C’était un lundi matin au parc de la Désirade. Je photographiais la statue de Balzac. Ou du moins cette copie qu’on vient de replacer près de la fontaine Wallace, puisque l’original, ainsi que l’indique l’inscription du socle, a été fondu par l’armée allemande pendant la dernière guerre – penser qu’il y a eu alors des tanks Balzac, des canons Balzac, des cartouches Balzac…
Un homme dormait sur le banc, près de la fontaine, indifférent au petit crachin de ce matin pluvieux. Deux colombes très blanches s’était posées sur le crâne désormais apaisé de l’écrivain, et regardaient, pensives et rêveuses, l’allée sableuse, presque déserte en ce lundi très gris. Patiente, j’attendais leur envol.
Soudain, dans l’objectif, je l’ai vue. Elle s’était penchée sur l’homme endormi du banc, et elle était en train de prendre dans sa poche un petit portefeuille. J’ai appuyé sur le déclencheur, il faisait si sombre que le flash est parti automatiquement, elle a sursauté et s’est redressée. J’ai appuyé de nouveau sur le déclencheur, fixant son visage rond dentelé de rides, ses yeux très ronds au fond des orbites très creuses, et sa bouche à demi édentée, ouverte pour protester peut-être…
Cependant, d’un air tout à fait tranquille, comme si rien ne s’était passé, elle a repris sa route, appuyée sur sa canne et tenant à la main son petit sac noir, et elle s’est dirigée vers l’entrée du parc. Elle s’imaginait sans doute que j’allais la laisser rentrer sans encombre avec son butin… mais non, ça n’allait pas se passer comme ça… j’ai rangé mon appareil et je l’ai suivie. Cette petite vieille toute frêle, avec son dos voûté, sa canne et son sac à main, qui aurait cru qu’elle était une voleuse ? Et qui aurait cru qu’elle pouvait marcher aussi vite ?
Je suivais à bonne distance, mais je l’apercevais encore. Il suffirait de ne pas la perdre de vue aux carrefours.
Ensemble, nous avons traversé la ville jusqu’au quartier des Tanneurs, cet affreux dédale de ruelles sombres et sales qui sinuent et s’étranglent en coupe-gorge. Rue du bois Tortu, au n°11, elle s’est enfin arrêtée. Elle a farfouillé un moment dans son sac, cherchant sa clef. Quand enfin elle est parvenue à l’introduire dans la serrure, j’étais derrière elle.
« Je vous ai vue, ai-je dit simplement.
Elle s’est retournée sans paraître surprise. « Vous m’avez vue ? vraiment ? Qu’est-ce que vous avez vu ? »
-Je vous ai vue prendre le portefeuille.
-Et qu’allez-vous faire ?
-Vous dénoncer. A moins que vous ne retourniez aussitôt sur vos pas pour le rendre à son propriétaire… je pense qu’il somnole encore sur son banc…
-Entrez, dit-elle, je vais vous expliquer.
J’aurais dû refuser, j’aurais dû l’obliger à me suivre jusqu’au parc, j’aurais dû, au moins, la forcer à me remettre le porte-feuille, j’aurais dû appeler, j’aurais dû… au lieu de tout cela, je suis entrée.
« Vous voici dans l’antre, m’a-t-elle dit en m’indiquant une chaise dépaillée… si, si, asseyez-vous, ce sera plus confortable, vous allez avoir beaucoup à lire… »
Elle s’est penchée dans le jour étroit que faisait la fenêtre. J’ai aperçu son vieux visage, son sourire édenté. Elle semblait se réjouir beaucoup de ma présence.
-Cela vous étonne que je vous invite ? Vous savez, c’est la première fois que je peux montrer mon travail. Je vis seule, vraiment très seule… et vous… vous, je vous connais depuis longtemps, je vous ai souvent vue dans le parc, aux heures où les gens qui travaillent n’y sont jamais, il y a longtemps que j’ai compris que vous étiez un écrivain, ou quelque chose de ce genre, malgré votre appareil-photo… ou à cause de lui, je ne sais pas… moi aussi je suis écrivain, vous allez voir…
J’attendais, raide et sévère.
