L’anniversaire

C’était juste pour être populaire. Populaire ? non… pas vraiment. 

Juste pour avoir des amis. Des amis ?…. de vrais amis ? oh non, même pas…

Juste pour ne plus être celle qu’on n’invite jamais. Celle qu’on ne voit pas dans la cour du collège, la fille toute grise qui se confond avec les murs et avec la pluie.

Juste pour ne plus être celle qui ne peut inviter personne. Celle qu’on ne veut pas avoir pour amie. Parce que cela vous rendrait vous-même tout gris. Qu’on se mettrait aussi à prendre la couleur des murs et la transparence de la pluie.

C’était juste pour pouvoir inviter des gens à son anniversaire.

.

L’air de rien, elle avait fait tomber la photo de son sac. 

— Qu’est-ce que c’est, Ophélia ? on dirait une photo de John-John ? Fais voir !

— John-John, le chanteur ? Ouah ! Tu l’aimes ? ah, ah, la grosse Ophélia qui est amoureuse de John-John… 

— Non, regarde, c’est son oncle on dirait… c’est écrit… « Tontonton »

— Son oncle, John-John, l’oncle d’Ophélia ! tu rigoles ! 

— Ophélia – Pourquoi donc s’appelait-elle Ophélia ? C’était immonde de s’appeler Ophélia, tout venait peut-être de ce qu’elle s’appelait Ophélia… -HOOO-phélia, c’est quoi cette photo ? Une photo de ton oncle ? Non !!! Ton oncle, John-John ? Pas possible ! Pourquoi tu nous l’avais pas dit plus tôt ? Montre encore la photo, qu’on voyye !

Elle avait montré la photo. À tout le monde. Elle était passée de main en main. Une photo grande comme une feuille de cahier, où on voyait John-John en habit de scène pailleté, une belle photo barrée d’une grosse écriture tendre, et qui disait, l’air de sourire : « A ma petite Ophélia, tontonton John-John-John ».

Ç’avait été un succès fou. Immédiat. Des myriades de courtisans s’étaient mis aussitôt à tourner autour d’elle. Des nuées de petites mouches agitées qui bavardaient et bourdonnaient, attirées par la lumière qui émanait du visage maquillé de John-John.

Pourtant, non, elle n’avait pas menti. Personne ne pourrait jamais dire cela. Ce n’était pas un mensonge, puisque on ne lui avait pas posé la question. Enfin, pas la question qu’il fallait. Elle l’aurait dit, sinon, que le John-John de la photo n’était pas John-John, mais oncle Eric, le sosie de John-John, qui se produisait sur des scènes de village, le dimanche, pour compléter son petit revenu de garagiste – et aussi sans doute pour se délecter de sa ressemblance avec l’autre. Pour avoir comme lui sa ration de paillettes et de gloire. Parce qu’après tout, avec ses mains toujours dans le cambouis, il était un peu gris, lui aussi, le reste du temps, l’oncle Eric. C’était de famille, cette grisaille de la vie, certainement…

Elle l’aurait dit, oui, certainement, elle l’aurait dit, et à haute voix, que c’était seulement oncle Eric, sur la photo, seulement un sosie. Si on le lui avait demandé. Ils n’avaient qu’à le demander, après tout. Elle n’était pas une menteuse. Juste une fille isolée. Une fille en gris, qui voulait seulement marcher un peu dans le soleil. Avoir des amis. Non même pas. Juste des gens à inviter. Pour son anniversaire.

— Et c’est vrai que tu nous invites à ton anniversaire ? Et qu’il sera là pour chanter quelque chose ? 

— Tu l’as mis sur ta page Facebook, que t’invitais ? T’as bien une page Facebook, tout de même ? Mets-le sur ta page Facebook. Et si je te demande d’être amie sur Facebook, tu m’accepteras, hein ? et tu m’inviteras ? 

— Moi je le trouve pas vieux, John-John. Il est trop marrant, quand même, d’avoir écrit « tontonton » comme ça… et aussi « John-John-John »… ça fait genre je-me-marre-de-tout, genre je-m’en-fiche-trop-de-la-gloire… Trop fort, ce John-John… Et ma soeur qui dit qu’il est passé de mode, que c’est un vieux. Elle est bête, ma soeur, elle comprend pas l’esprit vintage, ma mère…

— C’est le meilleur, John-John. Toujours le meilleur. Il chante trop bien. Il peut pas vieillir. Il est trop beau.

