Il y avait du brouillard ce matin-là. Un brouillard épais qui faisait surgir partout des fantômes. Et ce froid oublié, soudain revenu avec septembre… Elle serrait dans ses mains glacées la poignée de son vieux cartable. On ne l’avait pas changé pour cette rentrée, sa dernière rentrée à l’école d’Uzages, avant le collège de Lacombe. Maman aurait voulu, mais papa avait dit qu’ils n’avaient pas les moyens, que c’était un beau cartable, qu’il était encore bon. Alors elle avait gardé, un peu honteuse, mais pas vraiment mécontente au fond, le cartable de ses premières années d’école, un cartable rose, plaqué de dentelles de plastique en forme de cœurs, comme on en fabrique pour les très petites filles, un cartable qu’elle avait beaucoup aimé, jadis, fané et râpé maintenant, si bizarrement boursouflé, avec sa grande déchirure recousue, devant, comme une cicatrice. Et elle le serrait fort dans le froid, comme autrefois, affrontant les fantômes du matin.
Le brouillard était de plus en plus épais et papa s’énervait. Pourquoi est-ce qu’il avait pris par la Forêt pavée ? Une mauvaise route où l’humidité s’accumule, dans l’ombre des bois et des étangs. Il faut se méfier, en septembre… Et puis on aurait dû partir plus tôt, il allait être en retard à la fin. En retard à l’école, ce n’était rien, mais en retard à son travail…
C’était un lent et long trajet, chaque matin, pour se rendre à Uzages, sur les lacets des petites routes de campagne qui reliaient au village la ferme où ils habitaient. Ensuite, au-delà d’Uzages où il la déposait devant l’école, papa continuait le trajet sur une route plus large, qu’on appelait « la nationale », vers Lacombe.
Malgré le chauffage, et la soufflerie, elle avait vraiment froid. Dans le brouillard qui se faisait plus dense encore, au-dessus des étangs, à cet endroit qu’on appelait le Moulin noyé, et où l’on voyait toujours des choses si mystérieuses, quand on passait, elle crut apercevoir un chevreuil, à la lisière du bois. Il y en avait, dans la Forêt pavée… des chevreuils, des cerfs aussi, et des biches… la bête la salua d’un regard lointain et brumeux… puis s’élança, gracieuse, superbe. C’est alors qu’il y eut le choc.
Un choc sourd, brutal. La bête tourna un instant sur elle-même, puis s’effondra, très noire, sur le bord de la route… A ce moment elle comprit que ce n’était pas un chevreuil, mais un grand chien. La voiture zigzagua dans le hurlement des freins, hésita, vira vers le fossé, vira de nouveau, s’extrayant de la boue, vibra et haleta, et puis reprit sa course…
-Un clebs ! Eh bien, on l’a échappé belle, j’ai cru qu’on allait finir en tonneaux !…
Qu’est-ce que t’as ? T’inquiète, on n’est pas morts, juste un tête-à-queue.
Elle aurait voulu crier, mais elle dit simplement, très bas : – Tu devrais t’arrêter.
-Qu’est-ce que tu dis ? J’ai pas entendu. Parle plus fort si tu veux que je te comprenne, avec la soufflerie…
-… t’arrêter.
-M’arrêter ? Manquerait plus que ça… Pourquoi donc ? Pour être encore plus en retard?
-…pour… pour le chien…
-Pour le chien ? Tu te fiches de qui ? Je l’ai fait exprès, peut-être, d’écraser ce clebs ? C’est lui qui s’est jeté sur la voiture ! J’ai pas encore vu ce qu’il a cassé, mais… Pourquoi tu pleurniches ? Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ?
