Un sauvetage

Le vent soufflait fort ce soir-là. Et l’eau, en bas, était haute et sombre. Les pluies avaient été si abondantes en ce triste printemps… Je traversais la Loire comme chaque soir sur le pont Gabriel, me dépêchant pour pouvoir attraper mon bus, de l’autre côté, à la Graineraie. J’avais à peine remarqué devant moi cette vieille femme qui marchait très lentement, frayant difficilement son chemin contre le vent.

Parvenue au milieu du pont, elle s’est arrêtée. « Cette femme est épuisée, ai-je pensé, elle va s’écrouler… ». J’ai hâté le pas pour l’aider. Je l’ai vue vaciller. Puis prendre appui, voûtée, contre le parapet. Et brusquement se hisser, comme quelqu’un qui se décide enfin, trouvant des forces qu’on n’aurait pu soupçonner. Sur la pierre son vieux corps maladroit est resté un instant immobile, puis il a oscillé, hésitant, et s’est penché tout à fait, dans une dernière poussée… C’était donc cela…

L’eau s’est fermée dans un claquement brutal. Comme une porte.

Sous le pont, à l’endroit où le corps avait fendu le flot, on ne voyait plus rien. Puis une branche, noire et luisante, portée par le courant, s’est mise à tourner sur elle-même, happée par un tourbillon brun, avant de s’enfoncer à son tour. Ce n’est qu’une minute plus tard que j’ai vu reparaître la femme, très loin, très loin déjà. Elle vivait encore, elle tendait les mains, il me semblait même qu’elle appelait à l’aide, mais l’eau l’emportait si vite, si vite… Sur le pont encombré les voitures poursuivaient leur route, feux allumés, aveugles, sourdes et solitaires dans l’inextricable embouteillage… Demander de l’aide ? Qui se serait arrêté pour m’écouter ? Et à quoi bon parler, quand il fallait agir ? J’avais déjà perdu bien trop de temps, j’ai couru vers la rive.

J’ai jeté dans l’herbe mes chaussures et mon portefeuille. J’ai aperçu le 85 qui passait à cet instant sur le pont, avec son chargement de passagers debout qui ne me voyaient pas. Cela n’avait plus d’importance. J’ai couru, j’ai couru avec le fleuve, j’ai couru plus rapidement que le fleuve, et, quand j’ai été juste un peu en aval de la femme, je me suis élancé.

Le journaliste, plus tard, m’a demandé si l’eau était froide. C’est probable en effet, mais de cela je n’ai eu aucune conscience. Je n’avais plus à ce moment qu’une pensée : elle s’enfonçait. Là-bas je ne la distinguais déjà plus qu’à peine… un paquet sombre et inerte, plongeant dans le flot, reparaissant de plus en plus rarement à la surface.

J’ai nagé de toutes mes forces. La puissance du courant l’emportait sur mon effort. J’ai été pris d’une crampe violente. Je n’ai jamais été un bon nageur… La femme était incroyablement loin maintenant, elle n’était plus devant moi qu’un  point incertain et dansant.

J’ai regagné le rivage. Mes habits trempés collaient à mon corps raidi, j’étais hors d’haleine, je me suis affalé dans la boue. Mais aussitôt, épouvanté de ma faiblesse, de ma lâcheté peut-être, je me suis relevé, et j’ai repris ma course. J’ai couru, le plus loin possible vers l’aval. Il fallait prendre de l’avance, courir plus rapidement que le fleuve. Sur le chemin de halage, au-dessus de moi, un passant s’était approché. J’ai hurlé : « A l’aide ! aidez-moi, plongez avec moi, il faut la sauver ! » Il restait là-haut immobile, l’air stupéfait. Il a placé ses mains sur ses oreilles et il a distinctement crié, détachant chaque syllabe : « Im-pos-sible, je suis ap-pa-reil-lé ! »

Plus rien ne pouvait me surprendre ni me choquer, j’ai simplement continué à courir. Et je me suis de nouveau lancé en travers du courant. J’ai nagé, j’ai lutté, et cette fois, j’ai réussi à me placer face à elle. Je l’ai agrippée par les cheveux au moment où le courant l’a poussée vers moi. Ensuite, ensuite… je me souviens seulement de ce goût de vase, dans ma bouche, de ce poids écrasant qui m’attirait vers le fond… Puis j’ai vu l’herbe du rivage. De grandes massettes hochaient dans l’air gris leurs têtes blondes et souples. Elles avaient l’air de m’approuver… J’y étais arrivé, à la fin. Je l’ai tirée sur la grève comme un paquet de linge. Une flaque s’est formée aussitôt sous le  corps immobile, de fins ruisseaux boueux glissant silencieusement sur le gravier sale, retournant au fleuve sombre. Il m’a semblé qu’elle était morte.

