A Ville-Evrard

Elle était toujours un peu éblouie, lorsqu’on ouvrait la porte. Éblouie, anxieuse aussi… s’il allait l’attendre, là, dans la lumière du dehors ? Mais non, il n’aimait pas le soleil, son âme était bien trop remplie de nuit. Elle regarda lentement autour d’elle, palpitante. Tous s’étaient égaillés dans le jardin. Elle était seule et elle se rassura.

C’était bon d’être en vie, et libre presque, et de sentir passer dans ses cheveux le souffle heureux de l’été bleu… 

Elle huma l’air tiède où flottait l’odeur des foins mûrs et des fleurs des parterres, tituba, comme saisie d’ivresse, et commença sa marche, lente, boitillante, hésitante.

Sous ses pas le sable de l’allée luisait très doucement, et les arbres, là-bas, dans le grand parc aux ombres miroitantes, balançaient calmement leurs têtes de vieux sages, appelant, appelant, souriant, souriant.

Elle sourit à son tour. Puis se souvint… C’était dangereux de se tenir immobile au milieu du chemin… Elle se mit à courir, à courir, éperdue, vers les arbres qui l’appelaient. Brusquement, elle s’arrêta… Ces nuages là-haut, qu’une force invisible et puissante sculptait farouchement, quelles créatures affreuses allaient-ils engendrer pour les lancer sur elle ? Elle distinguait très bien déjà le visage d’un soldat casqué… la baïonnette dont la pointe déchirait le ciel… Voilà que le soldat chevauchait maintenant un cheval cabré qui voulait l’écraser, la renverser, la piétiner… Et tout ce gris tombant soudain sur le monde, cette obscurité tout à coup éclipsant le soleil !  C’était lui, bien sûr, c’était lui qui la défiait encore, sculptant et repeignant le ciel à l’image de sa haine. C’était lui, cet être venimeux, ce démiurge sauvage, qui taillait l’univers de ses mains ardentes et brutales. C’était lui qui voulait l’enfermer dans sa nuit. Quand donc la laisserait-il en paix ? Même les nuages, il les remuait, il les pétrissait dans ses paumes énormes, pour les jeter contre elle en armées obscures  et farouches… 

Le parc. Le parc. Gagner le parc au plus vite. Echapper aux nuages. Echapper au démon qui savait façonner les nuages et qui la poursuivait de son génie et de sa haine.

Elle reprit sa course, se retournant sans cesse, vérifiant que personne ne courait derrière elle.

Se hâter, se hâter, se hâter. Tout surveiller tant qu’elle était à découvert. Comme une bête. Courir. Guetter. Ne pas se relâcher. Il pouvait surgir de n’importe où, d’un bosquet, d’un tronc d’arbre, du sable, de l’herbe haute, du corps masqué d’un passant, il pouvait bondir d’on ne savait où. Il l’avait forcément trouvée, maintenant… depuis le temps qu’il la cherchait… on avait bien dû le lui dire, qu’elle était là, et sans doute il avait déjà soudoyé des gens, ici, pour la suivre et la tourmenter, la pousser jusqu’à l’une des mares peut-être, et la noyer… Ou pour l’empoisonner. Il était capable de tout, de tout, de tout… Elle avait bien fait de refuser le pain, au repas de midi. Le pain était empoisonné. Elle avait immédiatement su, à l’odeur, qu’il l’avait fait empoisonner. Il était capable de tout. Elle l’avait dit plusieurs fois à ce docteur Truelle qui avait promis de l’aider, mais qui n’avait rien fait.

Oh ! ce long froissement d’herbes, ce remuement de feuillages dans son dos… était-ce seulement le vent ? Non… non… quel serpent, quelle épouvante se coulait derrière elle ? Oh, c’était lui encore, c’était lui qui dessinait dans les herbes des reptiles aussitôt vivants… il savait faire cela aussi… il savait tout, il pouvait tout, tout s’animait sous ses mains formidables et malfaisantes… Elle s’arrêta, tremblante, prête à lutter, se retourna encore, puis reprit son élan, et courut d’une traite, malgré la longue blouse qui l’entravait, jusqu’au petit château d’eau. Elle s’assit contre le mur, haletante, regarda autour d’elle. Le parc était en paix, les arbres souriaient toujours, murmurant des promesses apaisantes qu’il lui semblait comprendre. Elle avait échappé au danger. Pour cette fois.