-Vous ne comprenez pas encore, bien sûr, bien sûr… vous me prenez toujours pour une cleptomane, peut-être même pour une vraie voleuse, pouah !… mais je vais vous expliquer… ça va vous intéresser, beaucoup, beaucoup…
Dans la pénombre, je commençais à distinguer le désordre de la pièce. Des boîtes à chaussures étaient empilées partout, sur la table, sur les meubles, sur le sol, des dizaines de boîtes, de toutes formes et de toutes couleurs, qui portaient de grandes étiquettes manuscrites. Elle marmonna « Bog… B-o… », puis, défaisant une pile, s’empara de l’une des boîtes, une grande boîte rose pâle, qui avait jadis contenu des bottines, à en juger par sa forme…
Elle la posa sur la table et l’ouvrit soigneusement. A l’intérieur, couchée dans le papier de soie, se trouvait une chemise violâtre, sur laquelle était calligraphié en ronde très élégante « Piotr Bogdanovic, 18 impasse Moquechien, à remettre en mains propres ». Elle sortit la chemise violâtre, emballa soigneusement le petit portefeuille dans le papier de soie, puis se ravisa : ouvrez-le d’abord, voyez vous-même… »
Je protestai que le portefeuille ne m’appartenait pas, que je n’avais pas le droit…
« Si, ouvrez-le, sinon je le ferai moi-même… »
J’ouvris. Le porte-feuille était rempli de photos, des photos usées, pâlies, petites vignettes à bords dentelées, instantanés aux couleurs trop vives. On y distinguait une femme, toujours la même, très jeune, un peu moins jeune, plus âgée, vraiment vieillie, un bébé, un enfant, un adolescent…
« Vous comprenez, maintenant ? » Je ne comprenais pas, mais elle poursuivit : « Ce sont des photos de sa femme et de son fils. Un fils né tardivement. Leur seul enfant. Il a disparu à treize ans. Disparu, en rentrant de l’école, aucune explication, aucune demande de rançon. On ne l’a jamais retrouvé. L’année suivante, la mère est morte… un suicide, vous vous en doutez. Il y a trente ans de tout cela, mais monsieur Bogdanovic n’a jamais pu se relever. Il est resté seul avec son petit portefeuille. Un homme usé, trente ans qu’il ne vit plus que de son deuil… Quand il travaillait encore, ça le distrayait un peu, mais depuis qu’on l’a mis en pré-retraite, il dort, il dort sans cesse, il est très las, vous savez, il ne sait plus pleurer, il ne sait plus comment faire pour oublier, alors il dort… Il s’assied dans le parc, il s’assoupit, parmi les arbres et les fleurs, sous le chant des oiseaux ou le murmure de la pluie. Moi, je le surveille, je veille sur lui… je lui ai rédigé son roman, savez-vous, lisez donc… lisez, c’est à l’intérieur de la chemise…
En effet, il y avait dans la chemise violâtre une liasse de feuilles agrafées, rédigées à la main, d’une écriture minuscule et tordues que je ne parvenais pas à déchiffrer. Le titre était : « La vraie vie de Fedor Bogdanovic »…
Je reposai la liasse, cela n’avait aucun sens. Mais elle continuait à parler, sans se préoccuper de savoir si je lisais ou non.
« J’ai tout refait, tout remis en ordre… j’ai pris soin d’abord du petit garçon… il a fait une fugue, il est parti dans la cale d’un bateau, et maintenant il vit sur une île, au soleil, un bel atoll, très loin. Je me suis occupée aussi de la femme, elle a fait semblant de mourir en réalité, et elle est partie à son tour, elle a embarqué sur un vaisseau venu la chercher, et elle a fini par rejoindre son enfant. Aux dernières pages, alors qu’il se promène au bord de la rivière, dans le parc, monsieur Bogdanovic voit apparaître une barque, la barque est couverte de rubans colorés, et son bordage est tout orné de perles, la femme et l’enfant sont dans la barque et lui font des signes… Je sais ce que vous allez me dire : ce n’est pas vraiment original, et puis cela manque de vraisemblance, je suis d’accord avec vous, mais c’est parfait pour M. Bogdanovic qui est un homme simple et sentimental, c’est le genre d’histoire qu’il peut lire et aimer. J’écris pour les gens, vous savez, pas du tout pour moi, pas du tout en fonction de je ne sais quelles exigences supérieures, pas non plus pour ce qu’on appelle un public. J’écris chaque fois pour un seul. Un être souffrant, fragile, blessé. Je me plie à ses goûts, à ses attentes, à ses faiblesses… tout ce que je fais, je le fais pour mes protégés, je n’écris que pour eux, je n’ai aucune ambition personnelle, croyez-le bien.