— Quand je pense que c’est ton oncle ! Je voudrais tellement être à ta place… Dis, qu’est-ce que ça fait, d’avoir un oncle comme lui ? Raconte un peu… Montre encore la photo. Et mets-la sur Facebook, ton invitation, moi je t’enverrai un message pour qu’on soit amies… C’est que je l’aime, John-John, je l’aime, oh, je l’aime ! … et je suis jalouse, jalouse… J’ai tous ses disques à la maison. Ma tante est fan. Elle était à son concert d’adieu, l’an dernier, elle est allée jusqu’à Niort pour l’écouter. Il paraît que c’était… oh, c’était… c’était… elle pleurait, ma tante, quand elle est rentrée… j’aurais bien voulu y être. Mais, non, je le sais bien, qu’il a pas fait ses adieux pour de bon, John-John, tout le monde le sait, qu’il va revenir, qu’il en fera encore, des tournées… pas besoin d’être de sa famille pour savoir ça…

— Et il va venir avec ses musiciens, ou juste avec sa guitare ? Et qu’est-ce qu’il va chanter, à ton anniversaire ?

— Je voudrais bien « Solitude de l’amour » ? « Solitude de l’amour », c’est ma préférée… « Solitude de l’aa-mour… Etre deux pour touou-jours… Lassitude de laa foule… Si souvent j’ai lees – boules… »

—Te trémousse pas comme ça, Chloé, avec tes grosses fesses…

— Quoi ? mes… elles sont moins grosses que celles d’Ophélia, d’abord !… Je t’efface de mes amis Facebook. Tout de suite…

— Pleure pas, grosse vache. Et dis pas de mal d’Ophélia, on est amies. Alors c’est promis. Tu m’invites, Ophélia. 

— Et pendant les vacances, tu dois pas t’embêter, toi… tu vas chez lui à Saint-Trop’ ? Sur son yacht ? il t’emmène sur son yacht ? non ? il te paie pas le voyage jusqu’à Saint-Trop’ ? il est radin quand même… j’aurais pas imaginé… 

Voilà.  Ils avaient tous cru qu’elle était réellement la nièce de John-John. Mais elle, elle ne l’avait pas fait exprès. L’histoire de la photo tombée, c’était juste pour qu’on la remarque un peu. Pour avoir des amis. Être populaire. Ou au moins pouvoir inviter des gens. A son anniversaire. Comme tout le monde. Si au moins quelqu’un y avait pensé, à poser la bonne question, à demander si c’était bien le vrai John-John, sur la photo, elle aurait tout de suite dit la vérité. De toute façon, ils l’auraient bien vu, à l’anniversaire, que John-John était oncle Eric, mais il était si drôle, oncle Eric, et il chantait vraiment tout à fait comme John-John… ça leur aurait bien plu quand même. Elle n’avait jamais voulu vraiment cacher la vérité. Elle n’avait jamais été une menteuse. Mais eux, eux ? pourquoi est-ce qu’ils n’avaient rien demandé ? ils auraient pu s’en douter tout de même, que ce n’était pas le bon John-John… Sur la photo, oncle Eric ne lui ressemblait pas tant que cela. Et il avait bien trente ans de moins… Et puis est-ce que le vrai John-John irait écrire « Tontonton » sur une dédicace… et « John-John-John »… ? Mais personne n’avait réfléchi à tout cela. Leur fascination pour John-John les aveuglait. Leur fascination, ou leur vanité, car elle le sentait bien, que c’était leur vanité qui s’éveillait, à l’idée de connaître eux aussi John-John… Peu importait de toute façon, ce n’était plus maintenant que quelqu’un allait poser les bonnes questions, maintenant que tout s’était tellement, tellement emballé.

Au début, sur la page Facebook, il y avait juste trente inscrits à l’événement. Toute la classe. Sa mère avait été un peu surprise, mais elle avait dit : « Je ferai un effort, Ophélia, pour les recevoir tous, car je suis très heureuse… que tu te sois fait des amis dans cette classe. Autant d’amis… J’avais tellement peur que… enfin je suis très heureuse. Je crois que je n’ai jamais été aussi heureuse, depuis le divorce je n’avais pas… Je demanderai mon après-midi la veille pour m’occuper des gâteaux, de l’organisation, de tout… trente invités, c’est beau, je suis fière de toi… mais il faut prévoir…  ça va coûter un peu cher, forcément, mais cela me fait plaisir. Vraiment. Si, je t’assure. Quant à ton oncle, je pense que, oui, il doit pouvoir venir, ça mettra un peu de gaieté. Et ça me fera quelqu’un pour m’aider… Il acceptera sûrement de venir, de chanter un peu, et de faire un peu le clown, si nous faisons cela un samedi, par exemple… Tes amis voudront bien venir un samedi après-midi ?  « 

Trente invités. On aurait pu s’en tenir là. C’était déjà un beau succès. Et une lourde charge aussi, à vrai dire.

