Alex suit les lignes du doigt, c’est comme ça qu’on fait pour lire sans se tromper. Et lire un journal… ah, c’est dur… ! En fait, c’est la première fois qu’il essaie de lire un journal, qu’il essaie vraiment, alors il a peur de se tromper, encore plus peur de se tromper que d’habitude. Il suit les mots du doigt, il va sans se presser, attentif à comprendre.
D’abord les lettres grasses et noires, en haut de la colonne de gauche…
« Lon-de-dres-Lon-dres-est-la-vi-lle, la ville-où vi-ve-nt-vi-vent, la ville où vivent le-plus-de-mi-milli-ar-milli-ar-dai-re-s-res... il y en a, des mots difficiles à lire, dans le journal… ! …la ville où vivent le plus de milli-ardaires-au-mon-de… » C’est dur, c’est sûr, de lire le journal, et lui, il n’est qu’Alex. Il sait bien qu’il ne peut pas tout comprendre, dans le journal, vu qu’il est un peu… disons… enfin… qu’il est juste un pensionnaire du Centre. Mais même quand on ne peut pas tout comprendre, on comprend beaucoup de choses. Par exemple des choses que les gens qui se croient malins parce qu’ils ne sont pas au Centre comprennent très mal.
De toute façon, lui, il s’accroche. Il y arrivera, à lire le journal, puisqu’il est arrivé à apprendre à lire. Tout le monde n’apprend pas à lire, au Centre. Lui, il a réussi parce qu’il est travailleur. Alors c’est sûr qu’il y arrivera, à comprendre ce qu’on dit dans le journal…
Tout de même, il se demande ce que c’est, exactement, un milli…un milli-ardaire… Il sait bien qu’un milli-ardaire, c’est quelqu’un qui a beaucoup de pièces, au moins un milli-ard de pièces d’un euro, et même plus… il le sait, parce que grand-mère Huguette le lui avait expliqué, quand elle était vivante et qu’elle jouait au loto… Mais il voudrait comprendre vraiment, se représenter exactement… Seulement, il faudrait déjà savoir ce que c’est qu’un milli… un milli-ard, et ça, un milli-ard, c’est tellement énorme qu’Alex n’arrive pas à l’imaginer… il ferme les yeux, il essaie de voir dans sa tête ce que ça pourrait être, un milli-ard… par exemple, un milli-ard de fleurs dans un pré… Puisque il sait compter aussi, moins bien que lire, mais un peu tout de même, il n’y a pas de raison qu’il n’y arrive pas, à comprendre ce que c’est qu’un milli-ard… Et quand il aura compris pour le milli-ard, alors il saura pour les milli-ardaires…
Tout le monde ne sait pas compter, au Centre. Lui, il sait déjà un peu… Il plisse le front pour réfléchir. Il va essayer avec ses doigts d’abord. Dix doigts, ça fait dix… Dix fleurs, c’est pareil… dix pièces, ça se comprend… il en a justement, des pièces, dans sa poche, et quand il les étale sur le sol, ça fait bien dix… Cent, c’est plus dur à saisir… de toute façon, il n’aura jamais cent pièces, dans sa poche… mais cent, il voit à peu près ce que ça pourrait donner… si tous les garçons de la classe réunissaient toutes les pièces qu’ils ont dans leurs poches, on arriverait sûrement à faire cent… Avec monsieur Brun, en classe, on a déjà compté cent doigts, par exemple… tous les garçons de la classe tendaient leurs dix doigts, et monsieur Brun a dit que ça faisait cent doigts… Par contre, pour imaginer ce que c’est qu’un milli… là, il faudrait se souvenir de mille… mille… qu’est-ce qu’il a dit, déjà, monsieur Brun, pour mille… ? Mille, Alex avait pourtant bien écouté… mais il avait déjà un peu mal à la tête au moment de mille… il faut dire qu’ils sont fatigants, les cours de monsieur Brun… il se souvient pourtant que monsieur Brun avait expliqué : « Mille fleurs dans un pré… » Hum… c’est difficile à voir, mille fleurs, ici. Il n’y a que deux tout petits rosiers dans le jardin du Centre… mais il a déjà mangé du miel mille fleurs, alors mille, en se concentrant, comme le recommande toujours monsieur Brun, il doit pouvoir arriver à comprendre, il se souvient de la photo sur l’étiquette du pot… mille fleurs… un paquet de petits points blancs sur la photo, tellement qu’on ne distingue plus très bien si ce sont des fleurs ou autre chose… des pièces par exemple… des pièces de milli-ardaires… ..
