J’ai encore fait ce rêve…
Je cherche dans le livre et… oui… c’est bien ça, la page s’ouvre juste où il faut, et… voilà… j’en suis sûre maintenant, comment ai-je pu l’ignorer ? pourquoi ai-je voulu si longtemps le nier ? c’est de Victor Hugo. Je dois me dépêcher de le lui dire : « C’est de Victor Hugo, et vous aviez raison… c’est si bien, si bien dit… » Elle aussitôt me sourit, pas rancunière : « Je le savais… » Elle va ajouter quelque chose, réciter encore le poème en entier, certainement, mais déjà elle a disparu…
Je l’ai cherché tant de fois sans le retrouver, ce poème… Je n’ai jamais su s’il était vraiment de Victor Hugo, je n’ai jamais su de qui il était. Je sais seulement que je le trouvais ennuyeux et commun, qu’il était en alexandrins platement rimés, et qu’il se terminait par ces mots qui alors n’importaient pas pour moi : « le bonheur, il est là ».
Elle le récitait avec ces mimiques et ces pauses un peu ridicules que les bons élèves apprenaient autrefois, dans ces cours complémentaires où on organisait, pour la fin de l’année, des représentations théâtrales. Du mauvais théâtre… de la mauvaise déclamation, de la poésie d’école au village, passée comme l’encre brunie de ces cahiers cousus où l’on copiait en ronde des citations d’Anatole France et des vers de Florian. Et je m’ennuyais tellement…
Le poème était long. Il y était question d’un petit enfant que sa mère faisait marcher, ou d’un nouveau-né que son père regardait s’endormir au creux de son berceau – des deux peut-être, je ne sais plus, j’écoutais toujours si distraitement. Les alexandrins déroulaient leurs méandres ondulants, interminablement.
Puis elle prenait sa respiration, elle aiguisait sa voix pour faire monter le point d’interrogation : « Où est-iiil’, le bonheur ???? » Ensuite, elle s’arrêtait un instant pour bien mettre en valeur la réponse, comme elle l’avait appris dans la classe de madame Bonne. Je savais qu’on était arrivé à la fin, et je poussais intérieurement un soupir de soulagement. Indifférente à mon ennui, savourant son effet, elle retenait encore une seconde le dernier hémistiche, qui prenait, d’être ainsi demeuré suspendu, une sorte de naïf éclat. Elle attendait, se préparant pour la virgule, comme autrefois. Elle adoucissait vers le là final sa vieille voix trop rauque. Alors les derniers mots s’imposaient, point d’orgue triomphant : « le bonheur, il est lààà ». Un sourire de jeunesse et de grâce extatique errait sur son visage, qui se mettait soudain, inexplicablement, à vieillir atrocement dans ses rides, masque d’enfance posé sur le grand âge, aussi absurde que le sourire du chat du Cheshire flottant loin de lui-même. Je savais que c’était fini. J’étais délivrée, et un peu triste, aussi, cependant, sans bien savoir pourquoi.
—C’est une poésie qu’on apprenait dans la classe de madame Bonne.
—C’est bien long… Quelle mémoire vous avez…
—J’ai toujours eu une excellente mémoire… mais j’ai oublié le nom de l’auteur. Je crois que c’est de Victor Hugo, seulement je n’en suis plus bien sûre… Mais vous, vous, vous allez pouvoir me le dire, sans doute, vous qui savez tant de choses… Hein ? de qui est-ce ? Est-ce que c’est vraiment de Victor Hugo ?
Pourquoi m’accablait-elle toujours des mêmes questions ? Je le lui avais déjà dit cent fois, que je ne SAVAIS pas… Je ne pouvais pas tout savoir, après tout, même si j’avais fait quelques études, alors qu’elle avait dû s’arrêter… Mais cela, elle le dirait tout à l’heure…
—Je ne sais pas, je vous l’ai déjà dit. Je chercherai, si vous y tenez… Victor Hugo ? Non, je ne crois pas… c’est trop faible, ce machin, à mon avis, pour être de Victor Hugo… Peut-être Lamartine… ou même Sully Prudhomme…
—… madame Bonne choisissait toujours de très beaux textes très tendres pour nous les faire apprendre, uniquement des classiques, et elle me faisait toujours réciter la première, en classe, pour que je donne l’exemple aux autres… Je crois quand même qu’elle est de Victor Hugo, cette poésie, parce qu’elle est si bien écrite, il faut que ce soit d’un grand artiste, vous ne trouvez pas ? Je l’aimerais autant, si c’était d’un autre, naturellement, mais elle est tellement belle, cette poésie… je crois que c’est de Victor Hugo, ou au moins d’un grand poète… seulement je ne suis pas sûre… les vieux, ça perd la tête et ça devient bête… c’est si bête de perdre la tête. Si vous saviez comme c’est dur de ne plus être sûre… comme c’est bête de perdre la tête… si vous pouviez me dire, vous qui avez fait des études bien plus que moi, si vous pouviez chercher dans tous vos livres…
J’ai cherché vaguement tant qu’elle était vivante. Très vaguement. Mais j’ai cherché. Pour lui faire plaisir. Par acquit de conscience. Pour faire oublier peut-être mes airs ennuyés et mon dédain bourgeois pour les grands airs villageois de la classe de madame Bonne.
