Le maître venait de se mettre en route, dans le vent froid qui fouettait jusqu’au coeur son frêle corps humain, le laissant comme nu dans ses os délavés.
On l’avait appelé « Bashô », le maître du Bananier, parce qu’il s’était installé, après s’être engagé sur la voie de la poésie et avoir abandonné les honneurs du palais et les prérogatives des samouraïs, dans une humble cabane, plus pauvre que la plus pauvre cabane du plus pauvre des paysans, devant laquelle un disciple avait planté un bananier, pour le nourrir et l’ombrager. Mais un jour la cabane avait brûlé avec le bananier. Le maître avait longuement contemplé les cendres de ses dernières possessions terrestres. Il avait compris qu’il lui fallait reprendre, vieilli, et plus léger encore, la dure voie de poésie, jusqu’à ce terme de perfection qu’il n’avait fait jusque-là qu’entrevoir, et il était parti pour un voyage de mille lieues vers son pays natal, sans bagages, à travers les montagnes, dans le mauvais temps de l’automne qui deviendrait bientôt l’atroce froid d’hiver, avec pour seul compagnon le fidèle Chiri, le meilleur, le plus doux, et le plus réfléchi de ses élèves.
Il pleuvait dru, le chemin s’égarait en lacets, le maître courbait le dos sous ses habits trempés, le vent le battait jusqu’aux os comme un instituteur cruel aurait battu son écolier, et la cime du Fuji-san se perdait tout là-haut, roche grise et informe posée sur le flot noir des nuages de pluie.
Bientôt ils longèrent la Fujigawa, la belle rivière profonde et large comme un lac qui coule au pied du volcan. Une bataille étrange avait eu lieu là jadis, raconta le maître, une bataille sans combats et sans morts, remportée par un vol de grues sauvages. Ce devait être vrai, pensa Chiri, car le vent s’était apaisé. Un doux soleil d’automne égouttait maintenant sur les arbres son pinceau trempé d’or, tandis que le Fuji-san dégageait lentement de sa gangue de nuages sa crête de diamant.
La cime se découpait enfin, nette et blanche sur le ciel allégé. Pure, lumineuse et parfaite. Haute et lointaine, et si proche pourtant, semblable au But. Des singes s’appelaient dans les arbres roussis qui s’étageaient sur la rive. Le maître fit remarquer qu’ils s’exprimaient avec joie et sagesse, dans une langue inconnue qu’on comprenait pourtant sans peine. Il noterait cela, plus tard…
Soudain les chevaux se cabrèrent et hennirent, frémissants. Sur le chemin boueux rampait un très petit garçon. Il était entièrement nu et horriblement sale. Il se traînait à grand peine sur ses bras amaigris en criant pitoyablement. Il paraissait avoir deux ans peut-être, et tout son être misérable exprimait la détresse et la faim.
Chiri avait déjà sauté de sa monture. Il avait aussitôt relevé l’enfant, qui n’en criait que plus fort.
—Paix ! Comment t’appelles-tu, petit, pourquoi cries-tu ainsi ? Et que fais-tu tout seul sur ce chemin ?
Mais l’enfant ne comprenait pas. Il ne savait que pleurer et crier.
—Moineau tombé… le nid là-haut… tu l’appelles vainement…
—C’est un enfant abandonné, maître. Il y a eu la famine, ici au printemps, je l’ai entendu dire, une horrible famine, bien des parents sont morts, laissant des orphelins que personne n’a pris la peine d’adopter, au milieu de tant de misères. D’autres ont préféré abandonner leurs enfants plutôt que de les voir dépérir sous leurs yeux. Ce sont des choses affreuses qu’on a racontées partout. Il se pourrait aussi que des brigands soient passés, ils auront assassiné le père et la mère pour piller la misérable hutte, et lui, pauvre petit, ils n’ont pas cru nécessaire de le tuer, ils l’ont laissé s’enfuir.
—Ses parents épuisés ont fui dans la mort les tempêtes effroyables qui les ballottaient dans ce monde flottant, les voilà délivrés, et lui reste livré à son sort… Mais cela pourrait aussi bien être un enfant perdu… Un mal aimé qu’on battait, et qui s’est échappé, trompé par son espoir, espérant un sort meilleur ?
—Non, maître, il est si petit, c’est impossible. C’est un enfant abandonné, j’en suis sûr, et même un enfant abandonné depuis longtemps… voyez comme il est maigre, il y a des jours qu’il n’a rien mangé. Il a eu le temps de désapprendre la marche et la parole, mais les singes lui ont déjà appris à mendier. Voyez comme il tend ses mains minuscules.
Le maître considéra l’enfant qui tordait en effet ses mains comme un jeune singe, et qui pleurait toujours, de faim, de solitude, et de son grand désir d’être sauvé.
Le maître regarda longtemps l’enfant. Puis il fouilla dans sa manche, et il en retira une galette de riz humide, qu’il jeta sur le chemin. La dernière, pensa Chiri. Celle qui aurait pu les nourrir chichement tous deux, ce soir, à la halte.