Elle reprit peu à peu son souffle, s’apaisant, les yeux clos, écoutant dans le vent la vieille voix des arbres, berçant très doucement son corps amaigri, épuisé. Puis elle ouvrit les yeux, se frottant les paupières, comme si elle avait longtemps dormi. 

Il y avait, tout près, sous les feuillages, une vieille statue qu’elle aimait. Une statue de femme décapitée et sans bras, très usée, qui semblait pourtant ferme encore sur son socle moussu, avançant vers les ombres un pied intact, admirablement dessiné, jeune, délicat, sur lequel ni le temps ni le mal n’avaient eu prise. Une déesse d’autrefois, belle et forte, à la poitrine nue sous les plis transparents de l’étoffe de pierre. Une Diane, sans doute. Une païenne, certainement. Comme elle. Car elle, elle était une païenne, Paul le lui avait souvent dit. La déesse des païens la protégerait puisqu’elle était une païenne. Une Diane. Il n’oserait pas l’attaquer en présence de la déesse. C’était un être effroyable, c’était un démon, mais il avait toujours respecté les déesses. Il savait admirer les antiques, les déesses et les faunes, les centaures et les centauresses, on ne pouvait pas lui enlever cela. Il savait que le beau est païen. Il savait tout. S’il n’avait pas été si méchant, elle l’aurait aimé. Aimé. Aimé. Mais c’était un démon.

Elle se leva, avança vers le vieux chêne foudroyé qui pourrissait plus loin. Un grand lierre vigoureux au feuillage abondant, vernissé, pesait sur le tronc blanchissant. Elle admira sa racine musculeuse, l’élan vivant de son tronc mince qui le nouait à l’écorce morte. C’est cela, se dit-elle, c’est cela qu’il faudrait imiter. L’élan du corps vivant bien plus fort que la mort… Il avait sous ses doigts ce pouvoir, lui, et elle… Elle cueillit quelques feuilles, en attacha les tiges… cela faisait une couronne, après tout… Elle y écrasa quelques fraises des bois qui poussaient dans la mousse, pour le rouge, pour le sang. Il fallait quelques gouttes de sang… car c’était la couronne… la couronne qu’on lui avait destinée… elle la posa sur ses cheveux. Elle aurait mérité les lauriers et la gloire, elle se contenterait de lierre et de sang. Il lui avait tout pris, il lui avait arraché les lauriers qui devaient lui revenir. Le lierre et la douleur, au moins, lui resteraient.

Pauvre Diane, on lui avait brisé le cou. Bien sûr, c’était pour cela qu’elle souffrait tant. On l’avait étranglée, décapitée. La souffrance était indicible, insupportable. Jamais elle n’aurait cru pouvoir autant souffrir. Et tout ce sang, tout ce sang coulant jusqu’au bout de ses seins, poissant ses épaules dénudées… Elle se précipita, grimpa sur le socle de la déesse, déposa sa couronne sur le cou mutilé… perdit l’équilibre, tomba en arrière sur le sol spongieux…

La chute, cela ne faisait même plus mal, la chute… elle avait eu si mal, tout à l’heure, quand on lui avait brisé la tête, mais maintenant, elle était bien, dans cette odeur d’humus tiède.

Les mains dans la boue, elle se redressa, réfléchissant.

Car c’était de la bonne boue qu’elle avait là sous les doigts, de la bonne glaise, souple et grasse, ferme et légère… on pourrait faire quelque chose avec cette boue. C’était une matière vivante, une heureuse matière.

Puisqu’on ne lui donnait pas d’atelier, puisqu’on lui refusait même le plâtre.

