Pépé, je ne l’ai vu qu’une fois.
J’avais six ans, sept ans peut-être.
C’était un jour d’été. Mes grands-parents m’avaient emmenée avec eux à Jargeau – pourquoi moi, seule de tous leurs petits-enfants ? parce que j’étais l’aînée, probablement – Il s’agissait de rendre visite à mes arrière-grands-parents. Des inconnus qu’on appelait bizarrement « pépé » et « mémé », sans doute parce qu’ils étaient très vieux.
Le voyage avait été long, ennuyeux, poussiéreux. On était parti tôt le matin. On avait attendu à Orléans, puis on avait emprunté un vieux train à vapeur, l’un des derniers peut-être, qui nous avait déposés, fatigués et charbonnés de suie, dans l’une de ces petites gares de village sur les parois desquelles se lisaient ces mots aussi simples que prophétiques : « Entrée Salle d’attente Hommes Dames Sortie ». Il y avait eu encore un trajet en autocar, puis une marche au soleil, dans des rues lentes où les regards glissés par la fente des volets découpaient nos visages avec la netteté d’un scalpel, pour les placer dans l’album mental des voyageurs connus – ou inconnus.
Enfin nous étions entrés dans la maisonnette. On m’avait servi de la limonade, et ç’avait été bon et réconfortant de respirer les mêmes odeurs de confitures, de fleurs fraîches et de linge repassé que dans l’appartement de ma grand-mère à Montluçon. Une horloge de bois sombre battait l’air attiédi – tic et tac, toc toc tchoc – comme une mouche lasse se heurtant aux plafonds.
« Elle a les yeux bistrés de pépé… » avait finalement dit mémé d’un air approbateur, après m’avoir longuement observée. « Bistrés » ? « Bistré », c’était un mot que je n’avais encore jamais entendu, une particularité étrange que je ne me connaissais pas. J’avais toujours cru avoir les yeux bleus, jusqu’alors. Des yeux lavés aux pluies de mon village, des yeux très ordinaires et de la teinte exacte des ardoises sur les toits de chez moi. Ce n’est que plus tard, devant le grand miroir bordé d’or qui trônait sur la commode d’acajou, dans la chambre de mes parents, que j’ai compris ce que mémé avait voulu dire : j’étais bien, en effet, de toute la famille, la seule à avoir les yeux cernés de ce brun grisâtre que les peintres appellent bistre. La seule à avoir, pour encadrer mes prunelles bleues d’ici, ces cernes bruns venus d’ailleurs. Comme pépé ?
Nous nous étions levés, nous avions traversé une basse-cour, un potager fleuri, ou un jardin bordé de clapiers, je ne sais plus, et nous étions allés saluer, dans une autre maisonnette, une jeune femme très brune et pourtant nommée Blanche, entourée d’enfants silencieux. Je me souviens qu’il y avait parmi eux un garçon, de mon âge à peu près, qui s’appelait, mystérieusement, Yorick.
Il me semble bien que ce n’est qu’ensuite, un bon moment plus tard, qu’on m’a menée voir pépé. Peut-être lui fallait-il se préparer, peut-être était-il déjà malade, puisqu’il est mort, je crois, très peu de temps après, ou peut-être est-ce simplement ma mémoire qui me trompe, ayant si bien détaché de l’ensemble la visite à pépé qu’elle lui semble n’avoir pu avoir lieu qu’après de longs préliminaires, isolée dans son cadre, comme un tableau.
Ma grand-mère s’était avancée la première dans la chambre, suivie de mon grand-père qui me tenait fermement par la main.
—Viens embrasser pépé, a dit ma grand-mère. Je me suis approchée, terrifiée. Car le vieil homme qui se tenait devant moi, assis sur un grand lit de merisier, avait, en guise de jambes, deux pattes vides de pantalon coupées à la hauteur de ses cuisses absentes. L’un de ses yeux était fermé. De l’autre, il me souriait doucement, et j’ai posé sur sa joue brune un baiser qui tremblait. Pas de jambes pas de jambes pas de jambes.
Ensuite, nous nous sommes tous assis pour bavarder avec pépé. C’était si simple, au fond. Pépé n’avait qu’un oeil. Pépé n’avait pas de jambes. Pépé vivait assis, le dos calé contre de grands oreillers, sur son grand lit de merisier. Mais pépé était pépé, un homme affable et gai. C’était si simple. C’était si effroyable.
