Du mérite ? oui, j’en ai eu, évidemment… Une chaire d’université, la légion d’honneur, et une oeuvre, oui… ce qu’on appelle une oeuvre… ajoutons quelques prix prestigieux, la notoriété, peut-être même la célébrité… Un beau parcours, pour une fille de petits commerçants… mes parents auraient été fiers, comme vous dites, s’ils avaient vécu assez pour le voir. Alors, oui, c’est sans doute ce qu’on appelle réussir. Ce que j’aurais appelé réussir, autrefois, ce que j’aurais souhaité par-dessus tout. Mais, voyez-vous, l’âge nous éloigne de nous-mêmes, et fait de nous les juges les plus sévères de ce que nous avons été. Plus sévères, sans doute, qu’aucun Minos ne le sera jamais, au soir de la pesée des âmes, car nous n’oublions rien. A quoi a-t-elle tenu, au fond, ma réussite ? A mon travail, à ma volonté, probablement, puisque c’est ainsi qu’on a coutume d’appeler cette obsession implacable qui est derrière toute réussite… Oui… j’ai eu une volonté de fer, moi-même je l’ai dit et redit, et, plus encore, je me le suis dit et redit… mais, voyez-vous, ce que je pense, aujourd’hui, aujourd’hui qu’il m’est possible enfin d’être sincère, ce que je pense, c’est qu’au fond, tout cela reposait surtout sur un immense orgueil, et aussi sur une forme de cruauté… une cruauté continuée, obstinée, envers les autres, et envers moi-même aussi… Vous ne comprenez pas pourquoi j’emploie le mot cruauté ? Vous le trouvez trop fort ? déplacé ? Je vous l’ai dit pourtant, il faut que l’obsession soit implacable, pour qu’elle puisse un jour mener à la réussite, alors la cruauté… pourquoi le mot vous surprend-il tellement ? Je vais vous raconter une histoire. Elle vous semblera peut-être ridiculement enfantine. Mais elle est de celles que je ne peux plus oublier. De celles que je dois présenter à ce juge que je suis devenue, maintenant qu’ayant pris de l’âge, je regarde en arrière.
J’avais quinze ans et j’étais en quatrième classique au lycée de jeunes filles de Tours. Oui, le lycée Balzac… à l’époque, il n’y avait que des filles, bien sûr…
C’était déjà une victoire, pour une jeune fille de ma génération, cette inscription au lycée, et une plus grande victoire encore, cette classe de quatrième classique où j’étudiais le latin et le grec. Mes parents avaient fait bien des efforts et des sacrifices, ils avaient tout bravé : les médisances de leur gros bourg, ce fameux qu’en-dira-t-on qui vous enferme plus étroitement que tous les barreaux, et cette fameuse fatalité sociale qu’ont étudiée tant de petits et grands Bourdieu – bref, ils s’étaient démenés, pour que je puisse entrer au lycée de Tours en sixième classique.