Elle retira ses bottines. Avec les talons elle fouilla le sol, gratta l’humus, chercha, creusa loin sous les feuilles…

De la terre brune et odorante… de la terre vivante et pleine, c’était très bon, c’était si bon. La terre seule était bonne. Bien meilleure que le plâtre qui râpait la peau. Elle avait toujours détesté le plâtre… c’était lui, lui seul, qui l’avait obligée, autrefois, à faire ces affreuses maquettes de plâtre qui lui râpaient les mains et lui mangeaient les poumons. Elle, elle avait toujours préféré la terre. La terre que l’on fait cuire au feu qui vivifie. Ou bien le marbre net et lisse qu’on tranche comme l’os au flanc pur des montagnes. Mais le plâtre, non, elle n’en voulait plus, on pouvait bien le lui refuser, qu’est-ce que cela lui faisait, de ne plus gercer ses mains au plâtre ? Et l’atelier, on ne lui permettait pas d’avoir un atelier, on avait cru la punir peut-être, eh bien ! qu’est-ce que cela lui faisait ? est-ce qu’elle n’avait pas un immense atelier, un merveilleux atelier, ici, dans le parc où veillait pour elle, levant comme une pâte, la plus douce, la plus souple des glaises ?

Elle fit sur la mousse un petit lit de feuilles sèches. Pour accueillir la glaise, il fallait tant de soin. Elle avait toujours été extrêmement soigneuse. Minutieuse. Comme lui. C’était lui qui l’avait formée. Elle avait été à bonne école. S’il n’avait pas été un tel monstre, il l’aurait reconnu de bonne grâce, que l’élève avait dépassé le maître… Et il l’aurait aidée, au lieu de s’acharner à la détruire. Mais il ne la vaincrait pas. Elle était de ceux qui se nouent à l’oeuvre avec tant de force qu’on ne les abat qu’avec elle.

Elle se mit au travail, malaxant la terre, la nettoyant de ses débris végétaux, l’épouillant patiemment des myriades de petits insectes qui y grouillaient. Le tas de bonne terre bien propre grossissait sur le lit de feuilles.

Quand il y en eut assez, elle commença.

Elle fit d’abord le bâti, de quelques branches tombées qu’elle noua de fougères. Puis elle se mit à appliquer la glaise à grands paquets rapides. 

Elle travailla longtemps, longtemps, oubliant tout. L’humus prenait lentement forme. Elle pétrissait la pâte comme une chair, creusait des ombres avec les ongles, modelait les rondeurs du bout des doigts, faisait saillir les angles avec la paume, caressait de ses joues la boue sombre, et y posait ses lèvres pour l’humecter, la lisser comme un beau bois verni, et lui donner la vie.

Quand ce fut terminé, elle admira. La tête était magnifique. Douloureuse, ardente, forte. Une belle tête de femme puissante et gracieuse, avec une nuque ferme et souple à la fois. Elle n’avait jamais rien fait d’aussi beau. Jamais. Elle la lui montrerait. Il l’aimerait. Il serait bien obligé de l’aimer. Et il se repentirait de lui avoir ainsi tranché le cou. Il pleurerait. Elle lui pardonnerait. Elle l’aimerait peut-être, alors. Elle était encore capable d’aimer.

Mais il faudrait faire cuire la glaise, d’abord, pour achever l’oeuvre il fallait le feu qui colore et qui consolide.

Elle défit sa blouse, la retira, puis posa doucement sur l’étoffe grossière le délicat visage d’argile, et le transporta ainsi derrière le château d’eau, dans le cercle clair de soleil qui s’ouvrait là.

Cuire l’oeuvre au grand soleil qui purifie le monde.

Cela, il n’aurait pas su le faire, lui. Il n’était pas l’allié du soleil, mais celui de la nuit. Elle, elle était du soleil, des arbres, de la terre vivante. Elle le ferait, elle. Elle cuirait la terre au soleil pour en faire du marbre rouge Et si le soleil n’y suffisait pas, elle ferait un feu dans la terre, dans ce trou dont elle avait extrait l’argile. Ce serait son grand oeuvre.