-…t’ar… rêter…
-La ferme ! C’était qu’un clebs, je te dis. Sans doute une bête à Lucas, un clebs errant, je te dis… Tu sais ce que ça signifierait, pour moi, d’être en retard au travail encore une fois… ? Tu l’as vue comme je la vois, la charrette qui se prépare ? Hein, tu l’as vue ? Qu’est-ce que tu feras quand on m’aura jeté, moi, hein ? C’est pas les ménages de ta mère qui paieront le loyer… Qu’est-ce que tu feras quand on sera tous sur le bord de la route, hein ? Crois pas qu’on aura pitié de nous, personne aura pitié, je te dis, personne… on pourra bien crever…
Quand papa la déposa, très vite, devant l’école, la grille était déjà fermée, il n’y avait plus personne dans la cour de récréation. Elle s’avança jusqu’à la porte de la classe, puis s’immobilisa, incapable d’entrer. Dans le brouillard le monde était tout gris. Les jeunes prunus de la cour, hier si vifs et rougeoyants d’espérance, tendaient vers le ciel lourd des bras si minces, si transparents, qu’ils auraient pu disparaître tout à fait. Elle s’assit et resta là, sur le seuil, à pleurer.
-Qu’est-ce que tu as, Charlotte ? demanda Mme Mansouri en ouvrant brusquement la porte. Ça ne va pas ? Pourquoi tu es en retard ?
-Mon chien est mort ce matin.
-Pleure pas… tu lui feras un bel enterrement, à ton chien… Rentre maintenant, on a commencé…
Toute la journée, elle y pensa. Un bel enterrement. Elle en parlerait à papa ce soir. Ils iraient chercher le chien. Ils marcheraient sur le bas-côté de la route en se tenant par la main, comme avant, quand tout allait bien, quand on était heureux. Ils marcheraient côte à côte, ils chercheraient l’animal, il serait couché très beau sur un lit de feuilles, ils le caresseraient. Puis ils lui creuseraient une fosse, ils diraient quelques mots, cueilleraient quelques fleurs, ou de jolies feuilles d’automne, ou même des champignons, qu’ils déposeraient sur la fosse. Ils fabriqueraient une petite croix de bois, et ils la planteraient là, pour marquer l’endroit. Ils reviendraient, de temps en temps, ensuite, ensemble, pour poser des fleurs sur la tombe, pour rafraîchir la croix.
Quand papa repassa la prendre, le soir, à la garderie, il était en retard, et il avait l’air si fâché qu’elle n’osa rien dire.
Elle remarqua en montant que le pare-chocs avant était vraiment très enfoncé.
-Qu’est-ce que t’as à regarder mon pare-chocs… ? Je suis passé au garage… Encore des frais… comme si on n’avait que ça à payer… à cause d’un clebs !
Ce soir-là, papa prit par la route de Brains, évitant ainsi le bois de la Forêt pavée.
Pendant tout le voyage, l’enfant se tut, balançant son cartable, obstinément, comme elle aurait hoché la tête pour dire non. Non, non, non.
-Qu’est-ce que t’as à faire la tête ? Et cesse donc de cogner ton cartable comme ça, je l’ai recousu comme j’ai pu, c’est fragile, comme réparation… j’y mettrai un peu de résine, ce week-end, pour consolider… fais donc attention, en attendant.
A table, elle remarqua pour la première fois que papa avait de très grosses mains musclées et laides, lacérées de cicatrices – il se brûlait souvent, au travail. D’habitude, elle avait beaucoup de peine quand elle pensait à ce travail où papa se brûlait, où il souffrait, dont il rentrait si las, si irrité, elle évitait toujours de regarder ces mains abîmées qui l’effrayaient. Elle préférait les serrer dans les siennes, quand elle marchait à ses côtés, c’était bon de les sentir épaisses et fortes. Mais là, c’était drôle, elle n’en détachait pas les yeux, de ces mains si rudes. C’était très laid, ces cicatrices. C’était très laid, cette façon qu’il avait eue de tourner le volant, de toutes ses forces, ce matin, quand il avait commencé à zigzaguer, puis quand il avait redémarré, arrachant la voiture du fossé, après le tête-à-queue.
-Mange, au lieu de rêvasser !