Vous le savez, je suis de modeste origine. Pour être tout à fait précise, je suis la fille unique d’un couple de merciers-bonnetiers de Château-Renault, très petite ville de Touraine. Commerçants acharnés et discrets, mes parents s’étaient hissés jusqu’à une relative prospérité, jusqu’à obtenir, arrachées de haute lutte à la concurrence, la clientèle enviée de la femme du premier adjoint au maire, la confiance influente de « mademoiselle », la « dame » du vieux curé et l’appréciable fidélité des épouses de quelques menus notables de la ville. Ils se comportaient, bien sûr, avec toute la modestie effacée qui convenait à des marchands bonnetiers, restant toujours très prudemment sur la réserve. Mais l’ambition, ce ver qui creuse dans tous les bois ses galeries compliquées, s’était secrètement logée dans leur vie. Une ambition tenace, aussi âpre que celle des généraux ou des ministres, avait germé dans leurs coeurs de petits commerçants, et s’était développée à mesure que s’étendait leur clientèle. Mais ils l’avaient reportée toute entière sur moi… ma réussite était comme l’excroissance de leur désir profond, ma volonté était, en quelque sorte la bouture, promise à l’épanouissement, de leur vanité refoulée. C’était moi qui étais tacitement chargée de porter à son terme cette ambition soigneusement cachée qui portait toute leur existence… Tacitement, oui, car bien sûr on ne m’en parlait pas. Ces choses-là ne se disent jamais, dans le milieu d’où je viens, même dans le secret des familles. Elles ne se disent pas, elles ne se pensent même que rarement, et je crois qu’on aurait beaucoup étonné et choqué mes parents en leur révélant tout ce que je vous dis – et qui doit d’ailleurs tout à fait rester entre nous, cela va de soi…
Non, ce que me parents disaient, ce qu’ils croyaient penser, c’était qu’ils faisaient des sacrifices immenses pour leur fille unique, qu’ils me donnaient une éducation aussi soignée qu’il était possible. Soignée, elle l’était en effet, extraordinairement soignée, si l’on se reporte à ce que pouvait être alors l’éducation des filles, dans les foyers modestes et peu instruits d’une petite ville de province. J’étais polie, sociable, bonne couturière, bonne vendeuse à la boutique quand il m’arrivait d’y donner un coup de main, travailleuse, douce, fine et jolie, bien habillée d’un rien, et vraiment si féminine, comme on disait autour de moi… J’étais vraiment tout à fait une Camille-et-Madeleine du petit commerce, bref, une enfant modèle… J’ai très tôt su que la perfection était une obligation. Je devais être une créature supérieure. Une jeune fille parfaite. La première de toutes. A l’école, pour commencer, puisque à l’école on classe et mesure les qualités, je devais être la première. Dans toutes les matières. Et je l’étais. Même en modestie, j’étais la meilleure, voyez-vous.
Quand j’eus achevé la dernière classe de l’école primaire et passé – brillamment – mon certificat, mes parents, qui s’apprêtaient à me faire entrer au cours complémentaire, ayant appris que la fille du premier adjoint au maire, qui avait mon âge, allait être inscrite quant à elle en sixième classique au lycée, firent le voyage de Tours pour m’inscrire dans sa classe, afin que j’étudie moi aussi le latin et le grec. Et ils firent un peu mieux encore que le premier adjoint, qui s’était contenté de loger sa fille à l’internat du lycée : ils me placèrent en pension en ville, chez un professeur de violon, afin que je puisse apprendre cet instrument aussi bien que la fille de monsieur Maréchal, le premier clerc de maître Minot. Tout cela était très coûteux, très au-dessus de leurs moyens, exorbitant pour tout dire, mais, comme ils le répétaient à tous leurs clients, ils ne reculaient devant aucun effort pour leur enfant unique et si douée… leur vanité enflait, en somme, à mesure que leur porte-monnaie se vidait, leur ambition se nourrissait de mes succès… je crois que ces bons commerçants y trouvaient tout à fait leur compte. Mais n’allez pas me croire ingrate, je ne vous raconte pas ma vie pour accabler mes pauvres parents, auxquels, je le reconnais volontiers, je dois tout – tout ce que je suis devenue.
Pour en revenir à la petite histoire cruelle que je vous ai promise, j’étais donc, cette année-là, en quatrième classique. J’excellais dans cette classe, comme vous vous en doutez, et tout particulièrement en latin et en grec puisque ces deux matières étaient reines alors. Je surpassais bien sûr au violon, et de très loin, la petite Maréchal qui ne travaillait guère. J’étais déjà l’esclave de cette obsession qu’on appelle volonté, chaque instant de ma vie me semblait un pas vers la réussite. Et jamais je n’aurais cru qu’il allait falloir perdre un de mes précieux dimanches d’étude dans une sortie de campagne.