L’enfant se jeta sur l’offrande comme un singe affamé. Chiri se mit à rire, heureux. Le maître, immobile, regarda sans rien dire l’enfant qui réclamait encore, tendant de nouveau ses doigts maigres, puis il piqua son cheval, et il reprit sa route, sans se retourner.
Cependant Chiri était resté sur le chemin, accroupi, à bercer dans ses bras, doucement, sans dégoût, l’enfant crasseux qui s’apaisait.
Le maître s’éloignait toujours. Pourquoi s’en allait-il si vite ? Bientôt il allait tout à fait disparaître sur le chemin sinueux qui suivait la rivière… et lui, Chiri, devait accompagner le maître…
Chiri laissa l’enfant, remonta sur son cheval en hâte. Derrière lui l’enfant hurlait et rampait dans la boue. Chiri lui fit un signe de la main, et pressa davantage son cheval. L’enfant hurlait toujours, sans comprendre, trahi.
—Il est d’une maigreur effroyable, maître, et le froid est déjà très vif, il va mourir, si personne ne lui vient en aide. Nous devrions le prendre avec nous. Nous le confierions plus loin à des moines, ou à une paysanne, ou bien nous le garderions, pour l’éduquer et en faire un disciple…
—Ne passe-t-il pas ici d’autres voyageurs, Chiri ?
—Maître, c’est nous que l’enfant a appelés quand nous passions.
—Dis-moi, Chiri, cet enfant si maigre, combien pèse-t-il encore ?
—Le poids d’un moineau d’hiver, maître, tout au plus.
—Le poids d’un moineau d’hiver, soit, et encore tout le poids de notre pitié, de nos efforts pour le faire vivre, de notre amour à venir.
—C’est si léger, maître, tout cela.
—Nous sommes partis sans bagages, Chiri, absolument sans bagages, et voilà que maintenant tu veux nous charger d’un enfant ? La voie de poésie est une voie humaine, qui exige du poète qu’il aime les humains et qu’il leur offre sa pitié. J’ai donné à cet enfant ma pitié, et il a reçu ma dernière galette de riz. Je lui donnerai encore un poème, tout à l’heure. Mais la voie de poésie est aussi, sache-le, une voie surhumaine, qui exige du poète qu’il se fasse aussi dur et résolu qu’un sabre de samouraï, qu’il ne se laisse entraver par rien, qu’il marche comme un conquérant, seul et obstiné, vers la perfection de son art. Regarde le Fuji : il prête ses pentes boueuses et généreuses aux pauvres paysans qui le cultivent, mais sa pointe lumineuse et parfaite, toute tendue vers le ciel, n’est-elle pas inaccessible et glacée ?
—Cependant, maître, nous avons rencontré sur le chemin cet enfant innocent, en danger de mourir. Il me semble que notre route en a été changée, quand bien même il s’agirait de la voie de poésie, qu’elle ne peut plus être la même…
—Tu ne comprends donc pas, Chiri ? Cet enfant… est-il seulement un enfant ? Il est bien plus qu’un enfant… il est une épreuve, il est l’épreuve. Il a surgi sur le chemin alors que nous venions de prendre la route, n’est-ce pas ? Il en va ainsi, au début de tout voyage, au premier carrefour, il faut choisir.
J’ai d’abord éprouvé une intense pitié, et j’ai donné à l’enfant ma dernière nourriture. Puis j’ai repris la route, et je me suis d’abord méprisé, pour ne pas avoir pris avec moi cet enfant qui avait besoin d’aide. Pitié et mépris de moi-même étaient deux stations sur ma voie. L’une était douce, et l’autre était bien rude. Mais toutes deux ont raffermi mon coeur dans sa résolution, j’ai pensé que j’étais poète et que je devais atteindre le terme de ma voie, et que rien d’autre ne comptait. Alors j’ai poursuivi ma route, sans me détourner, laissant à d’autres le soin de s’occuper de l’enfant. Si j’avais pris l’enfant en selle, comme tu me le demandes, c’est lui qui nous aurait conduits capricieusement, et non plus le voyage, il nous aurait fallu prendre des chemins imprévus, faire maints détours pour trouver cette nourriture qui nous manque, et qu’il aurait fallu lui procurer, et chercher ensuite on ne sait où un gîte pour la nuit. Et puis nous l’aurions lavé et habillé, nous aurions joué avec lui, nous lui aurions parlé, nous aurions commencé à l’aimer… ensuite nous aurions rencontré un autre enfant peut-être, qu’il nous aurait fallu prendre en croupe lui aussi, et tant d’autres, tant d’autres détresses nous auraient arrêtés sans fin, détournés de la voie… car ce monde flottant est un monde de misères, tu le sais bien, Chiri, un monde de misères où la mort seule est bienveillante, ainsi en a décidé le destin, et les poètes n’y pourront jamais rien changer.