Dans le ciel les nuages étaient devenus tout à fait noirs. Tout le froid du monde est tombé sur moi d’un coup. Cette fois, oui, j’avais froid, si froid. Sous un arbre à demi mort un chariot de supermarché était couché sur le flanc, enlisé dans la boue et les feuilles décomposées. Une petite sandale d’enfant en plastique transparent s’était accrochée dans les barres de fer. Elle était entièrement emplie de vase.

Je me suis évanoui.

Au fond de mon évanouissement j’ai entendu remuer des gens, j’ai senti qu’on se penchait vers moi, qu’on me frottait, qu’on me séchait, qu’on me parlait. Peu à peu j’ai repris connaissance. Les pompiers étaient là. L’homme aux oreilles appareillées aussi. C’était lui qui les avait appelés apparemment, car il se tenait fièrement parmi eux, parlant beaucoup, s’agitant, expliquant. 

La femme était toujours couchée, on s’affairait autour d’elle et on l’avait recouverte d’une couverture de survie qui crissait désagréablement à chaque geste des sauveteurs.

On m’a demandé si tout allait bien, j’ai dit oui, et j’ai réussi à me remettre debout dans mes habits trempés.

La femme allongée avait les yeux clos et ses cheveux pendaient autour de son visage en mèches lasses et sales. J’ai demandé si elle était morte.

Non, m’a-t-on dit, pas encore. – Est-ce qu’elle a une chance de s’en sortir ? Mais on l’emportait déjà sur le brancard vers la voiture des urgences, et personne ne m’a répondu.

On m’a demandé mon nom, mon adresse, mon numéro de téléphone, j’ai donné un rapide témoignage qu’on a transcrit sur un carnet à souche. On m’a prêté un pull de laine, pour remplacer le mien qui était perdu de boue, et on m’a dit qu’on me recontacterait. Le hurlement de la sirène a traversé le soir, l’ambulance est allée se perdre quelque part dans la ville.

Quelqu’un m’a aidé à marcher jusqu’au pont, à chercher mes chaussures sur la rive. Elles étaient toujours là, près du portefeuille ouvert, d’où s’étaient échappés quelques tickets d’autobus. C’était si incongru, ces bouts de bristol vert pâle des trajets quotidiens, un éventail dérisoire taché d’encre et de boue, jeté comme un jeu de tarot – est-ce qu’on le sait, où l’on ira ? est-ce qu’on peut le prévoir en partant, le voyage qu’on aura à accomplir ? – J’ai remis mes chaussures, mais je tremblais si fort que l’homme qui m’accompagnait a dû serrer lui-même les noeuds des lacets. Il m’a demandé si ça irait. J’ai dit que j’allais marcher, que cela me calmerait, qu’il n’y aurait aucun problème, et j’ai bien vu qu’il était soulagé, qu’il avait redouté d’être obligé de me raccompagner jusqu’à mon immeuble.

Je suis rentré chez moi en effet. Je me suis aussitôt couché. J’ai dormi longtemps, d’un sommeil étrange, douloureux, apaisant, qui m’écrasait comme une masse.

Le lendemain, au réveil, tout m’est brusquement revenu en mémoire avec la netteté des cauchemars.