Nous étions en juin, l’été flambait et flamboyait, lorsque mes parents m’apprirent qu’ils avaient reçu de tante Violette un de ces fâcheux faire-part qu’on ne peut pas du tout faire semblant de ne pas avoir lu. Violette était en effet la soeur cadette de mon père. Elle était surtout, des deux soeurs de mon père, celle que nous ne fréquentions pas… Enfin, le moins possible… Parce qu’elle habitait à Trôo, disait-on, et que c’était bien loin, bien mal relié par de bien mauvaises routes. Bien sûr, il y avait d’autres raisons. Il y a toujours d’autres raisons
La seconde soeur de mon père, par exemple, Thérèse, sa soeur aînée, avait épousé le patron d’une grosse entreprise de maçonnerie de Vendôme, et nous la fréquentions assidûment. C’est sans doute que Vendôme était beaucoup moins éloigné que Trôo… Ma mère, quant à elle, n’avait ni frères ni soeurs, et ses parents étaient morts dans sa prime jeunesse, ce qui lui avait valu l’héritage qui avait permis l’achat du fond de mercerie, et, en outre, simplifiait beaucoup les problèmes de famille…
Le faire-part que tante Violette avait adressé à mes parents annonçait en lettres d’or sur papier dentelé le très prochain mariage de ma cousine Sylviane, une grosse blonde que je méprisais cordialement, et il nous conviait, en toutes simplicitée, par un petit mot rédigé de la main maladroite de la tante, à la cérémonie ainsi qu’au repas qui s’ensuivrait.
On se rendit donc, à contrecoeur, en costume « de dimanche », pour une journée de fête en famille, à Trôo, petit village perché sur les coteaux du Loir, à quelques dizaines de kilomètres de Château-Renault.
On gara la 403 devant un vieux portail de bois à demi effondré. Une cohorte d’oies vindicatives se précipita aussitôt à notre rencontre depuis la ferme voisine. Tandis que derrière les planches disjointes du portail pentu, un énorme chien aboyait vers nous, en écumant et en bondissant sur sa chaîne.
— Paix, hurla une voix puissante. Cerbère s’apaisa brusquement, tandis que les oies du Capitole reculaient toutes ensemble, vaincues. Une grosse femme, à poitrine débordante, grotesquement vêtue d’une robe moulante de satin pourpre, nous serra aussitôt sur son coeur généreusement échancré, puis nous embrassa fortement – deux fois par joue, à la villageoise.
Elle nous entraîna aussitôt dans la cuisine pour bavarder un peu en famille, avant la cérémonie qui aurait bientôt lieu. Il y avait déjà là quelques cousins et cousines, qui embrassèrent encore – deux fois par joue, à la villageoise, comme il se doit. L’oncle Léon servait des cerises à l’eau de vie aux adultes, et de l’anisette aux enfants. La pièce, très obscure, bourdonnait de patois, et du grand effort d’une foule de mouches collées au ruban jaune qui pendait du plafond.
—Allez don’ jouer maint’nant, les p’tits drrrôlins, avait ordonné soudain la tante Violette de sa voix de campagne où les r vrombissaient aussi nombreux que les mouches du rideau de glu. Claudette, occupe-toi don’ d’ Marrrie-Cécile.
Claudette était une fille à peu près de mon âge, grasse et rose, que je méprisais à peine moins que sa soeur Sylviane. Elle était vêtue pour ce jour d’exception du même tissu pourpre que sa mère – bien sûr elles avaient dû acheter un coupon intéressant au marché de Vendôme, ou au Gagne-Petit de la rue du Change, et coudre elles-mêmes à grands points les robes, de leurs gros doigts rougeauds.
Claudette me fit visiter les lieux. Je n’étais jamais venue encore. Mes parents ne rencontraient tante Violette et oncle Léon qu’à Noël, chez Thérèse qui avait un très beau séjour – un de ces séjours à bibelots et fauteuils de peluche qu’un long ficus mélancolique traverse de part en part, et où les patins vous attendent comme des grooms d’hôtel, au seuil d’un parquet clair et luisant comme du verglas.