Derrière la fenêtre, on apercevait la Forêt pavée, immense, tremblante et sombre. Le soleil se couchait, teintant de rouge la silhouette inclinée des arbres que le vent semblait chasser comme des bêtes, au loin. Est-ce que le chien était toujours là-bas, sur le talus, à attendre ? Demain matin, décida-t-elle, on partirait plus tôt, papa aurait le temps de s’arrêter pour voir.
Le lendemain, elle avala très vite son déjeuner, prépara son cartable, puis, tandis que papa finissait son café, sans se faire remarquer, elle alla chercher la bêche dans la grange, et elle la plaça sans bruit dans le coffre de la R21.
C’était encore un matin d’épais brouillard, mais, à deux, ils parviendraient à repérer l’animal. Ils tireraient le corps sous les feuilles, pour le mettre à l’abri, ils planteraient une branche en guise de repère. Elle y attacherait son mouchoir, le jaune qu’elle aimait bien, celui que mémé lui avait offert quand elle était petite et qui était tout mordillé. Et puis le soir, ils reviendraient pour faire l’enterrement, ensemble. Papa achèterait des fleurs à Lacombe, ou bien on en cueillerait au passage, sur la route, pour faire un bouquet.
-Dépêche-toi, dit l’enfant.
-T’en fais pas, je prends par Brains, ce matin, c’est un peu plus long, mais c’est dégagé, on roulera plus vite tout de même, par ce temps…
-Et le chien ?
-Quoi le chien ?
-Le chien… il est sur l’autre route…
-Et qu’est-ce que j’en ai à faire de l’endroit où il est ? Il peut bien pourrir n’importe où… Il m’a défoncé mon pare-chocs, tu veux pas en plus que je lui offre des fleurs ?
Il avait décidément des mains énormes, des mains… des mains de bête, pensa l’enfant, quand il tournait le volant. C’était drôle comme elle remarquait maintenant des choses qu’elle avait toujours vues sans les voir.
– Mais bon sang, qu’est-ce qui cogne comme ça dans le coffre ? On va encore être en retard s’il faut s’arrêter sans arrêt. C’est toi, je parie, qui m’as mis je ne sais quoi dans le coffre, hein ? Qu’est-ce que tu veux, à la fin, dis-le, ce que tu veux ! que je lui fasse un enterrement, à ton clebs ! Que j’envoie des faire-parts et que je fasse dire des messes ? Eh bien non. Je m’en fiche de ce clebs, je refuse de m’en occuper. Il est mort, point. On n’y peut plus rien. Faut que tu l’admettes, qu’il est mort. Faut que t’admettes ça, à ton âge, quand on est mort on est mort, point-barre ! Tu ferais mieux de penser aux vivants, à tes parents par exemple, qui rament pour t’élever, qui font ce qu’ils peuvent pour travailler, avec ce chômage qu’il y a par ici… ce chômage… Bon sang, et ce machin dans le coffre, qui cogne sans arrêt… !
Le soir, papa prit encore par Brains. La bêche heurtait sans cesse au fond du coffre et ça l’agaçait. Papa descendit plusieurs fois pour la coincer, sans succès. L’enfant restait très silencieuse, à regarder par la fenêtre les prés jaunis par l’automne, avec leurs vaches lentes aux yeux résignés et leurs pommiers chargés de taches rouges.
Quand elle rentra, maman fut surprise de la trouver au grenier, assise au milieu des affaires de mémé Blandine. Elle refusa de sortir pour manger. Papa déclara que c’était une sale môme et qu’elle se passerait de repas, ça serait autant d’économisé, après tout. Maman cria qu’il était trop dur. Elle, elle resta là longtemps, indifférente, dans la nuit qui tombait. En bas, ils se disputaient. Et alors ? Ils se disputaient tout le temps de toute façon. Une fois de plus, maman cria qu’elle allait partir, qu’elle était encore jeune… Elle savait bien qu’il aurait suffi qu’elle sorte du grenier, qu’elle leur parle doucement comme elle le faisait d’habitude, et certainement ils se seraient réconciliés. Mais elle n’en avait pas envie. Elle avait besoin de réfléchir. Pourquoi est-ce qu’il n’avait ramené que ces deux valises, de toutes les affaires que mémé Blandine avait eues chez elle ? Est-ce qu’il les avait jetées, ou bien vendues, peut-être ? Est-ce qu’elles étaient quelque part à pourrir ? Et mémé ? pourquoi personne ne parlait plus d’elle, pourquoi on avait mis les valises au grenier pour les laisser se couvrir de poussière ? Elle avait besoin de réfléchir à beaucoup de choses.