Mais qu’elle se taise, qu’elle se taise à la fin, cette cloche tintant, là-bas, cette cloche obsédante… ! Le tocsin, sans doute. C’était le tocsin qui sonnait. Déjà. Elle frissonna. Le tocsin ! On l’avait assez dit que la guerre allait venir. Qu’on allait sonner le tocsin pour la guerre. Et cette femme en blanc qui se hâtait dans les allées… On croyait qu’elle ne savait rien depuis qu’on l’avait enfermée dans sa tombe, mais elle savait les choses, elle y voyait bien clair… : tous ces blessés, tous ces morts, des cadavres partout, des cadavres d’hommes, des cadavres de femmes, et surtout, surtout, des cadavres d’enfants nouveau-nés, couchés dans les nuages… Ils étaient tous passés de son côté, alors, pour faire ainsi comme lui la guerre aux petits enfants ? Le tocsin… le tocsin… qu’il se taise, le tocsin ! Est-ce donc que c’était encore lui qui balançait son grand corps sur la corde, pour donner à la cloche ces longs accents funèbres et ce timbre profond d’outre-tombe ? Et ces enfants assassinés, qui les avait tués et jetés là, sinon lui ? Lui, le meurtrier qui égorgeait les tout petits enfants dans le ventre des mères avant qu’ils aient pu entrevoir le soleil…

Se hâter. Se hâter. Recouvrir de feuillages la tête de la déesse. Qu’il ne la trouve pas. Qu’il ne vienne pas la détruire. Il l’écraserait, il la foulerait, il la réduirait en poussière de nuit froide, il l’éteindrait à jamais. La cacher, la protéger. La recouvrir de feuilles, de lierre, de mousses, du sang des fraises écrasées… Que personne, personne ne la trouve…

Quand la tête serait cuite, demain, elle chercherait encore de la terre, et elle ferait les bras. Les épaules, les mains de la déesse… Afin qu’elle puisse de nouveau pétrir et repétrir le monde entre ses doigts de soleil, de douleur et de lierre. 

Mais pour l’instant, il fallait suivre la voie des cloches, qui menait à la tombe. Puisqu’on l’avait enfermée, enterrée toute vive. Elle se raidit, regarda approcher la femme en blanc.

-… Ah vous voilà ! Depuis tout ce temps que je vous cherche ! Vous savez pourtant bien que c’est l’heure du repas. Vous avez entendu la cloche… Et vous voilà demi-nue, sans souliers, en bas de soie dans le parc ! Allez, venez…, je ne vais pourtant pas vous tenir par la main. Ah, mon Dieu,  mon Dieu ! toute cette boue, vos mains, vos ongles… toute cette boue… A-t-on idée de se vautrer comme ça ? Et où est-elle donc passée, votre blouse ? une blouse toute neuve, où est-ce que vous l’avez perdue ? mon Dieu, mon Dieu ! et il va falloir savonner la chemise ! et vos bas, des bas de soie encore !  Et gratter vos bottines… Cette saleté, sainte Mère, quelle saleté ! Approchez au moins, approchez donc, que je vous rhabille… que je vous remette vos bottines… Maintenant, donnez-moi vos mains, que je les essuie… mon Dieu, mon Dieu ! Cette boue, cette boue, on n’a pas idée de ça ! Et vous saignez, aussi… On les lavera au robinet, ces pauvres mains toutes écorchées aux ronces, avant de passer à table, et on les brossera bien soigneusement, ces beaux ongles si noirs…

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« 2ème Pavillon Dames (2ème classe)

Le 28 juillet 1913,

Notes sur Mlle Claudel

La malade se promène beaucoup au jardin. Elle est assez calme mais croit toujours que cet homme qu’elle appelle Rodin la poursuit et veut la faire mourir. Elle n’est ni propre ni soigneuse pour sa personne ni ses effets. Nuits bonnes, prend un bain par semaine. »

V  Lagarde

villevrard statue femme décapitée

Parc de Ville-Évrard, 28 juillet 2013 

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27 commentaires pour A Ville-Evrard

  1. Camille Claudel et son internement en psychiatrie… elle donna bien du souci aux blanches blanches ma foi… Merci Carole…

    • carolechollet dit :

      Oui, certaines de ces « blouses blanches » ont été bonnes pour elle. Mais le sort des « aliénés » au début du XXe siècle était tout à fait effroyable. Il ne faut pas oublier qu’elle est finalement morte de faim, ou des conséquences de la faim sur son organisme affaibli.