Puis elle est morte. Et, incompréhensiblement, le vers s’est mis à tourner dans ma tête. Du long poème qui m’ennuyait, et dont j’avais tout oublié, lui seul était resté. Banal et si vieillot, mais vivant, importun, nécessaire. Souvent, je l’entendais qui insistait dans ma mémoire : « le bonheur, il est là »… Il est là ? Mais où ? Et qu’est-ce que c’était, en effet, que ce poème ? J’aurais tellement voulu en retrouver le texte, ce long texte qu’elle avait su par coeur, et récité, sa vie durant, que j’avais si souvent entendu sans l’écouter, dont j’avais finalement tout oublié, hors ce dernier vers qui m’avait toujours semblé si ridicule, et qui désormais m’obsédait… Des vers bien faibles, avais-je pensé, autrefois, très communs, trop faibles, trop communs pour être de Victor Hugo… mais tout de même… pourquoi pas, après tout, puisqu’il lui plaisait tant, puisqu’il me fascinait, moi aussi, après tant d’années ? J’ai vraiment commencé à chercher. J’ai compulsé mes vingt-deux tomes de Hugo. Je suis allée voir chez Marceline Desbordes-Valmore, et même chez Lamartine et Sully Prudhomme… Puis j’ai écumé les bibliothèques et j’ai interrogé les bibliothécaires. J’ai recopié le vers sur internet, dans l’espoir qu’un écho lointain me le renverrait, annoté et classé. Sans me lasser j’ai tapé : « Le bonheur, il est là ? Où est-il ? Il est là… » Dans les brocantes, j’ai acheté pour les feuilleter de vieux livres de classe à couverture de carton rose. J’ai demandé à de très vieilles dames qui avaient eu autrefois des prix de récitation. Presque obsessionnellement, j’ai cherché. Sans jamais trouver.
Mais de temps à autre, la nuit, je fais ce rêve, toujours le même rêve : je tourne les pages d’un livre… tiens ! mais… mais c’est un volume de Hugo… ! … et soudain il est là... le texte surgit, complet. Il s’étale très long sur la page, tranquille et lumineux comme un après-midi de fin d’été, et je dis dans ma joie : » C’est de Victor Hugo… voyez donc ! Voilà, j’ai trouvé, c’est bien cela, c’est de Victor Hugo, regardez… vous aviez raison, je dois le reconnaître, vous ne vous étiez pas trompée, c’est vraiment de lui… et c’est très bien écrit, en effet, très bien écrit, si beau… vous aviez raison… » Et alors, alors justement que le poème bavard et sans force qui avait fait jadis toute sa gloire et sa joie va s’ennoblir et rayonner enfin d’être du grand Hugo… alors qu’elle va être si heureuse d’avoir étudié autrefois quelque chose qui en valait la peine, d’avoir eu quelque chose à m’apprendre… alors qu’elle va réciter longuement sa poésie, au jardin de là-bas, avec tout son art d’autrefois… alors, elle disparaît. Je reste seule dans l’obscurité de la chambre. Tout est fini et je ne sais plus rien. Bien sûr, puisqu’elle est morte, et que c’est moi maintenant qui vieillis et ressasse à sa place tant de phrases effacées dont tous les mots me manquent…
Il y avait au jardin ces chaises de fer bancales et dépeintes. On avait mis la nappe sur la table trop petite et posée de guingois sur les pavés irréguliers. On avait apporté le thé sous le vieux saule pleureur frileux qui grelottait, et les petits gâteaux disposés dans la vaisselle de Saint-Clément tanguaient sur le plat qui penchait. Car on prenait le thé, alors, l’après-midi, dans le jardin rempli d’oiseaux, avec une élégance rituelle et surannée. Tout près, dans le cerisier secoué par les merles, un petit garçon blond s’était assis sur la plus grosse branche, pour réfléchir au monde. Les pommiers vieillissaient dans leurs grands corps noueux, et veillaient somnolents aux allées du verger. On cueillerait bientôt les raisins et les poires, on cuirait lentement le coing et la rhubarbe dans la bassine en cuivre.