Bon… voilà pour mille, mais quand on a mille on n’est pas encore arrivé à un milli-ard, il faut encore se concentrer… Après mille, c’est cent mille, non ? ou alors, est-ce que c’est dix cent mille ? ou alors mille dix mille ? Cent dix cent mille plutôt… ah, il n’y arrive pas, Alex, il en a la tête qui tourne et le coeur qui bat, ça fait mal partout, d’imaginer cent dix cent mille, pas seulement à la tête, ça fait mal aux yeux aussi, et aux doigts qui voudraient compter mais qui ne peuvent plus… d’ailleurs c’est peut-être un milli-on, dix cent dix mille… un milli-on, monsieur Brun a expliqué aussi, pour un milli-on, mais là il avait vraiment trop mal à la tête… un milli-on, c’est au moins mille mille mille… non, c’est trop dur un milli-on, il n’a pas bien compris un milli-on… alors comment est-ce qu’il va faire pour comprendre un milli-ard…? Quand on pense qu’un milli-ard, c’est encore plus qu’un milli-on… il en est sûr parce qu’il a toujours très bien écouté les explications de monsieur Brun… même s’il ne comprenait plus parce qu’il avait trop mal à la tête… un milli-ard… un milli-ard… A quoi ça peut bien ressembler une prairie avec un milli-ard de fleurs ? Et un porte-monnaie avec un milli-ard de pièces…, qu’est-ce que ça peut être, comme genre de porte-monnaie ? un très très gros porte-monnaie, sûrement… en peau d’éléphant, peut-être… et même, non, pas seulement un très très gros, il en faut plus d’un, il en faut plusieurs très très gros pour un milli-ard de pièces…
Et comment on peut les transporter, tous ces porte-monnaies, avec toutes ces pièces dedans qui débordent ? Même un éléphant, ça ne peut pas suffire… Vraiment, on n’y comprend rien… ! Tiens, c’est trop bête, cette histoire : comment il peut faire, hein, le milli-ardaire, pour transporter même rien qu’un tout petit milli-ard de pièces d’un euro… ? et qu’est-ce qu’il s’achète, avec tout ça ? hein ? un milli-ard de pains aux raisins, un milli-ard de boules de glace, ou quoi ? Et pour les donner à qui, hein ? Parce que s’il les mange tout seul, eh bien…! Non, il en tomberait malade, il en mourrait, de manger ça tout seul, le milli-ardaire, c’est complètement idiot d’imaginer qu’il va les manger tout seul, ses glaces… On raconte des trucs incroyables, dans ces journaux que les adultes lisent, au Centre… c’est complètement idiot, cette histoire de milli-ards et de milli-ardaires…
Alex l’avait toujours soupçonné, mais maintenant, il commence à en être sûr : dans ces journaux que monsieur Grimaldi lit si attentivement quand il vient surveiller la cantine, on raconte n’importe quoi… des histoires de gens qui ont des milli-ards de pièces dans des porte-monnaies en peau d’éléphant et qui s’achètent des tonnes de glaces qu’ils mangent tout seuls tout seuls, jusqu’à tomber malades… c’est vraiment du grand n’importe quoi… grand-mère Huguette racontait bien des choses de ce genre, mais grand-mère Huguette, franchement, avec son loto, on la laissait dire, mais personne ne la croyait vraiment…
Tout de même, il est courageux, Alex, il veut s’instruire, il veut progresser, il poursuit sa lecture. Il a pris un vieux journal dans le tas des papiers à recycler, il s’est assis avec dans le jardin, et il s’accroche. Un jour, il arrivera à comprendre le journal aussi bien que monsieur Grimaldi qui est directeur et qui est abonné… Il continue l’article…
« Se-lon-le-journal, ça il sait le lire du premier coup, le journal, mais après, ça se complique vraiment… le journal Thé, thé… the, the… sun sun dayye… ti-ti-ti-mes... là, il a beau lire et relire, il n’y comprend rien rien rien, mais tant pis tant pis tant pis, il s’accroche il veut savoir il continue…