Le mercredi, Charlotte était seule à la maison. C’était comme ça tous les mercredis : papa partait tôt pour l’usine STEF à Lacombe, maman partait un peu plus tard, pour aller faire ses ménages à Oudon, et ils ne rentraient tous les deux que le soir. Elle les écouta se lever, ferma obstinément les yeux quand maman vint lui dire au revoir, puis se leva très vite quand le bruit de la mobylette s’éloigna, avala rapidement son chocolat au lait, prit son vélo, et s’engagea sur la route de la Forêt pavée. Il faisait sombre, mais sec. On y voyait assez.
Elle chercha longtemps. Elle ne se souvenait pas de l’endroit exact. Avec le brouillard, elle n’avait pas pu se rendre bien compte.
C’est un grand fracas de pies qui lui révéla la carcasse. Le chien était dans l’herbe, le flanc ouvert, les yeux mangés, la cervelle à l’air. Un nuage de mouches bourdonnait dans les tripes qui se répandaient. Une pie s’envola, tenant entre son bec un lambeau rouge. Les autres s’élancèrent, se disputant en criant le morceau de chair qui tomba sur la route.
L’enfant s’enfuit, pédalant de toutes ses forces.
Quand la vieille madame Lefèvre passa, vers midi, pour voir si tout allait bien, et lui faire chauffer son repas, comme elle le faisait tous les mercredis midis, elle était accompagnée de son grand labrador. Charlotte en fut soulagée. Elle caressa longuement la fourrure noire de l’animal.
« Jeff, murmura-t-elle, Jeff… «
Au moins ce n’était pas lui… ce n’était pas Jeff, qu’est-ce qu’elle s’était imaginé ?
-Ça fait plaisir, dit madame Lefèvre, une petite qui aime les bêtes comme ça…
-Si quelqu’un le tuait, dit brusquement l’enfant, qu’est-ce que tu ferais ?
-Pourquoi veux-tu que quelqu’un me le tue ? C’est un brave animal…
-Mais, quand même, si quelqu’un le tuait, imagine seulement, qu’est-ce que tu ferais ?
-Qu’est-ce que tu vas toujours chercher, j’en sais rien, moi, pourquoi tu veux que j’imagines des histoires pareilles ?
-Et tu connais des gens qui ont perdu leur chien, par ici ?
-C’est déjà arrivé, forcément.
-Mais cette semaine ? Il y en a eu, des gens qui ont perdu leur chien ?
-Rien entendu dire.
-Tu crois qu’il passe beaucoup de monde par la Forêt pavée ?
-Ah ben vraiment, t’en as des questions, toi, aujourd’hui… du monde… on peut pas dire, c’est une petite route… et moi j’ai pas de voiture, alors… J’y vais des fois, aux champignons, sinon en vélo je prends plutôt par Brains, c’est moins raide, et puis c’est plus gai.
-Et si quelqu’un voyait un chien mort, dans le fossé, qu’est-ce qu’il ferait, tu crois ?
-Rien. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? C’est souvent qu’on en trouve, des animaux morts. C’est triste pour leurs maîtres, mais on n’y peut plus rien…
-Et t’es allée aux champignons, cette semaine ?
-Pas eu le temps, mais qu’est-ce que ça peut te faire ? T’as quelque chose derrière la tête, toi, tu ferais mieux de me dire quoi…
-Non, fit l’enfant de la tête.