Sans doute avons-nous mangé tous ensemble. Sans doute avons-nous pris le café. Sans doute pépé est-il venu à table, appuyé sur ses béquilles, pour prendre part au festin préparé par mémé. Sans doute a-t-il plaisanté avec tous, bavardé avec moi. Sans doute avons-nous été, cet après-midi-là, une famille comme les autres, dans une maison pauvre mais joyeuse. Je ne me souviens plus de rien. Je ne me souviens que de pépé assis sans jambes sur son lit, avec son oeil fermé. Pas de jambes pas de jambes pas de jambes…
L’après-midi, nous avons repris le train.
Toc et toc, toc et toc, dit le wagon. Ne pas se pencher au-dehors. Tchoc tchoc et choc, dit la loco.
Ce n’est qu’au bout d’un moment que j’ai enfin osé interroger mes grands-parents.
—Il n’a pas de jambes, pépé ? Pourquoi il n’a pas de jambes ?
—Il les a perdues à la guerre.
—Les DEUX jambes, à la guerre ?
—Oui, à la guerre, tu sais qu’il y a eu une grande guerre… il a perdu ses jambes là-bas, dans la Marne.
La Marne ? qu’est-ce que c’était, la Marne ? un marécage probablement, où l’on s’engloutissait, dont on ne ressortait qu’après avoir laissé ses jambes dans la boue qui les dévorait.
Toc et toc, toc et toc, dit le wagon. Ne pas se pencher au-dehors. Tchoc tchoc et choc, dit la loco.
—Et son oeil, pourquoi il est fermé ?
—C’est la guerre, il l’a perdu aussi à la guerre…
—Et pourquoi il n’a pas de fauteuil roulant, pépé ?
—C’est cher un fauteuil roulant. Et puis la maison est toute petite. Ce ne serait pas facile. Il a ses béquilles.
—Mais pourquoi il reste sur son lit alors ?
—Il est mieux.
—Sur son lit, tout le temps ?
—Il bricole, il réfléchit, il est bien.
Toc et toc, toc et toc, dit le wagon. Ne pas se pencher au-dehors. Tchoc tchoc et choc, dit la loco.
Une enfant sage ne pose jamais trop de questions. Tais-toi et dors, nous serons si vite arrivés à la maison au grand soleil au clair pays de ceux qui marchent de ceux qui vivent de ceux qui courent. Toc tchoc choc ne te penche jamais au-dehors, tu t’endors tout s’endort.
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Je n’ai vu pépé qu’une fois. Pourtant je l’ai souvent revu. Chaque jour je l’ai revu, après sa mort je l’ai revu, sans fin je l’ai revu, je le revois encore, dans son pantalon sans jambes, assis souriant à son lit, un oeil fermé sur la guerre, et l’autre ouvert sur moi, qui vivrais après lui.
Souvent, je m’efforçais de rester comme lui immobile sur mon lit, une heure, deux heures, « pour savoir ». Je m’entraînais, courageusement, méthodiquement, comme on s’entraîne au combat – ou au martyr – mais je ne résistais jamais plus d’une heure. Alors je me mettais à pleurer, me souvenant avec épouvante que lui, il devait tenir ainsi des jours, des mois, des années, qu’il n’avait pas de jambes pas de jambes pas de jambes.
Plus tard, j’en ai appris un peu plus long sur lui.
J’ai su par exemple qu’en réalité il n’avait pas tout à fait perdu ses jambes à la guerre. A la bataille de la Marne il avait été grièvement blessé aux jambes par des éclats d’obus, et il avait reçu dans le crâne un coup si violent qu’on l’avait laissé pour mort, et que les infirmiers qui l’avaient ramassé l’avaient jeté parmi les cadavres – comme le colonel Chabert de Balzac. Par miracle il avait repris conscience, s’était extrait du monceau des morts. Il avait finalement pu être soigné à l’hôpital. Là, on ne lui avait pas évité l’énucléation, mais on lui avait sauvé, à grand renfort de gnôle, ses deux jambes criblées.
Pendant ce temps, mon arrière-grand-mère avait reçu la nouvelle de sa mort.