Mais voilà, c’était arrivé. Cette chose horrible, injuste, imprévisible, qui n’aurait jamais dû arriver.

Quelqu’un était entré sur son compte. Ça devait être cette peste de Chloé… Elle s’insinuait toujours partout, celle-là. Et elle avait réussi à cracker le mot de passe. Alors, juste par méchanceté, elle avait activé l’option « invite friends of guests ». Un de ces trucs où on propose à chaque invité d’inviter lui-même des amis… et ces amis avaient tous répondu qu’ils viendraient, évidemment, puisqu’il y aurait John-John. Et… et voilà, ça s’était immédiatement emballé : ils avaient tout de suite invité eux-mêmes leurs amis. Qui eux-mêmes avaient invité chacun leurs amis. Qui… c’était monstrueux. La liste des noms se déroulait sans fin… sans fin. Dès qu’elle s’en était aperçue, elle avait changé son mot de passe, elle avait désactivé l’option, elle avait essayé de supprimer des noms, mais ils avaient tous dit qu’ils viendraient quand même. Et les premiers invités avaient continué à inviter des amis, sans la moindre autorisation. Ils s’en fichaient bien, de son autorisation. Ils s’en fichaient bien, de la grosse Ophélia et de son anniversaire. Tout le monde voulait voir John-John, c’était tout.

Qu’est-ce qu’elle aurait pu faire ? Dire que John-John ne viendrait pas, pour tout arrêter brutalement ? Mais alors on l’aurait traitée de menteuse. On l’aurait lynchée, peut-être. On aurait dit que jamais elle ne l’avait connu, ce John-John, qu’elle avait tout inventé, écrit elle-même la dédicace. 

Dire enfin que John-John-John était seulement oncle Eric ? Un sosie sympathique, mais juste un sosie. Non, non, plus à ce stade, avec ces hordes de faux amis qui croyaient à John-John, il aurait fallu faire un aveu public, non… ç’aurait été encore plus horrible.

On aurait craché sur elle comme on avait craché un jour sur Malika, parce qu’elle s’était vantée, qu’elle avait dit que son frère était un caïd de la drogue, alors qu’elle avait même pas de frère et que ses parents avaient juste le RSA pour vivre. On lui aurait craché dessus. Ou pire. Pire. Il aurait encore mieux valu mourir. D’ailleurs, ça n’aurait servi à rien. La vérité ne pouvait plus servir à rien. Même s’ils comprenaient enfin qu’il n’y avait pas de John-John, que John-John ne viendrait jamais, ils afflueraient tous quand même, au point où les choses étaient arrivées. Pour le plaisir d’être en foule, de faire la fête à plusieurs milliers. 

Tout arrêter. Tout arrêter. Tout arrêter. Il aurait fallu tout arrêter. Tout arrêter. Tout arrêter. Mais il n’y avait plus rien à faire. Des milliers de jeunes allaient déferler sur l’appartement. Des milliers. Heureuse encore si ce n’était pas des millions. Peut-être d’ailleurs qu’il y en aurait des millions… on ne pouvait même plus savoir… Puisque ça continuait… que chaque jour le flot augmentait. Qu’on ne pouvait plus rien arrêter. Il était trop tard. C’était la police qu’il aurait fallu alerter, au point où on en était… La police ? Plus jamais personne ne lui parlerait sans haine, ensuite, elle devrait survivre terrée, enfermée, entourée de gardes du corps, déménager, partir au bout du monde.