Je vais vous expliquer mon plan. D’abord, il faut comprendre que je vais bientôt mourir. Je suis très très vieille, je me demande si vous pourriez deviner mon âge… non ? Eh bien, j’ai plus de quatre-vingt-dix ans, peut-être même plus de quatre-vingt-quinze… Donc, quand je serai enfin morte, les voisins écoeurés par l’odeur de mon cadavre feront enfoncer la porte – c’est comme cela que ça se passera, savez-vous, je suis si seule, c’est comme ça que les choses se passent le plus souvent ici, dans ce quartier où ne vivent que des gens très seuls, très pauvres… -, bon, les pompiers enfonceront la porte, ils trouveront les boîtes, avec les noms, les adresses, et les objets que j’ai subtilisés. Les autorités s’emploieront à rendre à leurs propriétaires tous ces objets qui ont une certaine valeur, tout de même Alors on apportera à chacun sa boîte, et chacun recevra, sous le papier de soie emballant mon petit larcin, le récit qui lui est destiné. M. Bogdanovic, par exemple, lui qui est l’un de mes préférés, il lira… il saura que sa vie a eu un sens, qu’elle n’a pas été vouée à une souffrance absurde, mais à un grand amour, et il pourra alors mourir en paix à son tour, délivré. Vous comprenez, maintenant ?
-Vous voulez dire que vous volez des objets de valeur uniquement pour qu’on ne manque pas d’apporter plus tard vos boîtes aux personnes sur lesquelles vous avez écrit ces… enfin ces romans… ?
-Oui, c’est à peu près cela… mais il y a d’autres raisons… d’autres raisons, marmonna-t-elle… voyez-vous, c’est plus difficile à expliquer, mais, pour écrire, il me faut quelque chose à suivre, une trace à humer… oui, c’est à peu près cela, une piste à flairer… j’ai besoin de tenir un de ces objets où l’être que je veux aider a mis de son coeur, de sa vie, de ses larmes… Ne me regardez pas ainsi, je ne suis pas folle. Je suis écrivain, je vous l’ai déjà dit, je crois. Mais pas comme vous… elle eut une moue de mépris… Vous, vous prenez bien des photos, mais c’est seulement pour jeter sur le papier, au hasard, des fictions montées de toute pièce, sans nécessité… de pures fictions que vous écrivez pour conquérir la gloire, ou votre propre estime, ou je ne sais quoi encore. Tandis que moi, je retravaille de vraies vies, je les remodèle dans leur argile même, je les réécris avec leur encre, j’offre à ceux sur lesquels je veille le roman de Leur vie, le récit dont ils ont vraiment besoin… à chaque être désespéré, à chaque créature déshéritée, j’offre le roman de sa vie, pour que son désespoir prenne un sens, pour que le malheur, en fin de compte, ne l’emporte pas.
Elle referma la chemise, remit en place la boîte, dans sa pile vacillante.
» Je m’aperçois que vous ne comprenez pas encore. Je vais vous sortir une autre boîte… »
Celle-là était étiquetée « Nathalie Mialhe, 111 bis, rue de la Lune d’eau ».
» C’est la boîte de Nathalie, la pauvre, elle a vraiment besoin de moi… Je lui ai volé sa bague de fiançailles… il a fallu que je la bouscule un peu, je crois que je lui ai fait un peu mal, mais c’est elle qui m’a relevée, après ma chute… elle était si inquiète, elle croyait que c’était sa faute, elle avait peur de m’avoir blessée… quelle sollicitude… noble créature… éperdue de reconnaissance, j’ai serré sa main maigre, la bague est venue facilement.