…Lon-dres… Lon-dres… ah, oui, Londres, il se souvient maintenant… c’est une ville, Londres, une ville en Angleterre… même qu’on prend le ferry-boîte pour y aller, il connaît un garçon qui s’appelle Paul et qui a pris le ferry-boîte pour aller en Angleterre, il a mangé une boule de glace à bord dans un salon tout en velours… rien qu’une, pas un milli-ard de boules de glace comme les milli-ardaires… une seule mais qui était exquise parce que c’était dans un salon tout en velours à l’intérieur de la boîte du ferry qui s’en allait à Londres… Londres-a-bri-te, abrite… 72 des 100…4… des 104 milli-ardaires du pa- du pa… du pa-y-s.… du pa-yyys... ça, il ne voit pas ce que ça veut dire, c’est encore un truc d’orthographe qu’il n’a pas compris, sûrement… Londres qui a-bri-te…. mais pourquoi est-ce qu’on doit les abriter, les milli-ardaires ? Ils ont froid là-bas ? ils sont exposés au vent à la pluie à la neige et au gel ou quoi ? Sûrement que c’est parce qu’ils n’arrivent pas à rentrer dans les maisons avec leurs porte-monnaies trop gros et trop lourds… ça fait tout écrouler, des porte-monnaies aussi gros et aussi lourds, on est obligé de les laisser dehors… ils sont bien punis, alors, les milli-ardaires, parce que dehors, en hiver, on n’est pas bien du tout, et on n’a plus envie de manger même une seule boule de glace… 72 des 104, qu’est-ce qu’ils veulent dire, les gens qui parlent dans le journal, 72 des 104 ça, c’est compliqué aussi… faudrait savoir s’ils sont 72 ou 104, les milli-ardaires… parce que 72 ou 104, ça doit tout de même pas être pareil, d’après ce qu’il en sait… à-Mos-Mos-cou- vi-vent-48 milli-ardaires… Mos-cou… qu’est-ce que c’est, Moscou ?… Et pourquoi ils ne sont plus que 48, maintenant, les milli-ardaires ?…
Newww-Newww-Newww Yo…Yor… oh, et puis zut, encore un y... Pa-ris, ah, ça, Paris, au moins, il connaît, il y est déjà allé avec grand-mère Huguette, même il a vu la Tour Eiffel et il a mangé une glace en l’air comme Paul dans la mer sur son ferry-boîte. Pa-ris-32-milli-ardaires… Ri-o…Rio… oh, zut, et zut… dire que ça continue, comme ça, une bonne trentaine de lignes… toute une liste, avec des noms d’endroits qu’il ne connaît pas, et des numéros, des numéros de milli-ardaires comme au loto…
Il en a marre, c’est trop dur, de lire le journal… c’est trop long, et puis c’est toujours la même chose… vivement la fin de l’article… D’ailleurs, qu’est-ce qui l’empêche d’aller directement à la fin ? Même monsieur Grimaldi, qui est le directeur, le fait… souvent, il l’a vu, lui Alex, en regardant le mouvement de ses yeux quand il lit le journal. Monsieur Grimaldi, quand il surveille la cantine en lisant son journal… ses yeux, ils font comme ça… vrrroupp, vers le bas, il l’a bien vu… parce que lui, Alex, il est peut-être un peu… mais au moins, les gens, il sait les observer… bien mieux que certains qui se croient malins parce qu’on ne les a pas envoyés au Centre…
… »la-plus-la plus- im-por-tante… importante… ban-que-a-li-men-tai-re-du-pa-du pa… du payyyys, encore ce mot en y…. il n’aime pas les y, Alex, les y, c’est des choses d’orthographe qui sont trop compliquées et qu’il apprendra plus tard… au Centre on a le temps, on n’est pas pressé, on peut laisser les y de côté et les reprendre plus tard quand on veut… par contre, banque alimentaire, là, il voit très bien… ça, il l’a appris depuis longtemps, il y allé avec grand-mère Huguette, et plus d’une fois…. la plus importante banque alimentaire du…du… pa… du pa… enfin zut… no-te-é-ga-le-ment-que-le-nom-bre-nombre-de per-so-nnes… personnes-a-yyyy… encore un y... pourquoi il y en a tellement partout, de ces y même pas jolis... a-yyy-ant-so-lli-ci-té…sollicité… solliciter, ça, il connaît, il l’a déjà écrit dans une lettre même. Oncle Momo lui avait fait un modèle et il a dû recopier plusieurs fois la lettre à cause des l qui venaient mal… je solilcite… je socili… je sollicite… sollicité-une-ai-de-aide-a-li-men-tai-re-alimentaire-d’ur-gen-ce… aide alimentaire d’urgence, ça aussi il connaît depuis longtemps, grand-mère Huguette allait tous les vendredis à la banque alimentaire chercher son aide d’urgence quand elle était encore vivante… a bon-di… a bondi… en-un-an-pour-a-a-ttein-atten-dre… a-tten-dre-le-nom-bre-de… de…900…13…913… 913 zérozérozéro… 913 zérozérozéro per-so-nnes- fin-mars.«