Un matin, elle vit s’avancer, sur le petit chemin bordé d’églantines et de blanches épines qui menait à la maison qu’ils habitaient alors, un soldat qui boitait. Il avait le teint blême et terreux, et l’ardente vigueur de tous ceux qui reviennent. Il boitait lourdement, et pourtant il avait l’allure souple et légère des tout petits enfants qui commencent à marcher. Il avançait sans hâte, empesé de souffrance, mais il avait l’air de courir, et il regardait fixement mon arrière-grand-mère habillée de noir, de son grand oeil unique et toujours bistré. Elle s’évanouit à l’instant où il l’embrassa.
Ensuite mon arrière-grand-père avait commencé à boire. On l’avait tellement abruti d’eau de vie, quand il fallait avancer pour mourir sous la pluie des obus. Il avait si longtemps attendu sous son grand tas de morts. Et la chair lacérée de ses jambes, encore emplie de la boue de là-bas, le faisait tant souffrir, qu’il ne pouvait plus, ne pouvait plus du tout s’empêcher de boire, de boire, encore et encore, de boire et de reboire le peu de vie qui lui restait, et tout l’amour qu’il avait reçu en partage.
Excédée, mon arrière-grand-mère l’avait mis à la porte, et elle avait demandé le divorce. Elle s’était remariée peu de temps après. Son nouvel époux, qui avait lui aussi fait la guerre, était presque aussitôt devenu fou et on avait dû l’interner.
De cette guerre, nul ne pouvait revenir que tout chargé de morts, voyez-vous. Mais ma pauvre arrière-grand-mère n’était jamais montée au front, jambes de coton et estomac gorgé de gnôle. Elle ne le savait pas.
Pépé quant à lui avait continué à boire, à boire, à boire comme un fleuve égaré toute sa guerre, toute sa mort, toute la solitude qu’il avait en partage.
Ses plaies s’étaient peu à peu enflées et gangrenées. Il avait fallu – toc et tchoc choc choc pas le choix pas le choix – l’amputer des deux jambes.
Mémé était venue le chercher à l’hôpital – elle vivait seule de nouveau, et il fallait bien, n’est-ce pas, quelqu’un pour prendre soin de l’infirme ? Ils avaient vécu ensemble, ensuite, toujours unis et toujours divorcés, jusqu’à la fin.
Je sais d’autres choses encore. Par exemple qu’on versait à pépé pour son oeil, et seulement pour son oeil, une pension de 1960 francs annuels. 1960 francs, pour solde de tout compte.
Et rien pour l’alcoolisme, et rien pour les jambes sciées et rien pour le grand tas des morts, et rien pour le divorce et rien pour la détresse. Rien pour la vie immobile sur l’humble lit de merisier.
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Qu’est-ce que je sais, encore, de pépé ? Pas grand chose, évidemment. Mais tout de même je sais qu’on l’a porté en terre dans un cercueil de sa taille – je veux dire de sa taille véritable, de la taille qui lui revenait, celle dont la scie l’avait privé. Pour que le corps ne ballotte pas dans le cercueil à demi vide, on l’avait rembourré de paille. De paille, oui. Est-ce qu’on pouvait faire autrement ? Pas de velours pour les pauvres, pas de coussins moelleux, c’est comme ça. On les couche dans la paille avant de les porter dans la terre et voilà c’est ainsi, et peut-être après tout que la paille est plus douce que tous les velours de ce monde aux vieux os des soldats couchés dans leur dernière tranchée.
Et puis cela aussi, je le sais : il avait été un enfant naturel. Le fils d’une lingère. Il était devenu bûcheron, manouvrier, homme de tout, enfant de rien, lui dont l’instituteur voulait faire un instituteur.
Pour sa mère qui le détestait et qui l’insultait, il avait bâti, seul, une petite maison de bois et de parpaings, qu’on avait plus tard vendue aux enchères dans l’étude même du notaire de Châteauneuf qui avait renvoyé de sa maison sa mère enceinte. Le notaire de Châteauneuf… il y a un roman de Simenon qui porte ce titre. Mais la vie de pépé n’était pas un roman. Juste une tragédie, sans personne au parterre pour applaudir et pour pleurer.
Et cependant il portait l’un des noms d’Hercule : Alcide. Rien de plus juste au reste, puisqu’il avait subi les douze mille travaux de la misère humaine. Et qu’il avait porté sans s’écrouler tout à fait sa vie chargée de maux, comme l’autre avait soulevé le monde, à la place d’Atlas.