Pauvre fille, triste, pâle et sans rêves. Elle a été heureuse, un jour, elle a été fiancée, dans sa jeunesse. On ne se fiance plus aujourd’hui, mais elle, en ce temps-là, elle s’est fiancée… Une belle cérémonie, où on a échangé les bagues et bu du champagne. Le jeune homme était de son milieu, un fils d’épicier comme elle était fille de menuisier, mais il étudiait, lui. Un avenir superbe, il était étudiant en médecine, figurez-vous… bien sûr, peu après les fiançailles il est parti, avec une plus belle, plus riche, plus instruite, une future pharmacienne dont plus tard il a divorcé, d’ailleurs… et elle, ma petite Nathalie, toute pâle et maigre, elle est restée. Incapable de recommencer. Il y a des gens, comme ça, qui ne recommencent pas… c’est bien triste… c’est pour eux que je travaille, voyez-vous, pour ceux qui ne savent pas recommencer… Alors cette pauvre Nathalie, voilà, elle est restée toute sa vie célibataire, petite vendeuse aux fins de mois serrées. Chômeuse même sur la fin, vivant de petits ménages et d’allocations, encore plus pauvre, encore plus pâle, encore plus maigre. Imaginez cela, cette vie solitaire, difficile, étriquée, tendre pourtant… à la boulangerie, à la charcuterie, cela faisait mal de l’entendre toujours dire « mon neveu », « ma nièce », faute de pouvoir dire, comme les autres, « mon fils », « ma fille ».
-Vous espionnez aussi les conversations ?
-Bien sûr, que croyez-vous ? Je travaille avec sérieux. Je me documente. Je ne parle que de ce que je connais.
Enfin, cette pauvre Nathalie, qu’aurait-elle eu sans moi ? Je lui ai tout réécrit, j’ai tout recommencé pour elle. Le jeune homme, devenu un cardiologue très réputé, après son divorce d’avec la belle pharmacienne, se souvient de la douce Nathalie qui l’attend toujours, et cette fois il l’épouse. Ensemble, ils ont un fils, un garçon très beau et très brillant qui, devenu ingénieur, part s’installer à Vancouver. Le cardiologue meurt, Nathalie est seule à nouveau, avec, là-bas, ce fils à qui elle parle le dimanche sur internet, parfois, elle prend l’avion, puisqu’elle en a les moyens, et passe quelques jours à Vancouver, dans un excellent hôtel où son fils lui réserve une suite… très élégante, elle a appris l’anglais, pour pouvoir converser avec sa belle-fille charmante, avec ses petits-enfants très bien élevés, si prévenants…
-Vous trouvez cela mieux ?
-C’est très bien, oui. Une noble solitude, de l’aisance bourgeoise, de la nostalgie et de l’amour maternel, voilà ce à quoi elle avait toujours aspiré, et que je lui ai offert.
-Et ce qu’elle a éprouvé en constatant que sa bague avait disparu, vous y avez pensé ?
-Je sais, elle a souffert, je sais bien… mais sans la bague, comment trouver l’inspiration ? La bague contenait tout… nostalgie, conformisme, mièvrerie et tendresse… Il me faut des objets, des traces… je vous l’ai dit, je ne suis pas, comme vous, quelqu’un qui se nourrit d’imagination gratuite, je me loge dans le réel, je tisse ma toile avec de la vie. Douce Nathalie, tendre enfant, elle ne souffrira plus bien longtemps, elle retrouvera sa bague, et mon roman la rendra heureuse…
-Elle ne vous a pas soupçonnée ?
-On ne me soupçonne jamais…
-Pourtant, moi, tout à l’heure, je vous ai vue…
-Je me suis fait voir, c’est tout à fait différent. J’avais besoin de me confier, je vous ai choisie… avec votre petit carnet, votre appareil photo, vos allées et venues dans le parc de la Désirade, il y a longtemps que je vous ai repérée.
-Vous choisissez toutes vos proies dans le parc de la Désirade ?