J’ai tenté de surmonter mon malaise, j’ai essayé de réfléchir. Cette femme, pourquoi avait-elle voulu mourir ? Et pourquoi moi, avais-je voulu de toutes mes forces la sauver de cette mort qu’elle avait choisie, au point de plonger deux fois, de courir le risque de me noyer moi-même,  sans hésiter ? Etait-ce seulement de la mort que j’avais voulu la sauver, ou de tout ce qui peut amener un vivant à choisir la mort ? Au moment où j’avais plongé dans le fleuve, quand j’avais nagé de toutes mes forces, quand je l’avais ramenée à grand peine au rivage, je n’avais eu aucun doute : il fallait la sauver, elle devait vivre… et pourtant, elle, elle l’avait haïe, cette vie qui me semblait si précieuse. J’étais sûr d’avoir eu raison, j’aurais replongé de la même façon si elle s’était à nouveau jetée à l’eau devant moi, mais elle, elle avait jugé et condamné sa vie. De quel droit avais-je pris pouvoir sur elle ? N’avais-je pas commis une erreur, non, pas une erreur, cela ne pouvait pas être une erreur, mais du moins un abus, oui, un abus, peut-être ? Il y a, en Suisse, une association pourvoyant au désir de suicide de certains malheureux, malades, privés de tout espoir… j’ai lu cela dans les journaux… des gens se rendent dans ce pays pour qu’on les aide à mourir… on leur fait boire quelque chose… une potion létale, c’est ainsi que cela s’appelle… pas besoin de se jeter dans le fleuve, n’est-ce pas ? Il suffit de boire l’eau d’oubli. Nul sauveteur, ensuite, pas de retour au rivage, pour l’être qui a bu dans ce vase de mort… Il y a des gens pour trouver de telles dispositions justes et souhaitables… Cependant… cependant n’est-il pas évident, d’une lumineuse évidence, que toute vie vaut d’être vécue ? … pourquoi donc étais-je aussi sûr d’avoir eu raison ? Car j’en étais sûr, malgré tout, j’en avais été absolument sûr, au moment où j’avais plongé pour la deuxième fois…

Et pourtant… avais-je vraiment agi par générosité, avais-je vraiment voulu la sauver, elle, ou bien avais-je voulu me sauver moi-même de cette épouvante qui aurait été la mienne, de ce remords qui ne m’aurait plus lâché, si je ne l’avais pas fait ? Me sauver de ma lâcheté, de mon égoïsme, en somme ?

Qu’avais-je vraiment voulu, dans cet élan de tout mon être qui m’avait fait plonger deux fois, et nager jusqu’à l’épuisement – moi qui nageais si mal ?

Le téléphone a sonné. C’était un journaliste qui demandait que je raconte. J’ai dit non. Non je n’ai rien à dire. Je ne peux absolument rien vous dire. Et j’ai raccroché. Le journaliste a aussitôt rappelé, et, par lassitude, j’ai accepté de le rencontrer, devant le pont. Là, il m’a pris en photo, il m’a demandé de recommencer plusieurs fois l’histoire du double plongeon, il avait l’air de vouloir comprendre quelque chose de difficile, il m’a demandé des détails, il a pris des notes. Puis il a affirmé, d’un air profond, d’un air d’admiration sincère, que j’avais été réellement héroïque – héroïque, a-t-il répété, réellement héroïque, et il a refermé son carnet.

J’aurais voulu lui expliquer mon désarroi, j’aurais aimé lui poser à mon tour des questions, savoir ce qu’il pensait vraiment, mais c’était un jeune homme pressé, qui avait d’autres articles à écrire. Nous nous sommes serrés la main, je l’ai regardé partir sur sa moto, j’ai imaginé quel article il allait rédiger… les gens le liraient, on m’en parlerait au  travail, peut-être même qu’on dirait aussi que j’avais été héroïque… certains m’admireraient, d’autres seraient jaloux, c’est toujours ainsi, n’est-ce pas ? qu’est-ce que les gens peuvent comprendre à ces choses ? Ils oublieraient vite cette histoire, de toute façon.

Je suis revenu sur le pont. Le vent était tombé et le ciel était, au-dessus de la rive, d’un gris très doux, avec de grandes flaques de bleu. Mais les nuages étaient aussi noirs et épais devant moi que la veille. J’ai refait le trajet. Je suis allé jusqu’à l’endroit où j’avais vu la femme sauter. Le parapet était haut et lisse. J’ai caressé la pierre de la main. C’était un granit ancien et rude qui avait peut-être frôlé bien des désespoirs, précipité d’autres chutes. Qui pouvait le savoir ? On garde la mémoire des crues, mais jamais de ces morts que le fleuve emporte avec lui. En bas l’eau était brune, boueuse, une eau de désastres et d’inondations, âpre et haineuse, toute agitée de tourbillons sinistres.