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J’ai hérité un objet de pépé. Rien qu’un. Son lit.
Un jour, mes grands-parents, apprenant que je déménageais, jeune salariée débutante et désargentée, dans un appartement vide, m’ont apporté le lit, qu’ils avaient ramené de Jargeau, après la mort de mémé.
Je l’ai toujours chez moi, le grand lit de pépé. Chaque fois que je le regarde, je me souviens de lui, assis là immobile, doux et patient dans son demi-corps d’homme. De son oeil droit fermé sur cette guerre qui faisait toujours rage en lui, de son oeil gauche bistré comme le mien, ouvert sur le petit enfant qui s’avançait vers lui.
Des yeux bistrés. Et un vieux lit de merisier. C’est ce qu’on appelle un riche héritage, il me semble.
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Emouvant récit d’un pépé qui l’est tout autant… je n’ai pas de souvenir de mes arrières, mais de certains grand-oncle et tante si, car ils vécurent plus longtemps… merci Carole !
Oui, il est rare de connaître ses arrière-grands-parents, mais j’ai eu la chance de rencontrer, sinon de connaître, plusieurs d’entre eux.
Tu m’as beaucoup émue avec ce récit… Il y aurait tant à dire et je vais me taire pour garder les mots en moi.
Merci, Carole.
Passe une douce journée.
Tant à dire. Mais moi non plus je n’ai jamais rien dit à pépé, ou si peu.
Beau et bouleversant ce récit que j’ai lu plusieurs fois, vu à hauteur de ton regard d’enfant. Ces mots répétés qui scandent l’horreur et la douleur obsèdent et donnent toute leur force à l’évocation des dégâts causés par les guerres et à l’affection que tu portes à cet arrière-grand-père venu de si loin…
Bel héritage et beau symbole, oui, ces yeux bistrés qu’à ton tour tu transmettras certainement à quelques uns parmi ceux qui te suivront.
Pour l’instant, je ne les ai transmis à personne. Mais qui sait ?
Tous ceux qui sont revenus de la »Grande Guerre » ont gardé dans leur chair mais surtout dans leurs mémoires et les cœurs des traces indélébiles…Plus rien ne fut pareil après ce déluge d’horreurs où ils sont tous « morts » ,ton histoire en est un bouleversant témoignage
Je voulais insister en effet sur ces blessures de l’âme, si profondes, même si celles du corps étaient plus spectaculaires.
Le sait-elle, en est-elle consciente, oui, sans nul doute, qu’il est bien plus important que ses yeux et un vieux lit son héritage …
Un si riche héritage…
un récit bien émouvant et il ‘est pas le seul à être revenu comme cela mais pour une enfant c’est un dur spectacle si on peut appeler ça spectacle que de voir un homme affligé de la sorte et ce que tu as de lui c’est un bon souvenir qui a beaucoup de valeur sentimentale
Un souvenir inoubliable. Je ne sais pas si c’est un « bon » souvenir, mais c’est un souvenir fondateur.
Comme tu dis bien la vie brisée mais le tendre sourire qui survit malgré les souffrances. Comme ton regard d’enfant est pur et pourtant si lucide. Comme tes mots vont bien au-delà des mots. Comme ton histoire est émouvante…
Merci Cathycat. J’ai essayé en effet de restituer mon regard d’alors.
terrible récit, très émouvant. Plus jamais ça ? et cependant, toujours, toujours ça partout sur cette planète qui n’est qu’une plaie purulente…
Une plaie, oui, et inguérissable.
Texte magnifique.
« Les bandits qui sont causes des guerres, eux, ne meurent jamais »
Non, puisqu’ils gouvernent, eux.
Finalement si, nous sommes là « pour applaudir et pour pleurer »…
Oui, finalement, il y a toujours quelqu’un… Mais il ne le savait pas.
Vos textes m’enchantent. Ils sont comme des tableaux, Les mots s’ajoutent comme par touches jusqu’à constituer un tout émouvant, très fort. C’est admirable. « Il avait le teint blème et terreux, et l’ardente vigueur de tous ceux qui reviennent. «
Merci. C’est ce commentaire qui m’enchante, en fait. Merci encore.