C’était une ferme, en réalité, cette maison de tante Violette. Mais une ferme comme jamais je n’en avais vu, une ferme extraordinaire, avec une façade à fenêtres et glycines, et un arrière-train de caverne. Vous savez peut-être que dans ce village de Trôo on a creusé à flanc de coteau dans le tuffeau de grandes caves auxquelles beaucoup de maisons sont adossées. Au fond de la maison, il y avait donc une longue grotte, creusée dans le calcaire, où l’on stockait des bouteilles de cette petite piquette que l’oncle Léon extrayait de ses vignes du coteau du Loir. Il faisait si humide dans cet antre que l’eau suintait du roc et formait de petites stalactites. Claudette me montra une cruche de verre qu’on avait posée à l’endroit où l’eau suintait le plus. Elle se couvrait de calcaire gris. Une manière économique qu’on avait, chez elle, de fabriquer des poteries… Je me promis d’exposer le cas à mon professeur de sciences naturelles…
Ensuite Claudette me fit visiter la cour, un endroit merveilleux, peuplé de poules, de pintades et de dindes. Dans un coin étaient entassés des clapiers où frémissaient de toutes leurs moustaches des dizaines de lapins. Claudette m’expliqua, gestes à l’appui, comment on les assommait, puis comment il convenait de les dépouiller, en les retournant comme des gants, avant de leur arracher le foie et les rognons. Elle me montra même un petit tas de peaux qu’on avait gardées pour le prochain passage du ramasseur – Elle imitait très bien le cri familier des villages d’alors : « Peau-eaux d’lapins… Peau-eaux d’lapins… » Je poussais des cris d’horreur, tout en caressant le crâne d’un tout petit lapin tremblotant dans sa cage… Puis elle m’accompagna jusqu’aux cabinets, une petite cabane de bois ennuagée de mouches, près du tas de fumier, où l’on se soulageait à la turque dans une odeur puissante. Elle poussa même la complaisance jusqu’à me « tenir la porte », car le loquet fermait mal.
Enfin il fut temps de partir pour la mairie. Claudette et moi nous nous étions placées sur un côté, et chaque fois que nous levions les yeux vers la mariée, nous pouvions voir se dessiner dans les vapeurs du tulle son ventre épais de fille enceinte. Cela amusait beaucoup Claudette, qui m’appelait Cécé, me soufflait des gros mots à l’oreille pour me faire rire, et me racontait des bribes incompréhensibles d’histoires cochonnes qui me faisaient rougir et glousser. Jamais je n’avais entendu autant d’insanités, jamais je n’avais eu une telle envie de rire. Elle était très intéressante, finalement, très amusante, cette grosse Claudette en robe rouge… elle savait beaucoup de choses, on pouvait le dire… des choses que je ne demandais qu’à apprendre, que j’aurais été très douée pour apprendre… j’étais si douée pour tout !
Il n’y eut pas de messe, le curé ayant refusé, hélas, de marrrier la fille pa’c’qu’al était autant grrrosse comme une montgolfièrrre…
—Bien sûr, la pauvre…
Mais ce n’était pas grave, puisqu’on on baptiserait le petit…
—Et vous rrrviendrrrez, comme ça, pas vrrrai, ça frrra une aut’ occasion…
Pour le repas on regagna la ferme. L’oncle Léon avait monté des tréteaux dans la cour, au milieu des poules, des pintades et des dindes.
On offrit à Sylviane la soupière à fleurs bleues qu’on avait emballée dans du papier de soie noué de rubans d’or qui provenaient du fonds de mercerie.
Pendant ce temps, tante Violette et Claudette avaient dressé le couvert – de grandes assiettes à fleurs passées, presque toutes ébréchées. On passa très vite à table, car tout cela donnait bien faim. Il y eut en entrée du pâté de lapin au poivre et aux herbes, qu’on consomma sous l’oeil critique des habitants des clapiers. Puis on dégusta la dinde farcie servie avec des z-haricots nouveaux et de la salade de pissenlits à l’ail. On tartina sur le pain frais du chèvre égoutté sous la grange, et pour dessert on se régala d’un énorme gâteau crémeux, aux fraises des bois et à la liqueur de mûres. Tout cela bien arrosé de la piquette du Loir d’oncle Léon.