Et sa mère qui ne savait rien. Pourquoi est-ce qu’elle n’avait rien dit à sa mère ? Mais qu’est-ce qu’elle aurait pu lui dire ? Qu’est-ce qu’elle aurait pu comprendre à cette histoire de compte cracké ? Elle ne connaissait pas Chloé… elle ne savait pas les maux qu’endurent ceux qui ne sont pas populaires, ceux qui n’ont pas d’amis… non elle n’aurait rien compris. Et puis elle aurait appelé la police, les pompiers… Et on ne pouvait pas, on ne pouvait pas… c’était comme de se mettre en prison soi-même. On pire. Pire…

Peut-être qu’elle pouvait encore se suicider. Elle laisserait un message d’adieu sur sa page facebook. Un texte très touchant qui les ferait tous pleurer. Alors ils regretteraient. Elle deviendrait peut-être une héroïne, ensuite, une de celles dont on parle dans les journaux pour déplorer la dureté des coeurs humains et les méfaits d’internet… Mais c’était bien dur de mourir. Elle n’arrivait pas à imaginer. Peut-être alors qu’elle aurait pu s’enfuir. Loin. Très loin. Prendre un train pour n’importe où. Marcher dans la campagne au hasard. Mais tout de même pas par ce froid. Il gelait tous les jours. Ce serait affreux de marcher seule dans le froid sans savoir où dormir. Et puis il y avait sa mère. Dire qu’elle ne savait rien, sa mère. On ne pouvait pas la laisser seule face à eux tous. 

C’était comme un film qui se serait déroulé sans qu’on puisse en changer le scénario déjà tourné, quelque chose de monstrueux qui s’était mis en marche tout seul et que personne ne pouvait plus arrêter. Comme une éruption volcanique. Quand la lave descend des pentes et qu’on ne peut pas courir assez vite. Comme dans les cauchemars, quand quelqu’un vous poursuit et que les jambes se paralysent, et qu’il n’est plus possible de crier, qu’il ne sort aucun son quand on voudrait hurler. On ne pouvait rien faire. Plus rien. Alors elle n’avait rien fait. Juste attendre. Peut-être qu’il ne viendrait jamais, cet anniversaire. Peut-être qu’on pouvait les effacer, les jours affreux, quand on les redoutait assez fort.

.

— Hé, c’est après-demain, Ophélia… Où t’habites, exactement ? Je sais que c’est au bout de l’avenue des Platanes. Mais je vois pas à quel numéro…

— Oui, il faut que t’expliques où t’habites exactement, sur ta page Facebook. Que tu mettes le nom de la rue, et le numéro, et l’étage. Et un plan pour qu’on voie comment venir.

Alors cette fois elle l’avait fait exprès. De mentir. 

Si elle n’avait pas eu aussi peur, elle ne l’aurait pas fait. Puisqu’elle n’était pas une menteuse, en fait. Mais pourquoi est-ce qu’ils lui avaient fait ça, eux ? Ces milliers de gens qu’ils avaient invités… Alors elle avait indiqué : 7 avenue des Platanes. Et sur le plan elle avait placé un gros rond rouge, juste sur le 7. Elle pourrait toujours dire qu’elle avait oublié un 7. 7, 77, ça se ressemblait après tout. Tout le monde pouvait faire une erreur.

.

— C’est curieux, dit la mère, c’est curieux. Il est déjà seize heures et personne n’a sonné. Tu m’avais dit trente personnes. Mais personne n’est encore là. D’habitude dans les fêtes, il y en a toujours au moins quelques-uns qui arrivent à l’heure, ou même un peu en avance…

Mais qu’est-ce que c’est, ce vacarme, dehors ? Regarde donc pendant que je sors les gâteaux du four !

Elle avait imperceptiblement soulevé le rideau, prenant bien soin de rester dans l’ombre. Ils étaient des centaines… non, des dizaines de centaines… des milliers… des dizaines de milliers… Et, tous, ils descendaient la rue vers le numéro 7.

—Rien, maman. C’est seulement une manifestation.

— Qu’est-ce qu’ils veulent, encore. Par ce froid, ils ont du courage… Je ne sais pas ce que les gens ont, en ce moment… Tout le monde manifeste, sans arrêt. Pour tout et n’importe quoi. Heureusement que ton oncle Eric ne vient plus, finalement. Il aurait eu du mal à se garer. Il aurait été de mauvaise humeur toute la soirée, ça le rend fou de tourner en rond pour se garer. Mais c’est dommage tout de même que tu lui aies demandé de ne plus venir, parce que j’ai bien vu qu’il était vexé. Il a cru que t’avais honte de lui. C’est quelqu’un de très bien, tu sais, Eric, ce n’est pas parce qu’il fait le clown habillé en John-John le dimanche… il est très sérieux en fait, très sensible…