  2. Quichottine dit :

    J’ai suivi ce récit avec beaucoup de plaisir (le mot est faible).
    Camille Claudel est quelqu’un que j’aurais aimé rencontrer… passionnée jusqu’à la folie ? Je ne sais pas. Je pense que ça arrangeait Rodin qu’on le croie.
    En tout cas tu la fais vivre avec beaucoup de force et de véracité.
    Merci !

    • carolechollet dit :

      Merci de ton intérêt, Quichottine. En ce qui concerne Rodin, j’ai essayé de restituer le grave délire de persécution de Camille Claudel, qui croyait qu’il voulait la tuer pour l’empêcher de réussir. Mais dans la réalité historique, il est l’un des seuls à avoir tenté quelque chose pour la sortir de l’asile. Quant à la famille Claudel, mieux vaut ne pas insister, c’est accablant. Mais Camille ne les accablait pas, elle. Sa situation d’enterrée vivante pour les trente dernières années de sa vie nous a privés de bien des chefs-d’oeuvre, et je voulais montrer la souffrance de celle qui ne pouvait plus créer, mais qui restait, au plus profond d’elle-même, une grande artiste.

  3. Après Prévert, hier, en l’honneur duquel vous écrivez un « inventaire », pour Camille Claudel, aujourd’hui, par mimétisme non plus littéraire mais en adéquation parfaite avec son délire de persécution récurrent, vous multipliez les répétitions de phrases, de mots, d’expressions …

    Ma conclusion d’hier reste d’actualité : quel talent, Carole !

    • carolechollet dit :

      Merci Richard. L’inventaire, c’était la « liste », qui s’enrichit sans fin. Ici, la répétition est celle de l’obsession, qui enferme l’être et le détruit. Celle aussi de l’angoisse, pour la créatrice empêchée de créer.

  4. Catheau dit :

    … « Alors c’était quoi l’espoir
    Pour Camille

    C’était peut-être le souvenir
    Ténu et tremblotant
    De l’enfance à Villeneuve
    Ce joli Villeneuve
    Quand elle courait petite
    Dans les champs avec Paul
    Pour trouver de la glaise

    A pétrir

  5. jamadrou dit :

    Très beau texte.
    qu’en aurait pensé son frère?
    L’art est passion
    la passion est un art qui nous frôle avec folie
    amour fou, jouissance dans des sensations de création.

  6. L’art poussé à l’extrême peut mener à la folie, quand ce n’est pas la folie qui fait naître l’art d’une âme ravagée. C’est la raison parfois de la difficulté à analyser les œuvres. Comment entrer dans le chaos d’n esprit aliéné.
    Marilug

  7. almanitoo dit :

    On suit avec émotion la montée de l’angoisse et de la souffrance de Camille dont le seul refuge se trouve dans la création.
    Une chose m’étonne, je trouve que son délire ne transparaît pas dans ses oeuvres si belles, pleines de force et de douceur.

    • carolechollet dit :

      J’y vois deux raisons : d’abord elle n’a pas pu sculpter du tout pendant son internement (30 ans). Ensuite, et surtout, je ne pense pas que ce délire visant essentiellement Rodin (délire de persécution grave et bien documenté : j’ai en fait non pas recopié mais « pastiché » les documents donnés dans le livre de Jean-Paul Morel) ait affecté ses capacités créatrices, du reste j’ai imaginé dans le récit qu’elle modelait justement une tête « pleine de force et de douceur », pour reprendre tes mots, à l’image de celles qu’elle nous a laissées. Cette oeuvre de glaise est bien sûr tout à fait imaginaire. En fait, je voulais précisément, en « inventant » cette tête, montrer la persistance du génie et du besoin de créer, même au coeur de la psychose.