Claudette parut surprise quand je lui expliquai ma vie… les cours de violon, le lycée, les compositions françaises, le latin et le grec… Elle eut une sincère pitié pour mes efforts et ma vie « toujours en quat’ murs ». Elle fréquentait pour sa part l’école ménagère, qu’elle quitterait dès ses seize ans, pour trouver quelque part un travail avant de se marier comme la Sylviane. Elle m’expliqua que ses parents ne la poussaient pas, et que, de toute façon, elle-même détestait l’école, même ménagère, et se réjouissait de la quitter au plus vite. Elle n’ambitionnait d’ailleurs rien d’autre que de prendre un peu de bon temps avant l’accaparante maternité, et la dure vie qui ferait d’elle sans doute une autre Violette. L’idée qu’elle et ses parents étaient tout simplement ce qu’on appelait chez moi des pauvres ne semblait pas l’effleurer un instant. Elle se sentait parfaitement à son aise et comblée dans cette vie de campagne qu’ils menaient tous ensemble, dans cette ferme des cavernes où l’on s’arrangeait avec pas grand chose, dans une sorte d’autarcie insouciante.
Jamais on ne m’avait tenu de tels propos. Il me semblait découvrir un nouveau monde. Et un monde, ma foi, qui me plaisait beaucoup, beaucoup plus que ma vie convenable chez madame Leborgne, mon professeur de violon. Il est vrai que j’avais bu un peu trop de la gentille piquette de l’oncle…
Après le dessert, pendant que chacun y allait de sa chanson et de son petit verre, nous avions pris la fuite, Claudette et moi, main dans la main. Nous étions descendues jusqu’au Loir par des chemins herbeux remplis de hautes ombelles et de digitales ardentes. C’était un jour d’été merveilleux. L’air était traversé de libellules bleues et le soleil pleuvait à travers les feuillages éblouis. La rivière coulait à l’ombre, tout en bas, tranquille et encaissée, toute chargée du reflet vert des bois. Je crois que jamais je n’ai eu comme cela dans ma vie le sentiment d’être au paradis. Claudette me montra le lavoir, m’en expliqua le mécanisme particulier, me raconta qu’elle venait là pour laver son linge, avec sa mère et ses soeurs, en été. Puis elle se déchaussa, mit ses pieds à tremper dans l’eau verte – pour se rafraîchir – , m’invita à l’imiter, et se mit à chanter. Elle avait une voix âpre, grave et fortement timbrée qui m’étonna d’abord. Elle connaissait tout le répertoire d’Edith Piaf, sa chanteuse préférée, dont elle imitait les modulations. Elle aimait beaucoup aussi Jacqueline François et ses « Lavandières du Portugal ». Et elle avait appris par coeur toutes les chansons de Lucienne Delyle, qu’elle ne trouvait pas du tout démodée. Ce qu’elle aurait aimé, m’expliqua-t-elle, c’était passer à la télévision, dans Télé Dimanche, une émission qu’elle avait vue deux ou trois fois chez les patrons de sa soeur, qui travaillait comme bonne à tout faire. Elle s’entraînait tous les jours pour le grand jour… Elle m’apprit ses chansons préférées. Elle chantait à tue-tête, et je répétais après elle, presque aussi fort : « Oui mais souvent les lavandières / Trouvent le mari de leur choix… Y avait du soleil sur son front / Qui mettait dans ses cheveux blonds / De la lumière… Mais hélas à Saint-Jean comme ailleurs / Un serment n’est qu’un leurre ! » Jamais je n’avais éprouvé une telle impression de liberté, de joie pure. Et je peux vous assurer qu’en ces instants, je haïssais le lycée de jeunes filles, le violon, les bonnes manières, et tous les sacrifices de tous les merciers-bonnetiers de la terre, comme jamais je n’ai rien haï.
Le soir avait été tragique. Claudette et moi pleurions de nous quitter, sous l’oeil surpris et vaguement réprobateur de mes parents, tandis que tante Violette m’invitait chaleureusement à revenir au plus vite, puisqu’il allait y avoir les vacances d’été. Mais rien ne nous consolait. Nous avions échangé des promesses chuchotées. Des serments solennels. Oui, je reviendrais. Oui, nous nous aimions pour la vie. Oui, nous étions pour toujours de vraies cousines, des jumelles de cousines. Non, je ne l’oublierais pas. Jamais.