913 personnes qui attendent l’aide d’urgence, ça commence à faire du monde, là, vraiment… il essaie de se représenter… par exemple sur les branches du vieux chêne il doit y avoir 913 feuilles… bon… Mais… mais… 913 zérozérozéro… au fait, c’est énormément plus que 913 ! Ah oui, alors là, c’est énorme énorme énorme, 913 zérozérozéro personnes… Alors maintenant il va qu’il fasse un vrai effort, il va avoir mal à la tête mais il va y arriver, à se représenter ce que ça peut faire exactement, 913 zérozérozéro personnes qui attendent en bondissant devant les grilles du Secours… voyons… 913 zérozérozéro… c’est…913 multiplié par… oui, par mille ! par mille dix… par mille dix mille fois, quoi ! Il écarquille bien les yeux, mille chênes, il arrive à les voir… mille chênes, ça fait une forêt, une immense forêt de pauvres pauvres pauvres gens qui attendent en files, loin, très loin devant les grilles, et qui bondissent pour qu’on les voie…. et qui demandent de l’aide… de l’aide, de l’aide d’urgence, comme grand-mère Huguette avec son caddy dans la file du Secours… Alors 913 fois mille dix mille chênes, ça fait, ça fait… plusieurs forêts, plein de forêts, des forêts de forêts de forêts… toutes remplies de pauvres qui attendent, et qui bondissent… de plus en plus loin à l’horizon… de moins en moins haut…
C’est de la folie, ce qu’on lit dans le journal… Pourtant, il a bien lu, il est sûr, il suivait tout le temps avec son doigt, il n’a pas pu se tromper… il a bien tout compris… Bon, il vérifie tout de même… mais oui, c’est bien ça : 72, 104, 48 ou 24 milli-ardaires qui tiennent bien à l’aise sur les feuilles d’un seul arbre sur un ferry-boîte ou sur la Tour Eiffel, s’ils ne les font pas écrouler avec leurs gros porte-monnaies pleins de pièces, et de l’autre côté une forêt de forêts immenses, immenses, immenses, non, des forêts de forêts de forêts immenses, peuplées de pauvres gens tout serrés dans les queues comme grand-mère Huguette et qui attendent leur aide alimentaire, et qui bondissent, qui bondissent, qui bondissent avec leurs caddys et leurs sacs en plastique, parce qu’elles ont trop froid, ou bien juste pour qu’on les remarque un peu, puisqu’on est au printemps maintenant, et qu’il ne fait plus si froid et que ça va un peu mieux pour les pauvres au moins avec le soleil, comme disait toujours grand-mère Huguette…
C’est dur à comprendre, le journal, il faut se donner beaucoup de mal pour lire même rien qu’un article, et pourtant c’est complètement idiot ce qu’on y raconte. Cette histoire de milli-ardaires tout seuls sur leur arbre avec leurs porte-monnaies, et de pauvres qui se serrent et s’entassent tout riquiqui, dans des files de forêts qui s’en vont jusqu’à l’horizon, ça ne se peut pas… pas du tout ! C’est trop méchant, c’est trop idiot… C’est drôle comme les gens qui se croient malins parce qu’ils ne sont pas pensionnaires au Centre peuvent perdre du temps à écrire et à lire des bêtises. Parce que, même si on ne peut pas tout comprendre, c’est trop idiot, et c’est trop moche aussi ce qu’on lit dans le journal. Pourquoi est-ce que les gens acceptent de lire des choses aussi idiotes et aussi moches dans le journal ? Il faut changer tout ça, tout changer ! Il faut le punir, ce journal, il faut le refaire, tout effacer !