      • carolechollet dit :

        Et encore ceci : les collections d’art brut montrant des oeuvres de fou ne montrent pas, en général, le désordre de l’être, mais au contraire une forme d’ordre et de beauté trouvée dans la création. Je pense en outre que Camille Claudel aurait pu guérir et reprendre sa vie d’artiste, si sa famille lui était venue en aide au lieu de la maintenir en réclusion et à l’isolement.

  8. almanitoo dit :

    Oui, tu as raison, malheureusement à l’époque (et il n’y a pas si longtemps encore) on cachait les gens qui avaient ces » maladies » surtout dans les milieux bourgeois.
    En fait je pensais à Van Gogh dont on peut lire les tourments sur certains de ses tableaux.

    • carolechollet dit :

      Oui, c’est vrai. Mais justement Van Gogh a pu créer pendant ses hospitalisations, et pendant les intervalles aussi, où son frère le soutenait, à la différence de Camille Claudel qu’on « cachait », elle, comme tu le dis.

  9. Quelle grande misère cet enfermement, quelle perte de temps dans une douleur immense !
    Vous nous donnez de précieuse informations.. Merci

  10. mbj dit :

    Camille Claudel en voulant mener une vie de femme libre dérangeait les « bien pensant », sa famille en tête. Son talent faisait de l’ombre. Privée de liberté, de nourriture, de la possibilité de sculpter, elle ne pouvait que sombrer dans sa nuit, les souffrances et finir aussi tragiquement. Le mode de vie qu’elle s’était choisi passerait tout à fait inaperçu aujourd’hui. A l’époque, tout était mis en oeuvre pour mettre sous tutelle au pire interner les femmes libérées ou ceux qui déviaient de l’ordre établi… D’ailleurs, pour les mises sous tutelles, les choses ont-elles évolué ? Etre riche et âgé suscite des convoitises

    • jamadrou dit :

      Carole, je prends la liberté de répondre à mbj.
      Quel constat juste « mbj »… l’internement la mise sous tutelle…un vaste sujet.
      Camille était de cette époque où les femmes libérées on les privait de liberté
      et je repense ici à une discussion que j’ai eu avec une amie à propos de l’oeuvre magistrale de Claudel , elle m’a dit à peu près ceci: « Paul Claudel ? Ce grand écrivain, ce monument mégalithique ?
      Ce qui m’ennuie chez lui vois-tu, c’est sa soeur … »
      et votre réponse mbj, et ton merveilleux texte Carole apportent encore de l’eau à ma réflexion.
      Merci à vous.
      jamadrou

      • carolechollet dit :

        Elle n’avait pas forcément tort de croire que les « hommes de génie » jalousaient son génie de femme : c’est l’origine apparemment du délire de persécution qui s’est cristallisé autour de Rodin, qui a pourtant tenté de faire connaître ses oeuvres et de les conserver. Il aurait été plus « juste » (pour autant qu’un délire puisse être juste) de le cristalliser autour de son frère Paul, bien plus réellement destructeur pour elle par sa façon de la réduire au silence définitif. C’est du moins mon avis, qui ne remet pas en cause la valeur des textes, mais la générosité de l’homme. Il ne fallait qu’un génie dans cette famille, ce serait lui… et aujourd’hui il nous semble que c’était… elle !

    • carolechollet dit :

      Ce que tu écris est tout à fait juste. La lecture des documents conservés montre que sa paranoïa était bien réelle, mais on aurait pu l’aider « autrement » au lieu de l’enterrer vivante. Il y avait bien des raisons de la mettre à l’écart.

  11. Cendrine dit :

    Il y a des mots, des phrases qui happent le souffle, qui labourent le coeur et nous chevillent à leurs sonorités, des mots qui viennent des abysses de l’âme et qui hurlent dans la réalité, ce sont ces mots que je viens de lire, sur la fréquence de ton talent d’écrivain et de femme profondément sensible.
    Magique Camille, pétrie d’amour folie, de paganisme, pétrie d’ultra en tout et si brillante qu’elle en dépasse sa propre humanité avant de la retrouver, brutalement, comme un vêtement carbonisé.
    Tous mes compliments…
    Amitiés
    Cendrine

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