Mais vois-tu, Chiri, quoi qu’il soit arrivé ensuite, si je t’avais écouté, j’en aurais à coup sûr oublié de prendre mon pinceau, ce soir, pour tracer les caractères du poème que l’enfant vient de m’inspirer. Réfléchis à tout cela, et demande-toi, devant le Fuji-san aussi pur qu’un diamant, ce qui mérite d’être choisi : ce pauvre être rampant, pris dans le flot boueux de ce monde imparfait, qui nous a un moment arrêtés, ou le poème parfait que j’ai composé dans mon âme, à l’instant même où j’ai quitté l’enfant, ce haïku que je noterai ce soir à la halte, et qui nous survivra cent ans, mille ans, deux mille ans peut-être ?
—Maître, je ne sais pas ce que vous voulez dire, mais que peut valoir la voie de poésie, si elle ne se mêle pas sans hésiter, sans rien peser, à la voie d’amour, de charité et de pitié ?
—Ce que vaudra le poème, Chiri.
Ils voyagèrent longtemps, l’un derrière l’autre, préoccupés et silencieux. L’enfant était loin maintenant, si loin qu’on ne pouvait plus l’entendre. Pourtant, ses cris accompagnaient toujours les voyageurs, dans le silence de leur marche.
Quand ils firent halte, au soir, le maître sortit son écritoire et, sans hésiter un instant, de son pinceau aiguisé et rapide, il posa sur la soie ce poème :
L’homme écoute les singes :
Et l’enfant qui va
Dans le vent d’automne ?
Chiri admira la beauté qu’avait su conférer à la détresse de l’enfant l’art parfait du poète, et il prit aussitôt copie du poème. Mais tandis que son pinceau traçait sur le rouleau de soie les caractères rapides et fins comme de l’herbe, il entendit de nouveau les cris du petit être abandonné. C’étaient des cris aigus et bouleversants, qui lui vrillaient le coeur, des cris si aigus qu’ils paraissaient capables de déchirer la belle soie tendue de son rouleau. Des cris si forts et si atroces qu’il lui semblait même maintenant qu’il n’y avait pas qu’un enfant, là-bas, mais une foule d’enfants misérables et rampant dans la boue, qui hurlaient de faim et de désespoir et qui l’attendaient, et pas seulement sur la route de la rivière qu’ils avaient longée tout à l’heure, mais dans tout ce pays que la famine et les brigands avaient ravagé, et bien au-delà encore…
Il relut le poème du maître, le roula, le noua, et le rangea bien à l’abri dans sa manche. C’était un texte énigmatique et beau, qui lui semblait résumer tout ce que le maître lui avait appris, il ne voulait pas courir le risque d’en oublier un jour les vers si précieux.
Le soir même il se sépara du maître et rebroussa chemin, pour s’en aller, ombre crépusculaire qu’effaceraient bientôt les ans, dans la direction d’où lui semblaient venir les cris.
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.Note : Je me suis librement inspirée, pour écrire ce récit, d’une anecdote relatée par le poète japonais Bashô dans les Notes qu’il a consacrées à son premier voyage, Nozarashi kiko :
http://www.sunypress.edu/pdf/61100.pdf
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Merci Carole… Bashô je connais très peu, seulement en haïku…. excellente page d’écriture que voici….
Le maître du haîku.
C’est très étrange : après avoir lu votre texte et parcouru celui qui l’avait inspiré, j’ai éprouvé le besoin de contempler ce kakemono qui est là derrière moi (l’ami qui me l’avait offert était professeur de littérature française à l’université d’Osaka et s’était initié à l’art de la calligraphie). Vous restituez parfaitement à nos esprits européens les codes tellement stricts qui régissent le haïku : le chemin qui ne doit pas dévier d’un iota, l’art dur et exigeant du poème qui, tel la cime du mont, doit s’élancer haut et étinceler comme un diamant dans toute sa pureté froide. Tout un art qui nous est étranger : il faut choisir entre ce qui rampe et ce qui s’élance. Ce qui rampe représente l’épreuve un peu comme ces tentations dont le chemin du Christ était semé. Si réussie que soit la nouvelle, cette conception de la poésie, très éloignée de nos mentalités, laisse rêveur….
Excellente analyse. Il y a quelque chose d’inhumain dans toute recherche de perfection, c’est en effet (une part de) ce que je voulais dire.
L’exigence d’un chemin poétique :
ce chemin-ci
n’est emprunté par personne
ce soir d’automne
kono michi ya
yuku hito nashi ni
aki no kure
Très beau récit. Chiri devint-il malgré tout poète? un poète dont le sens de l’imperfection troublera mystérieusement nos coeurs? Je pense à la fameuse citation de Vincent Van Gogh » plus j’y réfléchis, plus je sens qu’il n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens »
Je ne peux pas répondre : je n’ai pas imaginé Chiri, mais j’ai imaginé ce choix qu’il faisait de quitter le maître pour l’enfant. En fait, le personnage disparaît entièrement dans les écrits de Bashô.
J’ai composé une fin ouverte, où Chiri emporte le poème du maître… Pour moi, oui, celui qui sait aimer, et aimer aussi ce qui « rampe », a déjà trouvé la voie de poésie, mais peut-il devenir un poète reconnu, cet être voué au don de soi et à l’humilité véritable ?
Cardamone exprime très précisément ce que je ressens avec les mots que je ne trouvais pas.
Et j’ai également aimé ton récit.