Lui, Alex, il a beau être pensionnaire au Centre, il sait ce qu’il faut faire : il va le rouler en boule, ce journal, il va le jeter dans la boue pour tout effacer, pour anéantir ces méchantes lettres et ces chiffres dégoûtants…
Mais non, il se ravise… On peut faire quelque chose de beaucoup mieux avec un journal… Il arrache soigneusement la feuille où se trouve l’article sur les milli-ardaires… il commence à la plier… en deux… puis les deux coins… Et on plie encore en deux… Et on passe dessous… Puis on repasse… non, dans l’autre sens… et voilà : ça fait un chapeau de samouraï… il a appris à faire cela à l’atelier thérapeutique… il se le pose sur la tête… un chapeau de samouraï pour combattre les ennemis… ah, on va voir, si on va les laisser continuer à écrire des choses idiotes dans le journal ! Il est samouraï, lui, maintenant, samouraï Alex ! Et c’est quelqu’un, un samouraï, c’est fort, et ça porte une cuirasse, un samouraï, et un sabre, et un chapeau de fer en papier journal…
Puis il se rassied… c’est fatigant, d’être un samouraï tout seul, comme ça… si au moins quelqu’un venait par ici, on pourrait faire d’autres chapeaux avec les autres pages du journal qui racontent sûrement toutes des choses aussi idiotes et aussi affreuses, à plusieurs, on pourrait faire une armée de chapeaux de samouraï… et on pourrait même fabriquer des sabres et des armures, avec tous les journaux qu’il y a dans le tas de papiers à recycler… mais là, tout seul… il ne va pas y arriver… Et puis même… ça serait fatigant, ensuite, tout seul, de lutter contre tous ces journaux qui vous écrivent le monde comme il ne faudrait pas… ça serait fatigant, de tout refaire… ça serait un tellement gros travail que même lui, Alex, courageux comme il est, il n’y arriverait pas.
Il retire le chapeau de papier, il le déplie… il va recommencer… il va faire autre chose… il a appris pas mal de trucs, à l’atelier…
Il va faire un avion… un avion très beau… très long…
Et il l’envoie très fort, le bel avion de papier journal, avec tous ses milli-ardaires à bord, qui mangent leurs pièces en boules de glace dans leurs porte-monnaies en boîtes… et hop ! l’avion-journal va s’accrocher dans le vieux chêne, là-haut… Alex le regarde se balancer dans le printemps comme un drapeau. Et… oh zut, voilà qu’il pleut, que l’avion va être trempé, et qu’il va falloir rentrer… Mais non… le soleil de mai est déjà revenu… et un bel arc-en-ciel s’élance tout là-haut dans le ciel noir… un splendide arc-en-ciel, un double, bien planté sur la terre sombre, un immense arc-en-ciel à deux arches comme un pont de couleurs à travers les nuages, un des plus beaux qu’Alex ait jamais vus. Il a bien fait de l’envoyer là-haut, son avion-journal. Il va pouvoir se tremper dans les couleurs… elles vont pouvoir se laver dans l’arc-en-ciel, les petites lettres sales… elles vont pouvoir s’effacer, les histoires moches et idiotes, elles vont tout réécrire, les petites lettres, en prenant toutes ces belles teintes qui égaient le ciel sombre, et les milli-ardaires disparaîtront dans les nuages, et les pauvres dans leurs forêts s’envoleront comme des oiseaux, et ils chanteront dans le ciel, et les chiffres se remettront à l’endroit, et ce sera très beau… Ce sera si beau… un petit avion couleur d’arc-en-ciel, que le vent fera danser dans l’arbre de printemps jusqu’à ce qu’il reparte… qu’il bondisse et qu’il rebondisse… plus loin, toujours plus loin, tout chargé de couleurs dans le ciel noir…
Sourire au p’tit Alex eh oui ça rime avec complexe le journal à lire à un âge… celui de l’apprentissage de la lecture…. 😉 merci Carole
Complexe, oui, à tous les sens du terme.