-Tiens, à propos de chien, tu sais ce qui est arrivé à Daniel ? Il a eu un accident sur la route de Lacombe. Il a voulu éviter un chien fou qui traversait la nationale, et il s’est retrouvé dans le fossé. La voiture défoncée, trois côtes cassées… tout ça pour un chien errant. Son père lui a gueulé dessus, je peux te dire. Mais je comprends, moi. Moi, je me serais déportée aussi, pour éviter un chien… j’aime les bêtes… Il est comme moi, Daniel, les chats font pas des chiens…
Quand maman rentra, le soir, l’enfant demanda :
-Tu sais ce qui est arrivé à la voiture de Daniel ?
-Oui, ça va lui faire des frais… son père est furax.
-Et celle de papa, tu sais ce qu’il lui est arrivé ?
-Ah ça oui ! un idiot qui lui a refusé la priorité au giratoire de Brains… un salaud qui a filé au lieu de remplir le constat… comme si c’était à nous de payer… Ton père aurait quand même pu l’éviter…
-Non, dit Charlotte, j’étais là, j’ai bien vu… il ne pouvait pas l’éviter… Mais réparer… tu crois qu’on pourra réparer ?
-Sûrement, dit maman, mais pas tout de suite…
Pourquoi tu pleures ? C’est pas bien grave, un pare-chocs… on s’arrangera, ton père mettra un peu de résine pour faire tenir, après on cherchera dans les casses, on réparera quand on pourra, voilà tout.
Ce ne fut pas possible avant le mercredi suivant. Elle se leva tôt ce matin-là. Il faisait un temps d’automne, comme disaient les parents, un beau temps doux, avec des nuages frais très légers, et du vent, du vent qui s’amusait, poussant devant lui, comme un chien fou, de longs vols de feuilles minces qui tournoyaient comme des faînes. Un temps souriant, comme disait mémé Blandine. « Temps souriant, temps soupirant »… voilà ce qu’elle disait, mémé. L’enfant ne savait pas ce que ça signifiait… quelque chose comme « on ne peut pas s’y fier, ça peut changer très vite ». Une idée de ce genre… Mais elle n’avait pas le choix, temps souriant ou temps soupirant, elle devait y aller.
Elle prit au garage la petite pelle métallique qui lui avait servi, le seul été où l’on était allé à la plage, quand elle avait six ans, à creuser le sable, là-bas, pour faire des châteaux. Des demeures sombres et massives, avec de vastes souterrains, comme des labyrinthes où elle entrait toute entière, s’égarant, jusqu’à ce que l’eau monte et emporte tout, dans le hurlement des mouettes. Sur le porte-bagages, elle attacha la pelle contre le plaid bleu poussiéreux qu’elle avait trouvé au grenier, parmi les affaires de mémé. Puis elle grimpa sur le vélo avec le chargement… ce serait difficile…
Elle dut descendre plusieurs fois, rétablir l’équilibre précaire des bagages. Elle se ravisa, fit demi-tour, alla chercher son cartable dans la chambre. Il était encore plus laid qu’avant, depuis que papa avait plaqué une couche de résine à l’intérieur, mais tant pis. Elle le vida sur le parquet, puis fourra dedans la pelle et le plaid. Ensuite elle attacha le cartable sur le porte-bagages avec le tender. Ce serait beaucoup plus stable, et puis, surtout, si elle rencontrait Mme Lefèvre se rendant aux champignons, elle raconterait qu’elle avait dû aller à l’école… chercher… un livre, un cahier…. quelque chose, n’importe quoi, elle inventerait…
Elle n’eut aucun mal, cette fois, à retrouver le chien. Une troupe de corneilles se battait avec une grosse pie sur le cadavre déchiqueté dont on voyait percer les os. Et l’odeur, l’odeur était partout, affreuse, insoutenable.