C’est le surlendemain, un peu après midi, alors que je me préparais un café avant de repartir au travail, que l’hôpital a appelé. La femme allait mieux. Elle demandait à me rencontrer. L’infirmière avait pensé que je serais libre, peut-être, à la pause de midi, et, en effet, puisque j’étais chez moi, j’aurais peut-être quelques minutes ? L’hôpital n’était pas si loin… ce serait vraiment gentil, si je pouvais faire un saut avant de retourner au travail… Il faudrait, de toute façon, ne rester que très peu et ne pas trop parler, elle était si fatiguée. Pauvre femme… Si cela ne me dérangeait pas… Madame Fabian, chambre 224.

J’ai pris à regret le 85, au bas de mon immeuble, j’ai traversé le pont Gabriel, une fois de plus, heureux de la pluie battante et de la buée larmoyante qui empêchait de voir au-dehors, et je suis descendu presque au bout de la ligne, à l’hôpital. La chambre était au deuxième étage, en médecine interne. J’ai frappé doucement à la porte du 224. Une voix frêle a dit : « Entrez ».

A demi assise, soutenue par un grand oreiller, bien peignée et vêtue de blanc, elle m’attendait. Une reine, ai-je pensé, pas une noyée, une reine… et j’ai évité son regard. Le lit voisin était vide, nous étions seuls dans la chambre.

Elle a remarqué que j’observais le lit vide. « C’est une chambre double, en effet. Je n’étais pas en mesure de payer le supplément pour une chambre seule… Ma voisine est partie ce matin… sortie, comme on dit ici… Une femme très usée, vous savez, le coeur détruit, on l’a laissée partir… soins palliatifs à domicile… c’est ainsi qu’on sort d’ici bien souvent… son mari est venu la chercher… Je ne sais même pas son nom… Quelqu’un va sans doute la remplacer tout à l’heure, ou demain… ici un lit, fût-il un lit de mort, ne reste jamais longtemps vide…

Mais cela vous ennuie, peut-être, que nous soyons seuls pour parler ?

J’ai fait non de la tête. Cela m’ennuyait justement, et plus que je n’aurais su le dire, mais il ne m’était pas possible de me dérober. Puisque j’étais venu. Que j’avais accepté.

-J’ai supplié l’infirmière de vous appeler, elle ne voulait pas, elle disait que c’était mauvais pour moi, qu’il valait mieux attendre, qu’elle ne savait pas votre adresse… j’étais sûre qu’on l’avait notée, j’ai insisté, je voulais absolument vous voir. Vous voir, et vous parler aussi. Je ne sais pas si je dois vous remercier. Non, ce n’est pas pour vous remercier que je vous ai fait venir…

Je me sentais de plus en plus gêné et inquiet. J’ai demandé comment elle se sentait, si elle avait repris des forces Je m’entendais parler d’une voix sourde, hésitante. La chambre était trop chauffée, comme le sont presque toujours les chambres des hôpitaux. Tout de même, j’aurais voulu ne pas transpirer ainsi.

-Je suis bien maintenant, je suis calme. C’est surtout par charité qu’on me garde encore, je pense. C’est inutile, mais ils ont peur de me renvoyer chez moi. Je vis seule… Il est très difficile de vivre seule. Il est très difficile, pour certains, de vivre, c’est de cela que je voulais vous parler.

-Je comprends, ai-je dit rapidement, je comprends très bien. J’espère que vous ne m’en voulez pas. Et j’ai fixé mon regard sur la fenêtre. Il faisait sombre, si sombre que la lampe était allumée. Sur la vitre la forme à demi allongée sur le lit se reflétait bizarrement, flottant dans la lumière, tout près de mon visage fantomatique.

-Voyez-vous, continua-t-elle, c’est étrange, c’est très étrange, j’avais cru désirer la… fin.., mais… mais quand je me suis sentie disparaître, quand la mort est entrée dans mes poumons, froide et boueuse, j’ai su que je ne voulais pas d’elle, j’ai senti, de tout mon corps qui se débattait, que j’avais envie de vivre, et que j’allais lutter. J’ai compris que j’aimais la vie, malgré tout. Je ne savais rien, avant, je ne savais rien de moi, rien de la vie, rien de la mort. Je n’avais pas la moindre idée de cette implacable espérance, de cet instinct de lutte qui était en moi… vous ne m’auriez pas sauvée si j’avais vraiment aimé la mort, vous ne m’auriez pas ramenée vivante au rivage, si je n’avais pas mené ma part du combat. Alors, non, je ne vous en veux pas… enfin, pas de cela…

On entendait la pluie battre sa mesure pressée sur la ville. Le reflet blanc, contre la vitre, paraissait s’agiter et remuait les mains, là-bas, nerveusement.