– Dans ce parc… ou dans d’autres… j’aime les jardins publics, les roseraies, les allées obscures et fraîches C’est là qu’on rencontre les vies en attente, les créatures solitaires, les êtres qui vivent à côté d’eux-mêmes. Les bancs des parcs sont faits pour les accueillir, n’est-ce pas ? Vous le pensez, vous aussi, puisque je vous ai vue si souvent, vous-même, épiant et notant, capturant dans les allées de la Désirade tant de petits indices que vous tentiez ensuite de réutiliser…
-Et… il y en a combien, de ces boîtes à chaussures ?
-58, précisément, 58 seulement. Mon grand regret est d’avoir commencé trop tard. D’un autre côté, je n’aurais pas pu commencer plus tôt, puisque mon projet ne se justifie que par l’approche de ma mort… je n’aurais aucune envie d’écrire ces vies si je ne songeais pas sans cesse à l’imminence du moment où l’on ouvrira les boîtes…
-Il ne vous est jamais venu à l’idée que vos… vos proies… pourraient refuser votre don, jeter au panier ce… roman absurde que vous prétendez leur imposer… ?
Elle me regardait toujours en souriant, incrédule.
-Et puis qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce qu’un roman peut changer une vie ?
-Non, dit-elle. Les romans ne changent pas la vie. Ils sont la vie. Dès qu’ils existent ils prennent sa place. Les mots ont cette force que jamais les faits ne pourront avoir.
Elle avait l’air d’y croire. J’étais troublée. Entre mes mains je tenais la liasse intitulée : « La vraie vie de Nathalie Mialhe-Besson »… Je déchiffrai la première ligne : » Depuis qu’Antoine l’avait embrassée dans la serre, pendant le bal, Nathalie savait que son coeur n’appartiendrait jamais qu’à lui… » Quel style ! Cette idiote fourguait à ses victimes des vies à l’eau de rose, et n’en avait même pas honte…
-Et moi, est-ce que j’y suis, moi aussi, dans vos cartons ?
-Bien sûr, dit-elle, arborant toujours son sourire étrange de vieille prophétesse. Bien sûr. Vous vous souvenez peut-être d’avoir perdu l’un de vos carnets…
-Et… puis-je savoir ce que vous avez imaginé, pour moi ?
-Vous ne vous en doutez pas ?
-Une vie de midinette, avec robe de mariage à volants ?
-Ah, non, pas du tout, pas pour vous… non, vous, je vous ai faite vieille et ratatinée, édentée, à plus de quatre-vingt-dix ans, suivant les gens dans les parcs. Je vous ai imaginée épiant et pillant vos victimes, pour écrire leur roman avec une tendresse fade et enamourée. Je vous ai ainsi libérée de vos maux, de votre angoisse de la page vide, de vos hésitations, de votre incapacité à mener un récit à son terme, de votre sentiment d’inutilité et d’absurdité… ah ! ah ! semblable à moi, impudente, sotte et sentimentale et prolixe enfin, prolixe, voilà comment je vous ai fabriquée…
-Mais je ne veux pas. Vous n’avez pas le droit. Rien de ce que je suis ne vous appartient. Donnez-moi la boîte ! D’ailleurs je ne suis pas du tout écrivain. Rendez-moi mon carnet ! rendez-le moi, tout de suite ! Je n’ai jamais écrit aucun roman, vous m’entendez, aucun…
-Aucun, je sais… aucun… rien que des débuts, des tentatives toujours avortées de romancière manquée.
-Je ne vous permets pas !
Il ne lui restait qu’une dent de devant, elle riait noir et jaune sale… on aurait cru un cadavre à cet instant.
-Vous êtes là, c’est comme ça, vous n’y pouvez plus rien… absolument plus rien. Le roman a tout pouvoir, les mots sont la seule vie…
Et elle riait, riait… j’ai fouillé dans le désordre, renversant les boîtes, jetant tout…
Elle riait toujours. Elle riait de plus en plus fort, hystériquement, elle riait en crachant et en hoquetant. C’était répugnant.
Alors, comprenant à quel point elle était folle, irrémédiablement folle, j’ai abandonné. Je suis sortie. Dans la pièce obscure encombrée de cartons, elle riait encore. J’ai refermé la porte de la rue pour ne plus entendre.