Dehors, ils s’étaient tous arrêté devant le 7. Ils étaient en train de déchiffrer les noms sur la porte. Ils allaient sonner là-bas, forcément. Il y avait un concierge au 7. Il allait leur dire de partir…

En effet, la foule commençait à remonter la rue, rebroussant chemin. Elle entendit très nettement la voix aiguë de Chloé qui criait : « C’est au 77, j’en suis sûre. Au 77, je vous dis, je me souviens, j’étais allée lui porter un devoir en cours moyen. Au 77 ! »

Au 77… mon Dieu, ils savaient ! Ils savaient ! Mais ils ne trouveraient rien, au 77. Elle avait tout prévu. Elle avait bien pris soin d’enlever le nom, en bas, sur la sonnette et sur la boîte aux lettres, tout à l’heure, et elle avait donné vingt euros à la concierge pour qu’elle dise que, non, Ophélia Lelièvre n’habitait pas à cette adresse, pas du tout… S’ils s’avisaient de téléphoner… ? Elle avait tout prévu aussi. Elle avait donné le numéro du collège. Comme ça, s’ils essayaient d’appeler… ils seraient un peu surpris. Et puis, ça aussi, elle pourrait l’expliquer, puisque sa mère travaillait au collège, à l’intendance… elle avait donné ce numéro-là pour que ce soit plus facile de la joindre, au travail, puisque c’était elle, sa mère, bien sûr, qui devait s’occuper de tout, avec autant d’invités… Et comme le numéro de l’appartement était en liste rouge… on ne le donnait pas à tout le monde, non non non… et, non, elle n’avait pas de téléphone portable. Sa mère avait des principes. Une mère qui appelle sa fille Ophélia, forcément, a des principes, est démodée.

En bas, la foule approchait, se rapprochait. Une foule immense, qui bruissait comme un orage. Bientôt ils seraient tous là, en bas, sous la fenêtre, massés devant le 77… Mon Dieu, mon Dieu… Ah, mais quelle importance, puisque tout était prévu. Elle avait réfléchi à tout. Heureusement qu’elle s’était méfiée. Il ne fallait pas avoir peur, il ne fallait pas, il ne fallait pas. Son coeur battait, mais tout était prévu, arrangé. Ses mains tremblaient, mais ils allaient repartir. Tout était prévu. Son ventre se figeait comme un bloc de ciment, mais ce n’était rien, il ne fallait pas avoir peur. Puisque tout était prévu. Ils allaient faire un peu de bruit, non, beaucoup de bruit… chercher, s’agiter, demander à Mme Linot, crier peut-être, puis ils allaient partir. Voilà tout. Ils erreraient un moment dans la rue, puis se disperseraient, ou bien ils iraient faire la fête ailleurs. Et le lundi, en classe… ? Qu’est-ce qui se passerait, le lundi ? Qu’est-ce qu’elle leur dirait, le lundi ? Quoi, le lundi ? Est-ce que ça existait, le lundi, est-ce que ça voulait dire quelque chose, lundi, si seulement aujourd’hui, si seulement maintenant elle était sauvée ?

—Seize heures onze déjà… Ils doivent avoir du mal à entrer dans la rue, avec ce monde qui manifeste en bas. C’est sûrement l’explication. Mais ils vont bientôt arriver maintenant, certainement. Au fait, tu sais ce que j’ai fait, tout à l’heure, avant d’enfourner les gâteaux ? je suis descendue mettre un morceau de carte de visite neuf dans le cache de la sonnette, au lieu du petit bout de papier qui s’effaçait… C’était pour être sûre que le nom soit bien lisible, et aussi pour que ce soit plus propre, plus correct… s’il y a des parents qui accompagnent, tu comprends… que nous n’ayons pas l’air…  Eh bien, tu ne vas pas me croire, mais quelqu’un avait enlevé notre nom ! Sur la sonnette, et même sur la boîte aux lettres à l’intérieur ! Une sale farce qu’on nous avait faite, et précisément aujourd’hui… Imagine que je ne m’en sois pas aperçue… Alors j’ai remis le nom partout, bien imprimé, bien visible… et j’ai prévenu madame Linot, évidemment… Je lui ai dit qu’on allait avoir du monde, cet après-midi, beaucoup de monde…

 

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22 commentaires pour L’anniversaire

  1. jill bill dit :

    Une histoire d’aujourd’hui…. Etre aimée soudain parce que…. Merci Carole, j’ai apprécié de A à Z…