-Vous m’en voulez tout de même…

-En quelque sorte, oui… c’est difficile à expliquer, peut-être. Mais, voilà, maintenant que j’ai vu la mort de près, et que j’ai senti, avec violence, dans toute l’horreur de l’agonie, que mon corps ne voulait pas mourir, que ma vie ne voulait pas disparaître, je sais que je ne pourrai pas… recommencer… Non, je ne pourrai plus… Mon corps a pris le dessus sur moi, la vie va continuer, car la vie a été plus forte que la raison. Or ma vie, essayez de comprendre cela, ma vie est affreuse, elle l’est, et pourtant… pourtant… Je ne vous en veux pas de m’avoir sauvée, car en me sauvant, vous m’avez révélé une vérité que j’ignorais, vous m’avez révélé qu’on peut de tout son corps être attaché à une vie que la raison juge effroyable, et il est bon de le savoir. Mais je vous en veux, tout de même, je vous en veux, de m’avoir fait perdre le courage… le courage de… le courage de mourir… non, ce n’est pas cela, c’est tout autre chose que je veux dire… c’est à moi-même que j’en veux, à moi-même, d’avoir si facilement perdu ce courage…

-Vous n’avez pas d’enfants ? pas de famille ? Personne pour vous aider ? Pas d’amis, pas de voisins ?

De quel droit est-ce que je l’interrogeais ainsi ? Elle ne voulait évidemment pas répondre et gardait le silence.

-Vous êtes une femme instruite, vous parlez bien, bien mieux que moi… vous parlez très très bien, vous êtes certainement ce qu’on appelle une femme supérieure, alors… vous pourriez… Je ne sais pas, vous pourriez voyager, vous pourriez lire, aller au cinéma, vous pourriez… vous pourriez même aider d’autres personnes, il y en a  tant qui ne savent ni parler ni écrire… enfin, la vie  que vous pourriez mener, j’essaie d’imaginer ce qu’elle pourrait être, mais c’est une belle vie, je pense, une belle vie, qu’une femme comme vous pourrait mener.

-Une belle vie… qu’est-ce que c’est qu’une belle vie ?.. non, la mienne ne l’était pas, ne l’a jamais été, ne pourra jamais l’être. Je suis d’ailleurs très pauvre. J’habite dans les HLM de la cité Vulcain, vous voyez…

-Nous sommes voisins, alors, ai-je dit, moi, je vis dans la tour Chronos…

-Tour Chronos ? ce grand bâtiment tout doré ? J’aime bien le regarder, les soirs de soleil couchant… en effet, nous sommes voisins…

Cette pensée a paru la réconforter, mais elle s’est de nouveau assombrie.

-Il y a la maladie, aussi. Je suis en très mauvaise santé. A mon âge… allez-vous dire. Mais, voilà, je suis vraiment en très mauvaise santé.

Je vous ai dit déjà que je vivais seule. J’ai quatre-vingt-cinq ans, figurez-vous. Chaque matin je me lève seule, je me couche seule, et je sais que je mourrai seule. Je suis si faible, tout m’épuise. Que puis-je attendre ? Je serai de plus en plus faible, et fatiguée, de plus en plus fatiguée, et toujours seule, de plus en plus seule… Imaginez, les efforts quotidiens, pour me lever, pour m’habiller – imaginez ce que c’est que d’enfiler des bas, d’attacher des souliers, de passer les manches d’un gilet, quand les doigts sont raides, quand les membres sont douloureux, quand chaque geste est maladroit, tremblant… -, et puis sortir, porter dans l’escalier les cabas de provisions… – car chez nous l’ascenseur est presque toujours en panne. Représentez-vous cette somme de petites actions de tous les jours devenues chacune un fardeau. Une somme incalculable de fardeaux, qu’on n’a plus la force de porter. Le temps se consumant en efforts dérisoires. Et la solitude, cette obscurité perpétuelle au creux du ventre, cette bête qui creuse, sans fin, sans fin, dans le corps en détresse, et qui rôde la nuit, empêchant tout sommeil. Et, toujours, l’angoisse, obsédante, douloureuse comme la faim…

