimosas ? Comment est-ce qu’il s’appelait déjà, celui-là ? Hermès ? C’était bien ce nom qu’il avait donné ? Hermès… il était vraiment fou, celui-là, un clochard, certainement. Complètement cinglé. Hermès.
Elle a bien fait, au fond, de ne pas le faire abattre, ce grand mimosa qui fissure la façade. Elle aime tant le parfum des mimosas. Et on vient de lui faire une déclaration. C’est idiot c’est idiot c’est idiot tout cela c’est idiot
mais, c’est idiot, elle n’a plus envie de pleurer.
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On voudrait de ton son cœur, tout au long de l’histoire, que mademoiselle Callista prenne enfin conscience que l’essentiel dans la vie ne tient pas dans la colonne de la TVA, pas plus que dans les foulards de luxe (passage très drôle). On voudrait qu’elle embarque dès le lendemain sur le Téthys, on voudrait qu’elle écoute Hermès, on voudrait qu’elle retrouve son amoureux transi, on voudrait qu’elle vive, enfin!
Une belle histoire entre réalité et rêve.
Peut-être qu’elle y arrivera. Au lecteur de décider maintenant.
Bonsoir Carole…. Des gens et des vies, on soupire pour l’une, on sourit pour l’autre, mais oui à la quarantaine on peut retrouver le tout, travail, homme, faut-il le vouloir…. merci, JB
C’est cela, il faut souvent réapprendre à vouloir.
ET HOP!!!
Un nouveau chef d’oeuvre!
Dois-je avouer que j’en ai gardé les larmes aux yeux tout au long?
MERCI! MERCI! MERCI!
C’est moi qui vous remercie, Georges.
Impression bizarre. Peut-être fausse ?
Voilà une nouvelle qui semblerait s’acheminer vers moins de noirceur que tant d’autres …
Voilà une nouvelle dans laquelle point une lueur d’espoir …
Mais c’est à vous d’imaginer la suite, pas à moi. Moi, j’ai fini mon travail.
C’est vrai, chacun y voit ce qu’il projette de ses propres pensées, de ses rêves avortés ou de ses espoirs. Pour ma part, je veux croire qu’elle retrouvera le goût de vivre, d’y croire, parce que rien ne dure jamais, même pas les galères !
Merci Carole pour ce très beau texte, comme d’habitude.
Grise et triste, souvent la vie. Vos mots la décrive bien. Beau texte.
23 mars 2015…
Le temps remonte à toute vitesse.
Pourquoi ai-je reçu la newsletter ?
Mais c’était bien, si bien, de te lire… de penser, de rêver.
Une page se tourne, une autre s’écrit.
J’espère qu’elle sera heureuse.
Passe une douce journée.
T’en fais pas, c’est moi qui débloque… j’étais déjà ailleurs, dans un futur où je lirais aujourd’hui comme un hier heureux.
Cela me plaît, Quichottine, d’être lue comme cela, entre passé et futur. Que le récit suspende un moment le temps, je n’en demande pas plus.
Alors merci !
une histoire avec ses moments de joie, de peine, de recherche qui montre bien que la vie n’est pas facile surtout quand on tient une boutique à son compte
Une belle approche de la vie à cet âge où tout est encore possible mais les illusions ont disparu. Pas toutes mais on constate, on espère, incrédule, et on se dit que la dernière partie se joue, qu’il faut la gagner! un beau cheminement de la pensée!
J’aime ta façon de faire apparaitre des messagers, des génies…, des anges….
La nouvelle pointe vers une sorte de « Ainsi va la vie..next »…pas forcément optimiste mais pas résignée non plus…
un si beau texte et on aimerait qu’il se termine de manière un peu plus positive. Bizzz des Caphys
Je crois qu’en fait il ne se termine pas. Merci, les Caphys.
C’est vrai que c’est bien agréable de pouvoir rêver à une suite plus heureuse.
J’aime tout particulièrement ces mots: « Et l’envol de la fumée. Cette façon que la fumée a de nous dire, en s’enroulant dans ses volutes avant de disparaître : « Tant pis, tant pis, tout passe et tout se lasse et ce n’est rien du tout… »