Sur le chemin du retour, dans la 403, les parents avaient commenté la fête. Une journée bien ennuyeuse, mais enfin on avait fait plaisir à Violette, qui avait mis les petits plats dans les grands. Elle n’avait pas les moyens, d’ailleurs, elle avait eu tort. Sans compter qu’elle allait remettre ça pour le baptême ensuite. Et puis elle ne s’était pas arrangée. Elle avait encore grossi. La pauvre Sylviane se mariait enceinte jusqu’aux yeux, évidemment, avec un bon à rien de journalier, ça ne donnerait rien de bon, c’était sûr. Quant à la petite, elle était déjà grasse, cela tenait de famille, et mal élevée forcément, et en plus ça ne fichait rien du tout à l’école, pas comme Marie-Cécile. Et ces robes qu’elles avaient. Elles avaient dû acheter le tissu en gros – c’était bien le cas de le dire… Marie-Cécile était tellement élégante à côté, avec sa petite robe à pois blancs, fine et jolie. Au moins elle avait de la classe, Marie-Cécile, tandis que cette pauvre Claudette… et cette Sylviane inconsciente qui pondait déjà comme une lapine… La robe de mariée, oh, on la lui avait prêtée pour rien. Vu la situation, madame de Bonnechose, la patronne de Sylviane, avait fait un geste. Evidemment, une robe blanche, ça ne se portait pas normalement dans ces cas-là, mais vu la situation, et vu la gentillesse de madame de Bonnechose, on pouvait admettre… enfin il avait tout de même fallu élargir la robe, à cause du ventre… tout ce tulle qu’elles avaient mis pour cacher… une si belle robe… c’était ridicule…
Pendant les vacances d’été, j’étais partie en Angleterre me perfectionner dans une famille catholique amie de « mademoiselle », la « dame » du curé – une bonne cliente de mes parents. On m’y offrait gîte et couvert en échange de conversations distinguées avec des enfants de mon âge aussi parfaitement bien élevés que moi-même – je n’allais bien sûr pas négliger cette occasion unique de perfectionner mon anglais. Un séjour épouvantable, vous vous en doutez… A mon retour, j’avais trouvé une lettre de Claudette. Une longue missive rédigée d’une écriture inégale sur du papier à carreaux, pleine de fautes d’orthographe, où elle m’appelait cousine, me disait qu’elle m’aimait pour toujours, et me rappelait les bons moments passés ensemble au bord du Loir. Elle me confiait qu’elle avait un fiancé qui s’appelait Marcel et qui était chauffeur de car, et m’annonçait enfin qu’elle s’en irait bientôt à Tours, sans doute avant Noël, dans une pâtisserie, travailler quelques mois, afin de constituer les quelques économies qui seraient nécessaires pour se mettre en ménage, si bien que nous pourrions nous rencontrer là-bas, et nous « péiller encore du bon tant toute les deux, en manjant des gâteau. » J’aurais tout donné pour courir dans l’herbe avec elle, pour chanter comme elle des chansons d’amour fou, laver mon linge au lavoir dans l’eau clair de l’été, assommer pour les dépouiller des lapins aux yeux doux, dormir dans une caverne à stalactites et envoyer des baisers dans des lettres généreusement emplies de fautes d’orthographe… J’aurais tout donné pour ne pas revenir au lycée. J’aurais tout donné pour vivre comme Claudette, pour avoir un fiancé qui s’appelait Marcel, pour servir des gâteaux à la crème, pour être Claudette la réjouie, plutôt que moi, moi, moi, toujours moi…
Cependant la rentrée de septembre était revenue, j’avais regagné, résignée, ma chambre en ville, mes cours de violon, mes longues heures de travail, à la lueur indécise de la lampe du soir, et mes succès éclatants aux compositions les plus ardues.