Chacun peut dire « demain ». Mais moi, demain ? qu’ai-je à attendre d’un demain ? Demain ? Demain rien, des heures toujours plus noires et plus lourdes d’angoisse…, un mouroir à la fin, peut-être, si l’assistante sociale de l’hôpital me trouve une place, comme elle dit, une place…, comme si on avait encore une place, en ces lieux-là… elle m’a inscrite sur une liste d’attente… une liste d’attente, imaginez cela, d’attente…

Alors, vous, vous qui m’avez  sauvée, vous qui croyez à la vie, puisque vous avez plongé deux fois pour me sauver, puisque vous l’avez tant voulu, que je vive, vous, dites-moi, dites-moi sincèrement : une vie comme celle-là, une vie comme la mienne, vaut-il la peine de la vivre ? Et valait-il la peine de la sauver ? Franchir ce parapet, est-ce que ce n’était pas une conclusion logique, une conclusion valable ? Parlez, répondez… c’est pour cela que je vous ai fait venir…

Sa voix était devenue aiguë, presque agressive… Sur la vitre sombre le reflet blanc s’agitait et tremblait.

Et moi, accablé, je me taisais. Elle me scrutait, je le sentais, et je détournais les yeux. Bizarrement, j’ai eu l’idée qu’elle éprouvait pour moi une sorte de pitié. Elle a soupiré très doucement. Sa colère était tout à fait retombée.

-Alors, a-t-elle dit enfin, d’une petite voix enfantine cette fois, alors, Isul – c’est votre nom, n’est-ce pas, je veux dire votre prénom ? je l’ai lu dans le journal, ce matin – car on m’a montré l’article, bien sûr -, vous permettez, n’est-ce pas, vous êtes si jeune, que je vous appelle Isul ? Alors, voilà, Isul, puisque vous m’avez en quelque sorte rendu cette vie que j’avais rejetée, puisque vous m’avez remise au monde, je vous le demande, je vous le demande, Isul, vous qui m’avez traînée jusqu’au rivage : qu’est-ce que je vais en faire, de cette vie, qu’est-ce que je vais en faire, maintenant ?

Je l’ai regardée, pour la première fois je l’ai vraiment regardée. Je n’ai rien trouvé à dire, sur le moment, mais je l’ai regardée, vraiment, dans les yeux. Et j’ai eu l’impression que rien que ça, ça lui faisait du bien, parce que, dans ses yeux pâles, il y avait quelque chose comme l’éclat d’un sourire.

Cet article, publié dans récits et nouvelles, est tagué , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

28 commentaires pour Un sauvetage

  1. mansfield dit :

    Une belle rencontre, un questionnement sur soi et sur la vie, sur nos responsabilités et les conséquences de nos actes.

  2. Très profonde réflexion sur un sujet délicat, très intéressante question que je me suis déjà posée : a-t-on le droit de voler sa mort à quelqu’un ?
    Car, à mon sens, en agissant de la sorte, c’est en définitive un jugement que nous portons sur la décision prise par celui qui estime que poursuivre sa route lui est devenu intolérable.
    Et, personnellement, je trouve inopportun – euphémisme ! – de porter un jugement sur qui que ce soit.

    Comprendre, pas juger, prônait déjà Spinoza.

    De sorte qu’au questionnement existentiel que votre texte invite, je n’ai toujours pas LA réponse …

    • carolechollet dit :

      Moi non plus, je n’ai pas la réponse. Même si je crois que l’affection et la générosité, le simple fait de pouvoir dire « ensemble » peuvent l’emporter sur presque tout.

  3. Tout autre chose : je lis que d’après les « calculs » de votre hébergeur, je vous aurais laissé le commentaire ci-dessus à 5,52 H.
    Il n’en est évidemment rien !
    Il est, en Belgique, 7, 56 H. quand je rédige celui-ci !
    Il m’étonnerait qu’entre nos deux pays il y eût deux heures de décalage …

  4. almanitoo dit :

    Cette belle histoire pose bien des questions que nous nous sommes tous posées un jour ou l’autre et qui je crois ont autant de réponses que d’individus, d’ou l’absurdité d’une loi éventuelle concernant cette » mort assistée » proposée( et vendue) dans certains pays.
    J’ai été confrontée au suicide et à la fin de vie de deux de mes proches, ces questions font encore partie de ma vie des années après et c’est pour cela que j’ai tant aimé ton récit plein de délicatesse ou la vie resurgit à chaque instant.