C’était encore l’été, j’avais sur les genoux une toute petite fille aux longs cheveux, je m’ennuyais au jardin, mais l’ombre était bien douce par cette journée tiède où mûrissait l’automne.
Elle, elle était déjà tellement vieille. Elle regardait l’enfant qui s’endormait, elle prenait un gâteau dans la boîte, le trempait dans le thé, l’avalait goulûment, puis elle prenait la pose, redressait son menton qui tremblait, et commençait à réciter… cela m’agaçait toujours, cette naïve habitude qu’elle avait de réciter sans cesse, comme une candidate du certificat. Mais le vent secouait doucement les longs cheveux du saule, et l’air sentait le chèvrefeuille et la cerise sure. J’écoutais sans entendre. Et lorsque, se redressant un peu, montant sa vieille voix jusqu’aux aigus de l’enfance, pour faire trembler la virgule et laisser résonner l’adverbe, elle articulait doctement : « le bonheur, il est là », je savais que c’était fini.
Et j’étais toujours un peu triste. Sans bien savoir pourquoi.
.
.
.
.
Eh oui, le bonheur est toujours là, sous nos yeux, mais nous ne le voyons pas et c’est toujours avec le recul que nous savourons la petite musique pleine de charme du passé. Et puis on regrette de n’avoir pas su écouter l’ancêtre qui le disait si naïvement qu’on en était agacé…
Comme toujours, tu analyses parfaitement mon propos. Le bonheur, au moins, c’est de t’avoir comme lectrice.
Heureux ceux qui savent le reconnaître. Et je suis sûre que Hugo aurait aimé ce doux récit et ta belle écriture.
En rêve, alors ?
Bonjour Carole, il est forcément quelque part n’est-ce pas… Madame Bonne le savait ! Merci…
Oui, forcément !
Le bonheur ?
Il est partout où nous voulons bien le déceler, où nous voulons lui donner sens.
Et même, je vous assure, dans des recherches herméneutiques qui permettent de débattre à propos d’une « vieille pierre » …
ça, je n’en ai jamais douté, et, je vous l’ai déjà dit, je l’admire.
« le bonheur il est là »…vieille madame vous aviez raison
mais Elle dans son rêve l’a vu
mais Elle dans ses écrits le cherche
mais Elle le trouve au coin d’une musique, à l’oreille du vent, au bruit du silence qu’il fait quand il s’en va, un bon-heur ce n’est peut-être qu’un hasard heureux, alors Elle sait que le bonheur dans « la phrase vie » ce sont des petits pointillés de toutes les couleurs…
Mais ici « Je », ce n’est pas forcément moi. En fait, je ne pratique pas l’autobiographie, ou du moins pas exactement. J’ai voulu faire un récit stylisé, où il n’y aurait que « elle » et « je », dans un dialogue et une incompréhension qui caractérisent souvent les relations entre les générations.
Merci cependant pour le poème, qui fait plaisir à lire !
Je n’ai pas de réponse… mais je me suis laissé prendre par ton récit.
Merci, Carole, pour ce moment de bonheur.
Merci de ta lecture, Quichottine. ton commentaire était bizarrement parti dans les « indésirables », mais je l’ai heureusement retrouvé.
Mais aussi pourquoi joue-t-il ainsi à cache-cache?
Un sacré farceur, ce bonheur. ON ne le trouve que quand il n’est plus temps.
Et comme Prévert l’écrit:
“On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va.”
Mais est-ce le bonheur qu’il faut impérativement trouver?
Alors que, peut-être, la joie est là dans la vie même, jusque dans l’ennui d’écouter une poésie qui s’insinue dans les rêves. Elle le savait, elle, en regardant l’enfant s’endormir et en donnant son rythme, même un peu désuet, à une vieille rengaine de son jeune temps.
Ton texte m’a rappelé une grande-tante, qui aux repas familiaux pendant lesquels elle se taisait, se mettait au dessert à réciter son répertoire d’antan. Et c’était du Victor Hugo bien souvent.
Tendresse à l’évoquer, à l’entendre à travers ton récit.
Entre ce « je » et ce « elle », la tendresse s’invite aussi, malgré l’agacement, malgré l’ennui.
Oui, c’est l’affection qui a toujours le dernier mot.