Alex qui s’applique, comme l’écolier de Prévert, à répéter – deux et deux quatre – le nombre des milliardaires ou de ceux qui attendent l’aide d’urgence ;
Alex qui préfère se construire un avion de papier – son oiseau-lyre à lui – avec lequel, tout heureux, il pourra jouer, le regarder voler …
Mais le maître est là, qui veille : certes, il ne lui crie pas de ne plus faire le pitre, non : pour que son avion si beau, si coloré, volant dans le ciel, ne reflète aucune lumière d’espoir, il le lui peint en noir, ce ciel !
Une fable sur ma fable : j’aime beaucoup. Et bien sûr je reconnais ma dette envers Prévert !
Plus le temps passe, plus je me demande si finalement, ce ne sont pas les petits Alex et ses frères ou ses cousins, dont on dit qu’ils sont tous un peu… mais certainement tous poètes, qui ont tout compris à l’injustice de ce monde. Tellement injuste qu’on ne peut même pas se le représenter concrètement.
Toujours aussi fine lectrice, Marie-Jo… un vrai plaisir pour moi de lire tes commentaires.
bien vu le déchiffrage avec tout le cheminement mental pour pénétrer la signification!
Et on continue à se demander comment « leur » apprendre à lire, alors que c’est eux qui élaborent leurs propres stratégies.
Oui, ce garçon ira peut-être plus loin qu’on ne croit.
C’est lui qui a raison.
Lui qui doit déployer une incroyable énergie pour y arriver. Il sait où est le plus important.
Un « simple en esprit », en somme
Je me demandais s’il s’agit d’un enfant normal qui débute dans la lecture ou s’il s’agit d’un enfant qui vit dans son monde et réinterprète tout à sa manière. Le mot « centre » me fait douter. Mais quel le que soit la situation, il y a une réflexion toute personnelle de cet enfant qui se réapproprie le monde et en fait un petit paradis. C’est très beau!
J’ai laissé une hésitation sur le « statut » de mon apprenti lecteur. A toi de voir quelle interprétation tu préfères : véritable enfant, ou « jeune en difficulté », relégué dans une institution. Pour moi, ce qui compte, c’est qu’il soit au « centre » d’un monde nouveau.
un très beau texte mais le journal n’est pas fait pour les enfants surtout quand ils apprennent lire et faire un avion c’est plus de son âge
Si tous les milliardaires pouvaient s’envoler dans l’azur et, d’en haut, laisser tomber de leurs poches remplies les pièces qu’ils ont en trop sur les pauvres restés au sol qui n’auraient plus qu’à les ramasser.
Mais peut-être qu’un jour les pauvres, deviendraient milliardaires à leur tour et continueraient d’ennuyer les petits Alex qui ne comprendraient rien dans les journaux à leurs histoires compliquées de gros sous ?
Une autre nouvelle à écrire ! Merci, Alain.
Formidable Alex, tout en sensibilité, qui réécrit le monde grâce au prisme de son empathie pour ces forêts de forêts de pauvres. Ce n’est pas lui le pauvre d’esprit, les vrais pauvres d’esprit sont ceux qui les écartent dans ce qu’on nomme des « centres ». Pour avoir fréquenté certains d’entre eux, je sais combien ces jeunes et moins jeunes nous apportent de confiance, de sincérité, de joie.
Oui, les « simples en esprit » comprennent bien des choses que les « savants » ne savent plus voir.