  5. jill bill dit :

    Contente de te suivre ici aussi Carole…. je lirai ceci ce soir…. Bien amicalement, jill

    • carolechollet dit :

      Sur ce blog, les textes seront longs, mais je n’en publierai qu’un ou deux au maximum par semaine : on peut prendre le temps. C’est justement ce changement de rythme que j’ai souhaité : aller moins vite, prendre le temps d’explorer des idées ou des pistes de récit…

  6. jill bill dit :

    Voilà qui est fait côté news…. ouf ! Bonne semaine Carole, jill

  7. Anne-Marie dit :

    La vie, la mort, choisir de vivre même diminué ou préférer la mort, toutes les questions que l’on est amené à se poser…

  8. Alain dit :

    Doit-on arrêter sa vie lorsque l’on en a perdu le sens ? Question existentielle complexe posée par ce récit.
    Comme nous tous, je ne suis pas certain de posséder la réponse. Je pense toutefois que l’on en arrive à perdre sa propre dignité, il est permis de douter…

  9. Cardamone dit :

    Très fort, très émouvant au creux du ventre. Une histoire auréolée d’intelligence et d’humanisme, j’aime beaucoup. Mais est-ce que tu ne devrais pas chercher un éditeur? à partir d’une certaine longueur, la lecture sur papier est plus agréable je trouve… (tu me diras je peux toujours imprimer…)

    • carolechollet dit :

      Je pourrais te faire le même commentaire, Cardamone !
      Là, je commence, alors un éditeur… c’est tout de même prématuré, non ? De plus je ne crois pas qu’un écrivain inconnu puisse faire éditer autre chose qu’un roman, donc on verra ça plus tard. En ce qui concerne mon travail actuel, au bout d’un moment, je constitue des recueils et je les fais moi-même imprimer, cela me permet de les offrir et en effet c’est plus agréable à lire. C’est en cours pour mes albums du blog (j’en ai imprimé un et pour les autres c’est en train de se faire – je ne vais pas vite…), et je le ferai pour les récits et nouvelles également. Mais en fait, il faut… du temps ! pour écrire, pour éditer… sans oublier les obligations familiales et professionnelles, pas facile…

  10. Jamadrou dit :

    Coucou Carole
    De Miletune, je viens chez toi.
    oh! oh! émouvant ce texte
    du vécu? tu n’as pas peur de l’eau froide alors?
    à bientôt sur tes chemins de poésie.
    Amicalement.

  11. louv' dit :

    Tout a été dit, Carole. Même si personne n’a la réponse aux questions posées, je partage ton avis sur l’espoir, et surtout le mot « ensemble ». Très bel écrit, vraiment.

  12. Valentine dit :

    Super dangereux de plonger dans la Loire ; je suis ébahie qu’il s’en soit sorti… Et une femme si âgée ! Mais c’est ce questionnement sur le « pourquoi » qui est important et qui alerte, ainsi que l’élégance toujours parfaite du style. Bravo Carole.

  13. Catheau dit :

    Le début de votre texte m’a fait penser à La Chute de Camus. Mais ensuite votre récit s’infléchit vers tout autre chose que j’ai bcp aimé.

    • carolechollet dit :

      Il y a bien sûr un point commun avec La Chute, mais je crois que mon personnage est un « anti Clamence », à tous égards. Je l’ai appelé Isul, en réalité il s’appelait Anis. Vous avez peut-être lu ce fait-divers dans Ouest France en octobre de l’année dernière ?

  14. Quichottine dit :

    Que de questionnements…!
    Je ne sais ce que j’aurais moi-même fait ou pensé, je nage encore plus mal.

    Mais j’ai aimé que cette femme soit sauvée, que la fin soit si belle.
    Oui, je suis sûre qu’ils trouveront !

    Passe une douce journée, Carole.

Répondre à carolechollet Annuler la réponse.