De toute façon… sans doute tous ces dossiers étaient-ils vides, sans doute cette vieille folle n’avait-elle jamais écrit, de ses prétendus romans, davantage que quelques lignes rancies, quelques esquisses sans portée…
Comme moi… ai-je pensé, comme moi… et il m’a semblé comprendre pourquoi elle riait tant…
Étonnant …
Reflets dans un miroir …
Pourquoi ai-je tout de suite pensé, en vous lisant, à ces deux ou trois photos de vous vous prenant en photo ???
Oui, c’était un jeu de reflets.
Ton histoire est étrange, très prenante et se termine, je ne sais pas si je me trompe, par une cruelle auto dérision très surprenante….
AUtodérision, oui, la « raconteuse d’histoire » devient l’alter ego de la « voleuse », dérobant des morceaux de vie pour les « restituer » sous la forme du récit.
Je retrouve en vrac : la solitude, la mort, le sens de la vie, le rêve. Et puis ce sentiment final d’écrivain raté ressenti par la narratrice.
Autodérision, peut-être, en tout cas cette nouvelle n’est pas ratée.
Merci, Alain. tant de sentiments contradictoires en effet. Une page d’autobiographie imaginaire, peut-être.
j’ai bien aimé cette histoire à dormir debout
elle pourrait être l’introduction d’un gros recueil:
« Des nouvelles de Carole?
non des nouvelles du hasard. »
celui que Carole sait découvrir au coin des rues.
A dormir debout, oui, puisque je l’ai écrite comme on rêve. Et parfois le rêve glisse vers le cauchemar, bien sûr.
L’écrivain en voleur : une nouvelle très juste qui fait une peu peur !
L’écrivain en voleur : une nouvelle très juste qui fait un peu peur !
Il me semble qu’il y a quelque chose d’un « voleur » dans tout écrivain. Car il ne se nourrit que de ce qu’il « dérobe » à ceux qu’il observe.
Cette nouvelle me plaît beaucoup. Je dis toujours que « le conteur est un voleur » Donc je le comprends aussi pour l’auteur écrivain. J’ai tout lu avec grand intérêt Carole. J’aime les reflets et la confusion.
En général, je n’aime pas lire des textes très longs sur l’écran de l’ordinateur. Mais là, j’ai été captivée par cette histoire étrange, fantastique, un peu comme un rêve inquiétant…Bravo Carole!
Ah j’adore cette veille dame pas si indigne ma foi… Merci Carole !
Merci Jill.
C’est très fascinant…Quand le roman est plus fort que la vie c’est la vie toute entière qui est sublimée ! Merveilleusement écrit. Je suis dans le silence, j’écoute…la vibration des mots.
Merci Hécate, ce commentaire me touche beaucoup.
Sensationnel ! Non seulement cette vision de l’écriture est fascinante, mais en plus cette mise en regard de soi-même « vieillie et laide » est une véritable gageure ! Le lecteur va de surprise en surprise,captivé par cette méditation sur la nature du « roman » – au pied de la statue de Balzac.
Un contexte très surprenant et agréable, quand Barbara Cartland se croit ans son univers alors que c’est la vie sans fioriture qui s’affirme dans ton texte. Un peu comme ces personnes qui critiquent sans se rendre compte qu’elles parlent d’elles-mêmes. Mais tu es sans concession avec la narratrice obligée de comprendre. La lecture est fluide et le rythme captivant.
Étonnante histoire où tout se mêle un peu comme la vie au fond. Mais je crois qu’il vaut mieux des esquisses vivantes que des romans vides . Tu sais bien toucher l’inquiétant, l’absurde, le sordide comme le vrai, le beau, le touchant. Amitiés. Joëlle
Mieux vaut des esquisses vivantes que des romans vides : tu as bien résumé l’idée centrale, merci, Joëlle !
Je suis scotchée. Cette nouvelle est magnifiquement écrite et le personnage impitoyable est tellement révélateur de nos angoisses existentielles. Bravo Carole.
Merci Louv’. Ton commentaire me touche beaucoup.