Elle chassa les oiseaux, et commença à creuser courageusement au milieu des mouches, s’efforçant d’oublier l’odeur. Mais c’était si dur… la pelle n’enfonçait qu’à peine dans la terre. Les oiseaux, rassemblés sur la route, la regardaient… Elle cria pour qu’ils s’envolent, et ils allèrent se poser un peu plus loin, l’observant toujours, patients. Dans le bois il y eut un coup de fusil. Puis un second. Un chasseur… la chasse était donc ouverte déjà ? non pourtant, puisque papa n’était pas encore allé chasser avec monsieur Lefèvre, et Jeff… Alors c’était Lucas le braconnier ? Lucas, l’homme des bois… il allait la trouver, il fallait se dépêcher… avec la pelle elle poussa rapidement la carcasse dans la maigre fosse qu’elle avait réussi à creuser. La bête dépassait de tout son grand corps dévasté et puant. Elle jeta sur la charogne le plaid bleu de mémé. Puis elle lança des pelletées de boue.
Elle travaillait avec ardeur. C’était comme si elle devait enterrer là tout ce qui faisait mal. La cruauté, le mensonge, la lâcheté. Le doute.
Quand le vent se mit à souffler plus fort, brusquement, faisant siffler les arbres, l’odeur se plaqua si violemment contre sa bouche qu’elle eut envie de vomir. Elle s’arrêta, au bord de l’évanouissement. Il faudrait tant de terre, tant de terre pour tout recouvrir… et puis les oiseaux creuseraient du bec, quand elle serait partie… elle n’y parviendrait jamais.
Alors, se ressaisissant, elle prit le vieux cartable rose, et s’enfonça dans le bois où résonnait toujours le fusil… C’était Lucas certainement… Qu’avait-elle à craindre de Lucas ? Pourquoi avait-elle eu peur de Lucas ? Il vivait dans les bois comme un animal, il l’aiderait, lui, il aimait les bêtes qu’il tuait, lui… Avançant vers le bruit, sans crainte, elle cueillit des feuilles, des fleurs, des champignons, des brindilles, des cailloux même, qui lui parurent jolis, et qu’elle entassa dans le cartable. Puis elle revint vers le tas puant où les oiseaux étaient revenus, et versa lentement ses trésors, comme elle aurait versé son enfance. Les oiseaux s’écartèrent, indécis. Elle s’enfonça de nouveau dans le bois, plus profond, fit une autre récolte, qu’elle versa encore. Quand le tas lui parut enfin suffisamment haut, elle y planta la pelle – elle savait bien qu’elle ne s’en servirait plus jamais. Pour faire une croix, elle y attacha une branche bien sèche et bien droite. Elle recula pour admirer le petit mausolée. Les oiseaux avaient disparu. Le chasseur s’était éloigné. Même les mouches étaient parties. Elle était seule. On entendait seulement désormais le bruit du pic cognant régulièrement contre les troncs. Le soleil jouait sur les feuilles, et le vent balançait des ombres délicates et tremblantes comme de la dentelle, c’était très beau. Elle se sentit heureuse, se promit de tout raconter à papa, le soir, à son retour, pour qu’il soit heureux lui aussi… puis, se souvenant que le chien était mort, et qu’il l’avait appelé le clebs, de nouveau elle pleura.
Ce n’est que lorsqu’elle replaça sur son porte-bagages le cartable vide qu’elle aperçut la grande lézarde béante qui s’était ouverte dans le plastique usé, élargissant démesurément la vieille déchirure. Cette fois, pensa l’enfant, cette fois, ce ne serait vraiment plus réparable.
Bonsoir Carole…. La différence avec les enfants et les adultes, ils n’ont pas les mêmes soucis et ce chien noir tué sur la route toute une affaire pour la petite… pas pour les grands ! Merci…. Jill
Oui, mais cette différence peut ouvrir des abîmes.
Charlotte découvre un monde dur et cruel qui réserve bien peu de place à une petite fille au coeur tendre pas plus qu’il ne lui explique pourquoi les mains de son papa sont si » laides ».
Finira-t-elle par se fondre dans ce milieu impitoyable et dur ou bien gardera-t-elle un regard compatissant et attentif sur son entourage?