J’étais maintenant en troisième. Dans la grisaille du premier trimestre j’avais repris ma vie de labeur, et j’avais entièrement oublié mon radieux après-midi à la campagne. J’avais tout à fait perdu la mémoire de Claudette. Et mes succès grandissants m’avaient armée plus durement pour l’ambition. J’avais même réussi à devenir « meilleure amie » de la fille d’un chirurgien de l’hôpital, qui était excellente pianiste et s’appelait Anne-Françoise – un honneur que je convoitais vainement depuis la sixième, et que m’avaient valu mes résultats remarquables, maintenant connus et jalousés dans toutes les bonnes familles de la ville. Tous les jeudis, je me rendais chez les parents d’Anne-Françoise – sa mère tenait salon ce jour-là. Des dames bien mises parlaient musique et livres en grignotant des petits fours et en buvant du thé dans de la porcelaine de Chine, je me mêlais à elles comme si j’avais été vraiment de la maison… Un de mes grands succès de cette année-là, dont j’étais aussi fière que de mes versions latines. Et ce n’était pas tout : Anne-Françoise et moi préparions ensemble un concert qui serait joué à Noël, pour une oeuvre de charité. Tout ce qui comptait à Tours serait là pour nous écouter, nous étions tout en émoi, et nous répétions les samedis soirs dans le « salon de musique » tendu de velours jaune où nichait le piano Erard.
Un après-midi de décembre, alors que nous revenions ensemble vers le lycée, nous avions appris d’une camarade que l’absence d’un de nos professeurs nous donnait une heure de congé, et, comme il faisait froid, nous avions eu assez vite l’idée d’entrer pour attendre dans un petit salon de thé de mince apparence qui venait justement d’ouvrir, rue d’Entraigues.
Mon amie a poussé la porte, je suis entrée à sa suite, une petite cloche toute grêle a sonné tandis que le lourd battant cognait derrière nous. Et soudain je l’ai vue devant moi. Claudette. C’était elle. C’était elle, en tablier blanc, les cheveux relevés et aplatis en chignon, qui servait. En me voyant elle a eu un geste de joie.
— Cécé !
Et elle s’est approchée pour me planter sur les joues les deux baisers rituels.
Je suis restée droite et figée.
— Cécé ! Tu me r’connais pas ?
J’ai fait non de la tête.
— Enfin, c’est pas possib’, tu t’ souviens bien, quand même ? La noce à Sylviane ! Cécé… Marie-Cécile !
— Non, mademoiselle, je ne vois pas du tout…
Elle avait les larmes aux yeux, mais moi, toujours impitoyable, je niais. Non, non, mademoiselle. Finalement je ne prendrai rien, non, je n’ai pas vraiment faim. Surtout, ils ne me plaisent pas beaucoup, vos financiers, ils ont l’air gras et ils sont brûlés sur les bords.
— Oui, a dit Anne-Françoise, ils sont luisants de graisse, et noirs de charbon, c’est très vulgaire, ici. Allons plutôt chez Poirault…
Poirault ? oui, vous savez bien, rue Nationale… à l’époque, c’était le grand pâtissier, le célèbre Poirault de Tours. Jamais je n’aurais cru pouvoir entrer un jour chez Poirault… Evidemment, entre rue d’Entraigues et rue Nationale, j’allais devoir m’expliquer un peu, au sujet de cette encombrante Claudette…
— C’est drôle, vraiment, cette fille avait tout de même l’air de me connaître, mais moi, je te jure, je ne la connais pas. En y repensant je me dis… que… oui… ça doit être la fille de la femme de ménage de ma mère.
— Ces filles-là ! c’est pot de colle et compagnie… La femme de ménage de ma mère a aussi une fille comme ça, grosse et moche, avec des cheveux gras, qui veut toujours me parler quand elle me voit. Une idiote.
Nous sommes allées manger chez Poirault…
Quand nous sommes revenues au lycée, j’ai jeté un coup d’oeil, dans l’escalier qui nous ramenait aux étages classiques, par une fenêtre grillée qui donnait sur la rue d’Entraigues. On voyait très bien, d’en haut, la pâtisserie de Claudette. Elle, bien sûr, on ne pouvait l’apercevoir dans l’ombre de la petite boutique. Mais j’étais sûre qu’elle pleurait.
Et moi, derrière ma fenêtre grillée, je le savais, que je venais de m’emprisonner pour toujours.