  2. almanito dit :

    Peinture de l’univers des ados, leur besoin de faire partie d’un groupe, tout en étant conscient que ce n’est qu’une illusion, leur langage, leurs enthousiasmes futiles, la pensée du suicide souvent présente chez eux. Et ophélia qui s’enfonce dans une terrible histoire qu’elle ne maitrise plus, qui sait déjà pourtant qu’elle ne correspond pas à cette société mais qui voudrait tant s’y fondre au risque de se laisser submerger.
    L’attrait de ce qui brille aussi, du superficiel, qui n’opère pas sa magie que sur les jeunes, pour preuve ces caméras braquées à journées complètes sur une porte fermée guettant la sortie éventuelle d’une vedette, voire d’un ministre, comme ces jours-ci… nous sommes d’éternels ados en fait.

    • carolechollet dit :

      Oui, les « ados » ne font qu’exaspérer ce que nous sommes tous et toujours. Nous changeons peu au long d’une vie. Peut-être tout de même finissons-nous par apprendre à vivre pour nous-mêmes. C’est ce qu’on appelle la sagesse. Madame S. y est arrivée, je crois.

      • almanito dit :

        Vivre pour soi-même est un peu se réduire à l’égoïsme, (c’est d’ailleurs ce que je reproche un peu et très amicalement) à madame S….vivre par soi-même peut-être…

      • carolechollet dit :

        Vivre pour soi-même, ce n’est pas forcément ne vivre que pour soi-même. Je pense même que, dégagés de la pression du « regard que les autres portent sur nous », nous pouvons enfin vraiment regarder « les autres ».

  3. flipperine dit :

    une merveilleuse histoire et c’est très émouvant mais en fait il n’y a pas d’amitié envers cette fille c’est la vedette qui prime

  4. Que d’ostracisme chez les adolescentes que vous nous présentez, Carole !
    Un jour, c’est Claudette, que sa propre cousine refuse de reconnaître. Aujourd’hui, c’est Ophélia, habituellement rejetée par l’ensemble des filles de sa classe …

    • carolechollet dit :

      J’ai représenté d’autres adolescentes, mais c’est vrai que ces deux-là se succèdent sur le blog. Sans doute un sujet a-t-il « appelé » l’autre.
      Quant à la réalité de cette cruauté du monde des adolescent(e)s … là, je confirme d’expérience. Même si dans « l’anniversaire » on est presque dans le fantastique à la fin.

  5. emma dit :

    terrible pour les enfants et ados de découvrir la cruauté du monde – Pathétique de vouloir quand même en faire partie, au prix de pathétiques stratagèmes… j’aurais aimé quand même que tu ne nous lasses pas eu milieu du gué, ça va finir comment cette histoire ?

  6. Quichottine dit :

    C’est terrible… je n’imagine même pas la suite.
    J’ai lu avec une boule dans le ventre.
    Pauvre Ophélia.

  7. dalva dit :

    Pauvre Ophélia… Le monde des ados est vraiment terrible. Contente d’en être sortie depuis longtemps.
    Une histoire qui tient en haleine.

  8. Cardamone dit :

    Brrr j’ai des sueurs froides! Terrible texte…

  9. MARIE dit :

    Mon dieu, la chute finale ! quelle horreur, quand on commençait à espérer qu’elle allait se dépêtrer de cette sale affaire… c’est quand même effrayant la place prise par les réseaux sociaux de nos jours et le mal que ça peut faire à des jeunes fragiles !

    • carolechollet dit :

      Une histoire un peu fantastique. Peut-être que dans la réalité, ça s’arrangerait. je voulais tout de même en effet souligner le fait que les jeunes voient leurs difficultés d’intégration sociale se démultiplier à l’époque des « réseaux sociaux ».

  10. fanatiques2numerique dit :

    J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ça. On dirait presque un mauvais rêve.. un vrai cauchemar. Raconté comme ça, ça fait sourire, mais si on réfléchit un peu, ça montre si bien l’importance qu’ont le regard des autres. C’est souvent la « qualité » de ces regards qui nous conditionnent.
    Édifiant et terrifiant aussi.

  11. Je trouve l’idée intéressante que la fin n’en sois pas une, pas vraiment, et laisse la place au lecteur…
    Je suis fan de cet style d’histoire un peu terrifiante, si l’on se met à la place de la narratrice. C’est à la fois pathétique et très drôle !

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