Sa réflexion intérieure sur Lucas « qui aimait les bêtes qu’il tuait, lui, » montre qu’elle a déjà fort bien fait la part des choses…
Une petite Antigone…
une superbe histoire, c’est vrai qu’on pense aux jeux interdits (cf ta musique), et on verrait bien la petite Brigitte Fossey dans le rôle de la petite, eh oui découvrir la réalité des adultes est douloureux, les blessures enfantines peuvent laisser des mines dans l’inconscient
Oui, j’ai bien pensé à « Jeux interdits ». J’ai voulu travailler aussi le côté « Antigone », le dernier cri de l’enfance avant « l’âge de raison » et de ma désillusion.
Insoutenable…Les adultes n’ont probablement pas conscience du mal qu’ils font parfois, à un coeur d’enfant…
Eux aussi ont leurs souffrances, et ils croient parfois être forts en se « blindant », c’est aussi ce que j’ai voulu montrer dans ce récit.
Un récit magnifique qui m’a mis les larmes aux yeux.
Les adultes ne savent pas toujours combien c’est important et chaque fois qu’ils se trompent ainsi, ils perdent de la valeur aux yeux de l’enfant.
Je ne sais que dire… je suis émue.
Merci Quichottine. Je crois que l’enfance est la période des grandes tragédies – le plus souvent elles restent ignorées.
Une très belle histoire où le jugement terrible d’une enfant sur le monde des adultes invite à plus d’attention, de partage, d’écoute. Une âme extrêmement sensible, on devine que tout la touche et la bouleverse, que l’adulte en devenir, écorchée vive, aura fort à faire au milieu de ses congénères. Une très belle étude psychologique
A moins qu’elle ne prenne le chemin qu’ont pris ses parents, emportés par une vie médiocre ou même difficile. J’ai voulu saisir le moment du basculement, où toutes les forces de l’enfance se concentrent alors justement qu’on sort de l’enfance (du jour où l’on juge ses parents, on n’est plus un enfant).
C’est si émouvant et si vrai ! Bravo encore, Carole.
Très émouvant. Deux mondes qui se côtoient quotidiennement et restent incompréhensibles l’un à l’autre. La façon dont tu évoques sa vision des mains de son père est particulièrement forte!
Le moment où deux chemins se séparent vraiment. Merci, Valentine.
Très belle métaphore de l’âme humaine que ces mains du père que l’enfant voit enfin telle qu’elles sont … comme si c’était la première fois !
Puissantes, souffrantes, enlaidies par les « cicatrices » des difficultés mal surmontées. Je les ai voulues en forme d’ âme humaine, exactement. Donc offrant des aspect multiples, le s se justifie plus qu’orthographiquement. Merci, Richard.
« … telleS qu’elles sont », évidemment.
Une belle histoire très vivante et réaliste. La sensibilité d’un enfant est souvent mise à l’épreuve : douleur, incompréhension,rejet, mis à l’écart. C’est une souffrance que l’enfant porte en lui longtemps.
J’ai vécu une histoire similaire , adulte, le conducteur a heurté un chien, ne s’est pas arrêté tout en râlant. Je suis revenue avec ma voiture, le chien gémissait sur le bord de la route ……… maintenant , il vit heureux près de sa vieille maitresse .
Pourquoi les animaux n’ont pas notre considération?
J’ai beaucoup aimé ce texte touchant et beau.
Douce soirée, bises Carole
Je suis désolée de mon absence mais des problèmes!
Tu as bien fait de rebrousser chemin. Merci Erato, et ne te tourmente pas, j’ai énormément de retard moi aussi, ayant eu de sérieux problèmes de santé ces deux derniers mois.
Cela me fait songer à l’histoire d’un petit cochon d’Inde que j’ai écrite, « La mort du cochon d’Inde ». J’aime que nos inspirations voisinent !
C’est vrai qu’elles voisinent… Cela me fait plaisir.