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Oh la la… devant la bonne copine ne pas reconnaître cette cousine, sous peine de faire jaser son amie du beau monde… et oui elle a choisi son camp là… Merci Carole, tjs des histoires prenantes, jill
Infréquentable personnage, coque brillante mais vide, mais elle en prend conscience…sur le tard. Tout n’est peut-être pas perdu alors! il n’empêche qu’à la fin de l’histoire, de surprise, je me suis exclamée, toute seule devant l’ordi: ah la s…..!
Quel beau récit, on s’y croirait à ce dimanche à la campagne qui fut, tout compte fait, la seule véritable chance de cette pauvre « cécé »
« De grandes espérances », on retrouve là un peu de Charles Dickens, ce souci de cacher ses origines pour s’élever dans la « bonne » société, en souffrir mais piétiner ses sentiments comme pour en exorciser la faiblesse. Un récit prenant, Carole, j’apprécie toujours venir te lire.
Pour ne pas déplaire à la haute société on va jusqu’à renier des membres de sa famille qui n’ont pas le sou pourtant il n’y a pas de honte à rencontrer un pauvre lui parler et dans ce cas il faut savoir oublier la haute société qui est souvent indifférente à la misère et tu peux tout de même dire un grand merci à ces parents qui voulaient que leur fille soit une personne bien avec une bonne situation
J’aurais dû m’attendre à cette chute… mais non.
J’espérais qu’elle avait gardé un peu d’humanité.
Ton récit est magnifique, Carole. Merci !
Passe une douce journée.
Tu es la fille unique d’un couple de merciers-bonnetiers de Château-Renault, petite ville de Touraine.alors tu dois connaitre la belle histoire de la tannerie et je crois même qu’il y a un musée du cuir.
Non, « je » ne suis pas de Château-Renault, c’est ma narratrice. En fait, je n’ai fait que passer à Château-Renault, mais j’y ai souvent acheté des chaussures, aux usines « Arche »…
De Chateau-Renault, je ne connais même que ça : le magasin d’usine « Arche ».
Superbe histoire.
Le mal que l’on fait aux autres, nous blesse toujours +.
Un temps, un assez long temps, – celui de la noce -, je me suis dit : voilà du vécu !
Puis, vint l’allusion à la Comtesse de Ségur avec « Camille et Madeleine ». Et là, encore, je me dis : mais la voilà la source d’inspiration des « aventures » de Carole!
Puis, la chute, l’affreux épisode de la petite peste prétentieuse !
Et là, non, ce n’est pas possible : ce ne peut être Carole !
Que de l’inventé dans ce récit …
Pas que, loin de là !… Je pars toujours d’éléments vécus, mais ce n’est JAMAIS autobiographique, car je « mixe » lieux et personnages, je retourne certains rôles, et j’invente aussi. Mais je ne veux pas révéler plus précisément les « secrets de fabrication ». Merci pour la lecture attentive.
la honte et le mépris, une belle nouvelle que Maupassant n’aurait pas reniée , avec une petite touche de Flaubert, et même j’ai pensé au sketch de la talentueuse Sylvie Joly dans la scene de débriefing de la fête dans la voiture
Un très beau texte, j’ai déjà expérimenté ce genre de réaction, ces gens qui font semblant de ne pas vous connaître car ce serait de dévaloriser aux yeux d’autres personnes. Je l’ai vu et les personnes qui agissent de cette manière ne sont jamais heureuses, car elles souhaitent donner d’elles une image qui ne leur correspond pas. Ta description du monde paysan est saisissante de réalisme, c’est un monde que je connais bien ,et le cheminement narcissique de l’héroïne est particulièrement juste. Et moi aussi je ferais référence à Flaubert et Maupassant. Un très beau texte Carole mais je me répète!
Merci Emma. Je pense que ces gens qui font semblant de ne pas vous connaître sont ceux qui sont le moins sûrs d’eux, justement. Ils croient devoir toujours faire leurs « preuves » en matière de distinction. Et sont capables d’une grande cruauté, de ce fait, mais cette cruauté s’exerce aussi contre eux-mêmes.
Usine Arche c’est çà